lundi 26 décembre 2005
« Le tissu de Dickens »
in Propos - Alain
Alain a extrêmement bien exprimé la conception dickensienne du roman par la métaphore du tissu, mais aussi par celle de la ville. Une ville a un centre, d’où partent toutes les rues et les artères de la cité ; la ville se propage à partir de ce centre ; de même, un tissu qui est constitué de fils entrecroisés les uns avec les autres. Dickens est grand parce qu’il est capable de construire un univers qui a des « lézardes » ou des brisures, un univers dans lequel les choses peuvent être abîmées, un univers broussailleux, pas un univers créé selon un plan (même si les romans de Dickens ont une solide architecture), ordonné en fonction d’un ordre sans faille et sans défauts, hypothétique double d’une raison froide, précise, sans tache, ne délivrant que la vérité formelle et abstraite des cadavres ou des choses qui n’existent pas. Les choses surgissent devant nos yeux de leur source, naturellement (elles donnent cette illusion). Le génie de Dickens est de faire naître la vie, de donner à ses fictions une vie aussi réelle que la « vraie vie ». Cela ne tient pas à une construction artificielle mais à un travail de gestation qui paraît naturel, travail qu’il nous livre à contempler au fil des pages.
« Il est profondément vrai que les lézardes soutiennent l’imagination (…) » : l’imperfection et la déchéance des choses obligent l’homme à inventer, à construire sur des ruines, à user de ce qui est et à pallier les manques et les défauts. Il s’appuie sur le hasard qui préside à la vie des êtres et des choses pour exister, quand celui qui pense, scientifique ou philosophe, fait comme si tout n’était que nécessité, ancrée dans l’invincible raison qui a toujours des raisons, en oubliant que la raison vient toujours a posteriori. Le sujet ne vit jamais dans une perspective clôturée par la nécessité. Lorsque nous nous levons, que nous sacrifions à chacun des actes de la vie prosaïque, nous ne ressentons jamais le poids de la nécessité : nous ne savons pas quel est le plan de notre vie, ni de celle des autres : nous ne choisissons donc jamais parfaitement les moyens de nos fins, ni celles-ci. Les choses découlent de nous-mêmes sans que nous les comprenions comme des émanations de notre caractère, comme des nécessités de notre complexion, mais que nous ne ressentons que rarement comme des nécessités. Pourtant, peut-être qu’un observateur extérieur de notre existence, à la manière du lecteur des romans de Dickens, pourrait prévoir ce que nous allons faire et devenir, et trouver que notre existence nous « va bien ». L’art de Dickens est de nous donner à voir de l’extérieur et de l’intérieur ce que nous ne voyons pas toujours ou pas très bien lorsqu’il s’agit de la vie.
« J’ai toujours remarqué dans cet auteur la même manière de décrire Venise ou les Alpes, toujours par le sentiment de quelque chose qui cloche quelque part, d’une chaise boiteuse, ou d’une poutre qui porte à faux. D’où l’on voit sortir d’étonnants bonshommes, et des grimaces effrayantes ; ce sont des crevasses animées, la nécessité les marque. Bien sûr que si l’on vit à l’hôtel, avec ascenseur et chambre vernie, on arrivera à voir toutes choses et les hommes symétriques comme ils ne sont pas. C’est alors que les pensées se séparent des objets, et que les ornements s’ajoutent au style comme les bagues aux mains. Les passions ne sont plus racontées ; on n’y croit pas. Il ne fallait que regarder mieux la première grimace ; sait bien que cet homme au col tordu ne peut avoir que des pensées de pendu. La terreur arrive avant l’événement. Ce genre de pressentiment, cette tragédie des signes, c’est le fond des romans de Dickens. On se trouve aussitôt plongé dans la nuit des hommes. L’embûche est tendue dans le roman même ; et j’ai remarqué que, quand on le lirait dix fois, l’attente est toujours trompée. On voudrait dire à l’homme sinistre : "Mais frappe donc !" A ce moment même, l’homme sinistre se dissout parmi les ombres. Ce jeu tragique, qui n’a point d’égal, est exactement le contraire de ce qu’on trouve au roman policier, où l’on commence par le cadavre. Et peut-être faut-il dire que la raison du commissaire, comme celle de toute administration, est la raison renversée. La vie descend des causes aux effets, et les pensées vivantes sont des pressentiments. »(1)
Dickens est qualifié de « dieu impassible qui décrit». Il épouse les mouvements de la vie, de l’âme, s’attachant aux pensées et aux actes de ses personnages, comme une ombre qui ne bronche pas. Il n’explique pas, il donne plutôt à voir et c'est cette vision qui justifie. La nécessité n’est pas celle, factice, de la raison qui reconstruit, mais celle des êtres – et des choses elles-mêmes.
(1) Bibliothèque de la Pléiade, pp. 1306-1307.

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