mardi 31 janvier 2006


Harvey est un lapin imaginaire... ou pas.
Qu'est-ce qu'un pooka, me direz-vous ?
Vous le saurez en regardant ce charmant film d'Henry Koster où le grand et magnifique James Stewart est en vedette, dans le rôle d'un doux rêveur, dont on ne sait s'il est fou ou très sage (ce qui revient au même, parfois), aux côtés de Josephine Hull (une des vieilles dames d'Arsenic and old laces). Le film est une adaptation d'une pièce de Mary Chase.

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"Puck :
In medieval English folklore, a malicious fairy or demon. In Elizabethan lore he was a mischievous, brownielike fairy also called Robin Goodfellow, or Hobgoblin. As one of the leading characters in William Shakespeare's Midsummer Night's Dream, Puck boasts of his pranks of changing shapes, misleading travelers at night, spoiling milk, frightening young girls, and tripping venerable old dames. The Irish pooka, or púca, and the Welsh pwcca are similar household spirits."
Encyclopædia Britannica

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En parlant d'Henry Koster, me vient à l'esprit un autre film de lui que j'affectionne particulièrement, The Bishop's wife (Honni soit qui mal y pense) où Cary Grant
(toujours lui !) interprète le rôle d'un ange pour le moins facétieux qui surgit dans la vie d'un couple en difficulté.
Loretta Young me semble sur le point de succomber à cet ange peu orthodoxe. Je l'y encouragerais presque...
La représentation et le double : A la manière de la croûte terrestre constituée de plaques, ou à la manière dont un texte peut être tissé, nous aimerions fournir une palette de couleurs possibles pour rendre les sentiments et les idées de l’âme humaine aux prises avec le réel. Cette palette pourra constituer en quelque sorte une grille de lecture pour les textes philosophiques ou littéraires qui seront soumis à notre étude. Bien sûr, elle n’a rien de scientifique, et ne repose que sur notre manière propre d’appréhender le champ lexical du tragique et du philosophique. Le contact que l’homme a avec la réalité passe par la « représentation placentaire » qui permet les échanges entre lui et le monde. Cette représentation peut être d’ordre rationnel, fantasmatique (imaginative) ou sentimentale. Ou encore tout à la fois. L’homme s’approprie donc le monde par :
  • la représentation qu’il s’en est fait
  • l’interprétation qu’il en donne
  • l’action qu’il exerce sur lui
Ces trois moments principaux se conditionnent réciproquement les uns des autres. En tout cas, ils ne sont pas juxtaposés mais coordonnés. La représentation est l’élément central de sa relation au monde et la condition sine qua non de son appropriation. 1) L’homme interprète avec sa raison et avec les catégories que cette faculté sécrète :
  • le sensé / l’absurde
  • le raisonnable / le déraisonnable
  • le rationnel / l’irrationnel
  • dramatique (théâtral) / mécanique
Trois couples de catégories qui reflètent l’ordre que la raison impose au monde. Il peut aussi l’interpréter en fonction de ses croyances, de ses désirs, de ses besoins, mais il a besoin de sa raison pour justifier et étayer cette interprétation. L’interprétation donne le sens du monde. 2) L’homme (se) représente avec sa raison, ses sens et ses sentiments, et le monde lui apparaît :
  • comique / tragique
  • risible / attristant
  • ridicule / grand – respectable
La représentation donne le ton du monde, qui sera de nature à engendrer en l’homme l’optimisme, le pessimisme, le pathétique ou le tragique. 3) L’homme agit avec :
  • gravité
  • sérieux
  • frivolité
  • dérision
  • tragique

conformément à sa représentation et à son interprétation de l’univers. L’action donne la valeur et la profondeur que l’acteur attribue au monde. Avant d’expliciter ces différents aspects, posons le schéma suivant qui nous permettra de commenter et d’expliquer chacun des concepts :
L’abscisse symbolise l’échelle où se positionnent les critères (subjectifs) qui servent à nous représenter le monde. L’ordonnée supporte les catégories (censées être objectives) qui nous aident à construire une interprétation raisonnée du monde. L’abscisse et l’ordonnée nous permettent de distinguer des couples de notions, le mot et son contraire, qui se font face, comme dans un miroir. Les deux diagonales donnent une image de notre champ d’action, notre manière d’arpenter, de couper et d’utiliser le réel. Elles se coupent en un point qui correspond à la position de la notion de « grave », centre de gravitation du réel, sorte de tare dans notre balance imaginaire. Le frivole, le sérieux, le tragique et le dérisoire sont un peu les points cardinaux qui orientent notre action. L’intersection de l’abscisse, et de l’ordonnée dessinent quatre rectangles qui désignent quatre tons ou « goûts » du réel. Les quatre tons se font face, soit en vis à vis, soit en diagonale. Le pathétique est le refus du combat, l’écrasement d’un sujet, à la différence du tragique qui, bien que sans espoir, entretient la lutte. Le pathétique et le tragique sont toujours le fait d’un sujet. Le pathétique et le tragique ont cette autre chose en commun, qu’ils sont du côté déraisonnable de la représentation, tandis que l’optimisme et le pessimisme sont du côté de ce qui peut être dit ou expliqué par la raison. Le pessimisme serait un tragique qui aurait cessé de l’être, dont la tension aurait été apaisée par la raison. L’optimisme pourrait être perçu comme un pathétique ayant bien (mal ?) tourné. Le pessimisme et l’optimisme sont des contraires, des perspectives qui gouvernent en ordre inverse de l’autre, Le pathétique n’est pas de manière aussi parfaite ou flagrante le contraire du tragique. Le pessimisme et l’optimisme, vassalisés à la raison, font front contre le tragique et le pathétique, non domestiqués par cette même raison. Mais l’optimisme et le pathétique vont de pair contre le pessimisme et le tragique, dans la mesure où le premier couple se situe du côté du rire, d’une certaine joie, tandis que le second est du côté des larmes ou de la tristesse. Précisons que le rire ou les larmes n’ont pas la même qualité en haut et en bas, en fonction de leur rapport positif ou négatif à la raison : le rire appuyé par la raison est un rire sans arrière-pensée, un rire franc bien que, peut-être, un brin dramatique, c’est le rire de l’optimiste qui se réjouit de tout ce qui chatouille son imagination. Ses rires sont appelés par des situations comiques et risibles. Le rire délaissé par la raison est pathétique, parce que mécanique, et on peut le qualifier de jaune : on rit pour ne pas pleurer. Est pathétique l’homme qui, à la différence de celui qui incarne le tragique, fait pitié ou rire par sa petitesse. Son rire est associé au ridicule d’une situation. De même la différence de qualité des larmes du pessimiste et du tragique. Le pessimiste a encore et toujours la raison pour lui, dans son malheur même, tandis que le tragique est seul. Les larmes du pessimiste sont des larmes de dépit ou de rage, de quelqu’un qui pleure sur soi, tandis que celles du tragique sont des pleurs d’épuisement et des larmes offertes au monde, pour rien. L’homme, en fonction du goût ou du ton qu’il trouve à l’univers, agit plus ou moins profondément dans ou sur le réel. La gravité est au centre de notre schéma, car c’est la seule manière possible d’aborder le monde, en tout cas immédiatement ; elle en est le premier niveau, car le monde doit peser ne serait-ce qu’un gramme pour exister à mes yeux. Le sérieux est le fait de l’homme optimiste qui croit au réel raisonné, ordonné, rationalisé ou rationalisable. Cet homme-là vit dans un monde où les choses, les êtres et les événements sont à leur juste place. Le sérieux adhère aux choses et leur ajoute du poids. Le monde de l’homme sérieux est un bloc de granit dans lequel il taille La frivolité est l’attitude de l’homme pathétique, qui palpite à la surface du monde et de son moi. L’univers du frivole est léger et superficiel. Le pessimiste est un être qui a beau jeu d’être cynique et d’user de dérision (il suffit de penser à Schopenhauer ou Cioran). De même que dans le cas du sérieux, la raison permet à l’homme de s’enkyster dans le monde, de même la raison permet de s’en détacher et de le traiter avec dérision. La parenté du terme avec l’illusion et sa signification de « trop insignifiant pour être pris en considération » illustre notre idée selon laquelle, dans le pessimisme le monde est tenu pour « moins que rien » (puisqu’il n’est pas en faveur de l’homme), l’on peut donc se jouer de lui. A voir le rectangle en bas à gauche, on s’aperçoit de la triple présence du tragique. S’agit-il du même ? Oui et non. Le tragique comme un certain type d’action et de profondeur du réel, le tragique comme représentation du monde et le tragique comme ton. C’est l’action qui détermine la profondeur du réel qui, en lui-même n’a ni poids ni couches, et le dédouble en quelque sorte. Le tragique comme représentation correspond à une certaine configuration de ma représentation, de mon interprétation et de mon action. Cette configuration est unique : celle d’un être singulier alourdi par une expérience, un vécu face à des circonstances tout aussi singulières et inimitables. La métaphore théâtrale, avec sa scène, sa mise en scène, et surtout ses éclairages est propice à nous faire comprendre cette configuration qui, telle la configuration céleste désigne la place de chaque astre. La configuration de l’univers a comme équivalent la complexion de l’individu, entendue dans le sens où l’entendaient les anciens.
Siegfried Kracauer conclut son essai sur le roman policier en affirmant : « La fin du roman policier est la victoire incontestée de la ratio – une fin sans tragique mais teintée de cette sentimentalité qui est l’un des constituants esthétiques du kitsch. » Le philosophe a raison pour une part, mais pour une part seulement. En effet, il suffit de lire les romans policiers de William Irish pour se convaincre que, si la raison remet en ordre le monde, les ombres ne disparaissent pas complètement pour autant. On pourrait nous objecter que les romans d’Irish sont moins des policiers, des hard boiled ou des polars, que des romans noirs ou blêmes, mais la structure en est néanmoins celle de l’enquête et de la résolution finale du ou des problèmes initiaux. En outre, une fin sans tragique n’implique pas pour autant que le tragique ne soit pas diffus dans le reste de l’œuvre, et demeure en suspension, une fois le livre achevé. Même dans le roman policier type – s’il en est – ce qui a été cassé ou détruit n’est jamais réellement remis en place ou replacé : rien ne sera plus comme avant.
lundi 30 janvier 2006

Lorsque je vais à Paris, je déambule en priorité dans les librairies. Je me soûle de livres, à défaut d'enfiler whiskies et compagnie. Je fais ma tournée des librairies. J'ai une bien mauvaise nouvelle pour les non-parisiens, qui ne lisent pas la presse, peut-être : l'ancienne lirairie des P.U.F - qui ne portait déjà plus ce nom et qui avait été sauvée une première fois - a rendu l'âme. Elle va fermer ses portes très prochainement pour laisser la place à une boutique de fringues. En plein cœur de la place de la Sorbonne, ma chère Sorbonne. Je tremble pour VRIN, la célèbre librairie philosophique. Que de tristesse d'entrer dans une librairie désertés par les livres. Je ne sais qui nous devons blâmer. Sûrement sommes-nous tous coupables... J'ai ramené plein de livres dans ma valise, dont le Sherlock Holmes des Moutons électriques.
Quel beau livre !!! Je l'ai à peine feuilleté mais je vais le caresser et le dévorer, ce soir, dans mon lit. J'ai également trouvé un recueil de nouvelles de Conan Doyle ayant trait au monde médical auquel il appartenait. J'ai lu quelques nouvelles dans le train et je suis sous le charme. La lampe rouge désignait l'enseigne des médecins généralistes à l'époque victorienne.

Je suis une lectrice assidue et admirative de Jane Austen. Je me languis toujours du second volume de la Pléiade, qui se fait très attendre... Les livres de la Pléiade sont des coquets. Espérons qu'il sortira avant ma mort. Je ne suis pas la seule, il faut croire, à priser fort le style de Jane A. ! J'ai commandé le DVD du téléfilm produit par la BBC. Je n'ai pas encore eu le temps de le visionner, mais mon préjugé est favorable si j'en crois les éloges de certains. Il me semblait naturel de voir le film de Joe Wright. Encore un cinéaste que je n'ai pas le plaisir de mieux connaitre. L'affiche du film attire l'oeil et n'est pas mensongère : elle dit l'esprit élégant du film. Contrairement à la dernière adaptation d'un classique anglais que j'ai eu l'heur de voir, ce film est parfait. Rien de moins. La mise en scène est intelligente, la réalisation somptueuse : il y a des plans continus d'une hardiesse à couper le souffle. Que dire de la scène du bal qui représente à elle seule des difficultés sans nombre pour la caméra ? Le travail de la photographie est impressionnant. J'ignore comment l'on peut donner naissance à un tel prodige. Les décors sont magnifiques, aucun acteur n'est déplacé dans ce jeu subtile de l'amour et de l'intelligence ; l'esprit austenien est respecté. Il y a une puissance joyeuse dans ce film qui sourd et pourtant ce monde-là n'a rien d'idyllique. Se marier pour une femme, à l'époque, était la seule ambition raisonnable. Et, si possible, avec un homme ayant une fortune... Difficile d'être romantique dans ces conditions. Et pourtant... Avec la meilleure volonté du monde, je ne saurais faire grise mine. Keira Knightley est une Elizabeth Bennet presque trop belle (j'imaginais l'héroïne d'Austen bien moins gracieuse) mais elle porte le film avec l'élan de sa jeunesse. Son charme réside, entre autres, dans le petit défaut de la numéro 22 (entendez sa dent numéro 22, en léger décalage avec les autres). M. Darcy, quant à lui, est sûrement une image possible de l'homme idéal : un homme qui ne sait dire les mots d'amour que la mâchoire crispée ; un homme loyal, généreux et sensible à l'extrême ; un homme qui ne sentimentalise pas pour rien mais néanmoins un homme romantique. Que le goût de l'amour d'antan devait être doux ! Que l'amour donnât de l'esprit et de la noblesse me paraît la moindre des choses. Ma scène préférée : le baiser que dépose Elizabeth sur la main de M. Darcy, lorsqu'il la demande en mariage pour la seconde fois.
Et que dire de ce baiser non épanoui lorsque leurs deux front se touchent et que la pudeur les retient ? Je suis une néo-romantique. Je n'y puis rien. Nous touchons au sublime dans ces instants.

Je dédie ce billet à Guérine, sans qui je ne serais peut-être pas allée voir ce film. Tout choix est un deuil et il y a tant à découvrir en ce bas monde... Mille mercis à elle pour sa suggestion qui a atteint sa cible, au-delà de ses espérances. Je suis heureuse qu'elle ait pensé que ce film me ferait de l'effet, cet effet : cela signifie que j'exprime assez justement ce que je suis ou crois être, dans ce JIACO. Je suis allée le voir, samedi, au MK2 Odeon, à la séance de 16h15.
Dieu merci, il était en V.O. Depuis cette date très précise, les personnages me tannent. J'ai la gorge serrée. J'ai très peur d'en mal parler, car je suis incapable de restituer l'émotion qui fut mienne. A trop y penser, je n'ai qu'une envie : pleurer. Je me suis sentie très nouille, avec mon visage boursouflé de larmes à la fin de la séance. Ce n'est pas très classe de se moucher dans son écharpe, vous me l'accorderez. Et puis il y a cette honte : que les autres voient votre faiblesse... De plus, le film ne se prête pas à ce dégoulinage.

D'abord une nouvelle que je n'ai pas encore lue mais achetée. Une nouvelle écrite par une inconnue (pour moi), E. Annie Proulx. Je suis impatiente de découvrir si le film d'Ang Lee est conforme à l'oeuvre originale et si je vais y découvrir d'autres secrets de ces deux héros, Heath Ledger dans le rôle d'Ennis Del Mar et Jake Gyllenhaal interprétant l'impétueux Jack Twist. Le film nous montre une histoire d'amour qui s'exprime sur une vingtaine d'années. Les deux amants se retrouvent une semaine deux ou trois fois par an. Entretemps, ils vivent en sourdine. Cela suffit à la plupart des gens, dans le fond. Hélas. Deux hommes, un peu cow-boys, très paumés et fauchés : l'un est orphelin, l'autre est incompris de ses parents. Cela revient au même. Ils sont frères de solitude. Une rencontre au coeur de la nature et de l'oubli du monde. Ils gardent des troupeaux de moutons. Mille bêtes. Un geste, une nuit. Refusé par l'autre, puis finalement consenti, dans une certaine brutalité. Mais ne vous y fiez pas : le geste violent n'est qu'un bâillon pour ne pas dire ce qui est à l'oeuvre entre les deux hommes. De l'amour. Comme ça, qui vous tombe dessus. Dégringolade. Celui qui se défend (Ennis) lutte contre une révélation sur lui-même, qui met en péril ce qu'il imaginait être son identité. L'autre, Jack, sait déjà et accepte. Personne n'a tout à fait le choix de ses passions. L'un plus solitaire et peu loquace donne l'impression que ses sentiments sont coincés dans sa poitrine et ne peuvent jamais franchir le barrage des dents et de la bouche. Alors, il cogne quand il a trop mal de ne pas dire ce qui le meut à l'intérieur. L'autre, plus honnête avec lui-même, plus à l'aise avec ce qu'il est, le bouscule, mais avec délicatesse. Cette disharmonie entre les deux est le secret de leur entente. Deux hommes qui s'aiment en 1963, c'est le risque d'être lynché et pire. L'atrocité est évoquée et montrée en une simple image. L'homme émasculé fait pendant au mouton éviscéré dans le cours du film. La sauvagerie des hommes est moins acceptable que celle des bêtes. Truisme. Un homme tué parce qu'il aimait, autrefois. Ennis pense que leur destin pourrait être le sien.

D'ailleurs rien ne nous dit que l'un d'entre eux n'adoptera pas cette destinée... L'amour est beauté. La dernière scène du film, lorsque Ennis touche la chemise de Jack, enfin sa chemise que Jack lui avait dérobée, me brise. Que de gâchis ! Ennis n'a pas eu la force d'assumer leur amour ou peut-être n'a-t-il simplement pas eu le courage de s'avouer ce qu'il ressentait. Cet amour me semble lui apparaître tout entier lorsqu'il est trop tard. Paradoxe d'un amour qui est né complet une nuit. L'amour n'est ici pas construction, jeu des petits pas, tentatives d'approches. Il est d'un coup. Je crois savoir que, parfois, il vaut mieux ne pas savoir à quel point l'on aime l'autre. Devant le risque de se perdre, il convient de temps en temps d'adopter une forme de cécité. L'un des passages que je conserve en mémoire immédiate est la rencontre entre Ennis et les parents de Jack. La mère de ce dernier, petite femme sans importance, est peut-être l'un des personnages les plus émouvants du film. Son rôle est minime mais l'amour qu'elle exprime est troublant. De même pour la femme d'Ennis qui sait et ne dit rien, souffrant en silence. Longtemps. Son mutisme est remarquable. Il est évident que l'amour de son mari, sa passion pour un autre homme, la heurte mais il semble que son amour à elle pour lui ne soit pas atteint pour autant. Au-delà de la rupture demeure une attente de cette femme face au silence de l'homme. La principale qualité de ce film réside justement dans son silence. La mise en scène, la réalisation suggèrent au spectateur des faits qui ne sont ni montrés ni évoqués, mais que les personnages portent en eux. Il y a un remarquable sens de l'ellipse qui contre toute velléité de pathos. Un exemple fort : la carte postale qu'Ennis envoie à Jack et qui lui est retourné avec une atroce balafre : un coup de tampon qui lui signifie son "décès". Ce refus d'un exutoire par des images trop fortes ou sentimentales nous contraint à exprimer plus violemment nos propres affects face à cette histoire belle et triste.
vendredi 27 janvier 2006

"Pourtant ce ne sont que des personnages de fiction,
ce n’est qu’une histoire trop belle pour être tout à fait vraie.
N’y a-t-il que les imbéciles qui aiment ?
N’y a-t-il que les gens réputés intelligents qui supposent que la moindre trace de guimauve soit un crime contre l’esprit, contre la pensée ? Faut-il toujours se justifier d’aimer le rêve ?Il y a toujours de la gêne de la part des gens à avouer qu’ils aiment se sentir sentimentaux, comme si l’intelligence véritable ne s’attardait pas à la contemplation de ce qu’ils appellent des clichés, des stéréotypes, à moins de se désavouer.
Justement, je suis une spécialiste en matière de clichés. Rien n’est moins figé qu’un cliché, même celui qui est le plus net. Les photos floues ont une autre origine.
La plupart des gens s’imaginent qu’une photo floue est une photo ratée. Cet échec pouvant être imputé à un mauvais usage de l’appareil ou bien au fait que le chasseur de clichés bouge pendant la prise. Or, ce sont des inventions de la raison pour masquer une incompréhension d’un phénomène bien plus intéressant mais dont la révélation remettrait en cause trop de certitudes pour être dévoilé au grand public. Une photo floue capture le mouvement d’un rêve en train de s’extirper de l’homme ou de la femme qui le porte. Certains de mes confrères ont deviné ce secret et sont passés maîtres dans l’art de saisir sur le vif de tels évasions : Julia Margaret Cameron, par exemple, grand-tante de Virginia Woolf."
La rédemption du bonheur par le chagrin et le deuil. Les histoires tristes sont les plus belles.
jeudi 26 janvier 2006
Nathaniel Hawthorne est un exquis auteur de romans, de nouvelles et de contes. C'est dans ces derniers qu'il excelle. Il y a en lui un peu d'Oscar Wilde, d'Edgar Allan Poe et... beaucoup de lui-même ! Il a l'art de nous plonger dans des atmosphères excentriques sans nous déranger, en nous laissant penser que les choses folles et perturbantes qu'il nous raconte sont la norme du réel. Son écriture est précise et claire, ambitieuse, mais jamais absconse. Les chutes de ses contes et nouvelles sont, en général, surprenantes et froides. Tout le monde a lu La lettre écarlate, mais peu se sont plongés dans ses nombreux contes et nouvelles. Je vous livre le résumé, à peine éclairé, de l'une de ses histoires.
Les portraits prophétiques.
L’histoire est la suivante : Walter et Elinor s’aiment et vont se marier. Le fiancé déclare à sa promise connaître un peintre doué d’un don étonnant. Il est capable de peindre avec une telle perfection le visage de ses modèles que ceux-ci croient se mirer dans un miroir. Le prodige ne s’arrête pas là, car «il rend, à ce que l’on prétend, non seulement les traits du visage, mais jusqu’aux passions et aux sentiments les plus secrets du cœur.» Le peintre lit dans les pensées et l’âme des gens qui lui confient la réalisation de leur portrait, et grâce à son œuvre, pour qui sait la contempler, on peut apercevoir le destin de l’être représenté, en lisant dans le regard peint. Or, Walter a peur de laisser contempler son regard et, lui-même, entrevoit un regard étrange sur le visage de sa bien-aimée. Malgré tout, ils vont faire faire leur portrait respectif. L’un contemplant l’autre. Le peintre met en garde la jeune femme à l’encontre de son fiancé et, celle-ci refuse d’en tenir compte. Le peintre revient voir ses portraits et leurs propriétaires et, devant ses yeux, la prophétie lue dans le regard de l’homme et dans celui de la femme se réalise : Walter tue sa femme en déclarant : «Quoi, (…) le destin peut donc révoquer ses propres décrets ? » au moment où le peintre tente de s’y opposer. Elinor, à qui le peintre reproche son manque de prudence («Malheureuse femme, ne vous avais-je pas avertie ? » ) réplique : «Oui, mais je l’aimais» avant d’expirer.
Ce petit conte nous intéresse pour au moins deux raisons.

La première raison de notre intérêt concerne l’idée que la destinée humaine puisse être contenue dans un regard, dans un portrait ou en miniature. Ce thème a été repris, bien sûr, par Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray). Ce n’est qu’une variation sur le thème de la représentation et du double ; le destin ou la fatalité étant pensées comme double ou miniature de l’existence d’un sujet.
Le second titre d’intérêt est le suivant : un des personnages à qui il a été révélé son assassinat par l’être aimé ne se dérobe pas et n’essaie donc pas d’éviter son destin. La morale du conte semble aller à l’encontre de nos idées, selon lesquelles c’est l’évitement qui permet la réalisation de ce qui voulait être évité. Peut-on comprendre malgré tout différemment cette fin ? Il n’y a pas de doute : Elinor croit en la vérité de la prophétie, mais elle veut son destin, car elle aime Walter (et son destin) : une illustration de l’amor fati de Nietzsche. Sur ce point, au moins, elle est comparable aux héros tragiques qui croient en leur destin. Mais, elle ne fuit pas, contrairement aux modèles que nous avons passés en revue et tâche même de faire bonne figure, ce qui est le cas de dire ici. Et si, comme Œdipe, elle voulait son destin, mais consciemment alors que les héros tragiques le désirent sans le savoir ? Les contes d’Hawthorne ne sont pas tragiques mais bizarres, étranges, parfois inquiétants ; il y a quelque héritage gothique dans leur semblant de noirceur ; les personnages semblent s’abandonner et veulent toujours ce qui leur arrive, mais mollement, sans raison violente ou même sans raison du tout, si cela est possible. Ainsi, l’histoire de M. Wakefield qui, un jour, « sans l’ombre d’un motif » quitta sa femme et alla s’installer clandestinement pendant vingt ans dans une maison en face de la sienne. Pourtant, Hawthorne affirme que «Chaque événement, le plus futile en apparence, a sa raison d’être » et ajoute plus loin, à propos du caractère du héros en question, «il s’abîmait souvent en de longues et paresseuses méditations dont il ne voyait pas en lui-même le but, ou, s’il l’entrevoyait, qu’il n’avait pas l’énergie d’atteindre. Le sens des mots échappait souvent à son esprit errant. (…) Bref, c’était un caractère indéfinissable que celui de Wakefield, et probablement le seul de son espèce.» On peut dire que l’homme agit ainsi dans le seul but de faire une expérience, il tente le diable, il a envie d’aventure sans pour autant désirer le risque qui lui est inhérent. Il hésite à rentrer chez lui, s’y apprête, puis renonce, la main sur la poignée de la porte : « A cet instant, sa destinée tourné sur le pivot du hasard ». Il trouve à chaque instant des raisons – qui n’en sont pas - pour remettre à plus tard son retour : « Cette idée, en s’enracinant dans son esprit, y creuse, à son insu, un abîme entre sa femme et lui. ». Or, voilà que dix années après, il rencontre, par hasard, sa femme et en est saisi ; il tombe sur elle et s’enfuit avant qu’elle n’ait eu le temps de reconnaître. Encore dix ans plus tard, un soir de pluie, il rentre chez lui, sans plus de motifs qu’il n’en était sorti et reprend sa place auprès du feu qui réchauffe le foyer. La morale qu’en tire l’auteur est la suivante : « C’est qu’il n’est pas bon d’être sans but dans la vie ; si l’on reste trop longtemps seul avec d’inutiles rêveries, elles dégénèrent en divagations. »
mercredi 25 janvier 2006

... le film commence avec l'image d'une femme qui écoute un disque, puis se souvient... D'autres disques lui rappellent les moments de son existence jusqu'à un jour trop triste. Penny Serenade, La chanson du passé est un film de 1941, réalisé par George Stevens (avec qui Cary Grant tournera plusieurs fois). Un homme et une femme se rencontrent dans un magasin de disques ; ils se marient ; la femme perd son enfant non encore né ; ils en adoptent un, qui mourra lui aussi. Ils s'éloignent l'un de l'autre, ne pouvant surmonter à deux cette douleur. Mais... vous devinez qu'ils finiront in extremis par se retrouver, autour d'un autre orphelin en quête de parents, car, décidément, la vie n'est pas chienne jusqu'au bout. Du moins, dans la fiction, qui recouvre des trésors de consolations pour le genre humain. Ma passion brutale pour Cary Grant n'est plus un secret. J'ai revu Penny Serenade. Par bribes. Ce n'est pas un très bon film, c'est certain (sûrement qu'il dépasse la dose non mortelle de guimauve et il est un tantinet invraisemblable), mais il y a quelques jolis instants, pris à la volée. Être embrassée pour la première fois par Cary Grant doit être une expérience mémorable.
Un homme si grand et une femme si petite. Ils ont de l'allure, n'est-ce pas ? J'aime la manière dont il tient le carton de disques sous son bras. J'aime son allure dégingangée et malgré tout gracieuse. Il y a dans ce geste quelque chose qui m'émeut. Certes, je pleure souvent.
J'aime au-delà du dicible les délicates rides au coin des yeux de Cary. Ne me demandez pas ce qui me prend. J'ai toujours été amoureuse de lui. Avoir le coup de foudre pour un type mort lorsque j'avais douze ans n'est pas commun ! Cela ferait un bon livre. Peut-être.
Mon cher Cary, je vous aime.
Les ours en peluche sont une de mes grandes passions.

Ne me demandez pas pourquoi. N'essayez même pas de trouver une raison psychanalytique à la chose (je sais le symbolisme fumeux de l'ours en lieu et place du sexe de la mère). Je trouve simplement une indéniable source de poésie en ce mamifère de mohair (lorsqu'il vit confortablement, sinon il se vêt de fibres moins coûteuses). J'en ai toute une collection. Je n'ai pas commencé de collection. Je me suis simplement rendue compte, un jour, que je les aimais et qu'ils avaient commencé à envahir la maison où je vis. Il y a en dans chaque pièce. Parfois, ce sont des pièces uniques (faites par les doigts de fées d'une dame), parfois ils sont plus modestes, voire très abîmés, mais je les aime tous à égalité, bien que différemment. La plupart d'entre eux m'ont été offerts par une seule et unique personne.

Pour la petite histoire :
Le teddy bear, est associé au président Theodore Roosevelt (1858–1919). En effet, celui–ci était parti à une chasse à l’ours mais, après trois jours de marche, il était sur le point de revenir bredouille. Les organisateurs de la chasse trouvèrent finalement un très vieil ours qu’ils acculèrent et ligotèrent, après avoir lancé les chiens sur lui, afin que le Président pût le tuer sans peine. Roosevelt, peut–être attendri par le pauvre animal, refusa de tirer. Mais la bête était blessée grièvement et l’on dut l’achever… Une variante plus optimiste de l’histoire dit que l’ours fut relâché. Un caricaturiste politique, Clifford Berryman, eut vent de cette histoire et fit un dessin pour l’illustrer dans la presse. C’est ainsi que cet ours fut associé au nom de Roosevelt. Ensuite, un marchand (Morris Michtom) eut une idée de génie : il prit un ours en peluche fabriqué par sa femme et l’exposa en vitrine. Il demanda au Président l’autorisation de le nommer Teddy Bear. L’homme créa une entreprise fructueuse. Mais l’ours fut popularisé par Margarete Steiff, une allemande, créatrice de jouets. Le Teddy Bear originel était doté d’un museau proéminent et allongé.
Cioran manifeste par sa pensée le remède à une angoisse existentielle, à la peur de vivre, tout simplement. Que peut-il arriver de mal à quelqu’un qui est déjà mort, du moins théoriquement ? En effet, la « logique du pire », pour reprendre une expression de Clément Rosset est exclusive et, en cela, elle est soumise aux mêmes critiques que l’optimisme. Sur ce point, il appert que les idées de Rosset soient tout aussi critiquables que celles qu’il remet en cause avec brio. Que tout tende au pire ou au mieux, cela revient au même : il y a un ordre, une armature au monde, qui le maintient dans un état d’où est exclu le risque ou le possible. N’est plus un risque ce qui est prévu et désinvesti. Le risque est celui du hasard, du non justifié. La pensée du hasard n’est pas tragique si le hasard est subordonné à une justification rationnelle. Le pire ou le mieux est toujours une hiérarchie des faits soumis à un principe approuvé par la raison- par son aspect rationnel, sinon raisonnable. Une anecdote avant de poursuivre. Une jeune personne avait l’intention de se suicider, une idée réelle, ni un fantasme romantique d’enfant ni l’amour éphémère d’une idée. Une envie solidement harnachée dans son ventre et sa tête. Un projet gratuit. Son pied buta dans la rue sur un objet sale. Elle ramassa sur un trottoir un livre écorné et abîmé qui devait être tombé d’une poche. Il s’agissait d’un livre de Cioran, qu’elle parcourut par curiosité. Elle s’arrêta un peu et elle se mit à rire en lisant les propos diffamatoires du philosophe. Un authentique rire. Ni gai ni triste. Ni méchant ni bienveillant. Sans complaisance d’aucune sorte. Elle ne se suicida pas ce soir-là, ni les suivants. Peut-être une autre fois… Probablement. Qu’importe ? Est-ce que ce fait ne vaut pas une démonstration ? L’idée du suicide permet d’éviter le suicide ; le suicide, lui-même, est une manière d’éviter la mort, ceci expliquant pourquoi Schopenhauer n’était pas dupe de la volonté de vivre qui se cachait en lui : "Bien loin d’être une négation de Volonté, le suicide est une marque intense d’affirmation de la Volonté [Il est à se demander si, par paradoxe, le suicide n’est pas une des plus hautes affirmations de la Volonté]. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie [celui qui les déteste est celui qui est attaché aux douceurs que la vie peut offrir et qui, très prosaïquement, a envie de vivre], mais en ce qu’on en déteste les jouissances [ce qui serait alors une marque d’indifférence]. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s’affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne lui permettent point et il en ressent une grande douleur."
mardi 24 janvier 2006
Je viens d'apprendre qu'une suite à Peter Pan, intitulé Peter Pan in Scarlet va sortir le 5 octobre prochain. Une honte ! L'auteur de cet assassinat, commandité par le Great Ormond Street Hospital, est McCaughrean, âgée de 54 ans, 3 fois vainqueur du prix Whitbread (livres "pour enfants") : elle avait déjà à son actif le meurtre de Chaucer et de Melville. Source : BBC. Je m'en vais annoncer cela à James Matthew Barrie.

Parfois, je me prends pour le professeur Rollin...


En 2004, je m'étais amusée à regarder sur France 5 ses Contes de Noël et du jour de l'an. Ceci est une digression et non l'objet de la présente missive...

George Bernard Shawl’excellent (et ombrageux) dramaturge, s’était exclamé : « A drama critic is a man who leaves no turn unstoned. » - « Un critique d’art dramatique est un homme qui ne laisse aucune échappatoire. » Il m’est difficile de trouver une traduction tout à fait appropriée. En effet, Shaw use d'une figure que l'on nomme le chiasme et qui est formée de deux groupes de mots dont l'ordre est inversé. L'expression courante dit "no stone unturned", ce qui signifie "ne rien laisser au hasard en vue de faire quelque chose", "tout tenter", etc. Shaw s'amuse donc à faire un jeu de mots avec cette expression, au moyen d'un chiasme.

Un excellent site : http://www.chiasmus.com/typesofchiasmus/implied.shtml

J’ai vu la queue d’un gros chat dépasser d’un vieux livres de contes. Je ne me suis pas demandé immédiatement comment il pouvait loger malgré sa taille. Et comment se faisait-il que le livre restât aussi plat malgré sa présence entre ses pages ? J’ai interrogé la propriétaire du livre, qui l’a ouvert pour moi, avec d’infinies précautions. Dedans, il y avait quelque chose qui m’a fait pitié, et un peu horreur. Une sorte de souris, séchée comme une fleur, reposait entre les pages de cet herbier. Elle caressa la chose du bout des doigts et l’animal séché s’est mis à bouger, à se relever, et à se gonfler. Il m’avait l’air encartonné et abîmé. Mais il se tenait sur ses pattes. Il devait être très vieux, probablement. Il s’est étalé sur le livre ouvert et s’est déployé peu à peu. Il ressemblait à un chat en accordéon. Je n’ai rien dit, mais elle a dû se sentir obligée d’expliquer le phénomène. Le chat était vieux et malade. Il aimait le livre plus que tout au monde et avait décidé de passer le reste de sa vie à l’intérieur, afin de prendre soin d’un des personnages, un enfant peureux.
lundi 23 janvier 2006
Longtemps après avoir lu le Horlaje me suis crue atteinte de folie. Je vivais dans l'attente d'une grave maladie mentale qui n'en est restée qu'à ses prémisses, j'ai abandonné la partie là où la majorité de l'humanité s'arrête : entre un profond dégoût de soi, des autres et des choses, et la peur du néant ; un point mobile, un petit poi(d)s, se promène dans ma poitrine, à moins que ce ne soit dans ma tête.
Quoi que l'on dise ou fasse, autrui est le support de notre normalité, de notre santé mentale quand, bien sûr, il n'est pas la cause de nos troubles. On pardonne, cependant, plus aisément aux autres lorsqu'ils sont responsables de nos maux que lorsqu'ils font de nous leur ignoble prétention au bonheur. Loulou, Céline, Destouches le disait déjà : c'est cette prétention qui gâche toute notre vie. Et pourtant ! Pas un être raisonnable n'échangerait un désespoir bien juteux avec cette mélopée insipide du quotidien.
Il est mon double, à moins que ce soit moi qui soit le sien. Nous nous attachons aux mouvements de l'autre comme si nous prolongions l'acte de fusion dans chaque tressautement de corps. Nos actes ont une double appartenance, comme le relief qu’imprime une main dédoublée par la lumière et l’ombre ou encore le pas qui se place deux fois. Je n'ai jamais eu la sensation d'être seule en moi, mais pour une fois cette sensation est saine et n'a rien de commun avec mes obsessions horlanesques d'antan, c'est plutôt une présence discrète qui sourd dans le bas ventre, un point de côté au cerveau. Il est mon cogito. Certes, mes conversations ont toujours l'air de dissertation de philosophie, heureusement je ne dépasse jamais le niveau baccalauréat. Avant « Il » je ne savais pas ce que signifiait le fait d'être soi-même. Je me reflétais et me répétais dans un autre corps.
Longtemps après avoir lu le Horla, je me suis cru atteinte de folie. Je me voyais enfermée dans la camisole. Je vivais en équilibre sur un sursis dansant. Funambule et désespérée.
J’attendais.
J’espérais.
J’espérais le pire qui me délivrerait de l’autisme. Le pire étant pour moi, à ce moment-là, le verdict de ma maladie mentale. Je quémandais encore une reconnaissance, mais sans fièvre, sans réelle volonté. Je me mesurais, par acquit de conscience, aux mots et aux actes des autres. Je n’épousais jamais leurs contours. Je ne parvenais pas à les rejoindre. Je demeurais au bord. Au bord des êtres et des choses. Un carreau, ou plutôt un miroir déformant, me séparait d’eux. Leurs paroles me touchaient, mais comme un écho qui caresse, de loin en loin. Leurs actes n’atteignaient jamais la chair, ils mouraient à la périphérie de mon être propre.
Je devenais épidermique. Je me désolidarisais, je me désagrégeais. Je ne croyais plus en ce que je faisais ou disais. J’essayais de me perdre dans des consciences étrangères, dans des livres et dans des films : mais mes enthousiasmes n’étaient plus qu’éphémères et inconsistants, des feux follets ; mes goûts n’avaient plus le temps de naître qu’ils étaient instantanément remplacés par d’autres plus perforants, et encore moins durables. Je n’avais plus ni la force ni la patience de me coaguler dans des envies ou des passions. Je voltigeais de lieu en lieu, je virevoltais d’idée en idée, j’hésitais entre plusieurs personnalités ; j’étais une bête aux abois, qui fuyait un danger, dont je ne savais s’il était imaginaire ou réel, mais il était peut-être d’autant plus réel qu’il était inventé de toutes pièces. Seul demeurait cet inextricable chagrin mâtiné d’angoisse. Je ne sais lequel des deux menait la danse, mais il me semble que c’était la seconde, car si l’on sait toujours plus aisément pourquoi l’on est triste, on ignore souvent pourquoi on a peur. Et je crevais de cette peur estropiée. J’étais menacée.
J’étais une immigrante, une apatride. Il avait fait de moi une sans-foyer, une sans-âme, alors même qu’il m’avait obligée à vivre.
Mon mal, je ne le voyais pas, mais je le sentais, impuissante, dépourvue des armes données par l’âge et l’expérience : mon fonds était mauvais et sans intérêt.
L’autre jour, alors que je me croyais complètement et irrémédiablement saine, je me suis surprise à replonger ; elle est revenue me tordre l’esprit, insidieuse, d’abord idée, puis sensation diffuse, et enfin douleur exquise,
une araignée qui monte et descend dans l’œsophage, Elle est là ; j’ai eu sinon la tentation du moins la vision de ma main. Un acte gratuit. Je m’offre une petite folie imaginaire à la Lafacadio
comme certaines bourgeoises s’offrent un Cartier ou un Mont-Blanc, en cas de déprime.
Moi, je me suis constituée folle comme l’on se constitue prisonnier.
Je n’ai pas plus de raison de poursuivre que de m’arrêter. Cet arbitraire, qui est le sel de l’existence, me torture. J’ai envie de crier. Je relâche la tension. Il me regarde d’un œil idiot. Décidément, je manque de volonté, ou de fantaisie. La veille toute pareille au sommeil, est-ce cela la folie ? Je me terre dans un corps, dans un monde, dans des relations, dans des sentiments, et j’étouffe. Tænia. L’Angoisse est mon tænia. L’Angoisse est mon obsession. Je suis obsession.
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C'est la même enfant sotte qui avait écrit ceci au même endroit...
... obnubilée par le très beau film mensonger de Truffaut, Adèle H., et titillée par le grand Hugo, je ne pouvais que mettre mon nez dans les coupures de presse qui parlent de la mort de sa fille. Savez-vous qu'elle était la filleule de Sainte-Beuve ? Je l'ignorais, pour ma part.

Fouillant et fouinant dans les archives du New York Times, une fois de plus, j'ai trouvé cet article très intéressant que je photographie pour vous qui me lisez, tous les jours, ou de temps en temps, sans nécessairement m'écrire...

A l'époque, on ne craignait pas de lâcher le mot "fou". Aujourd'hui, la plupart des psychiatres font preuve d'une pudibonderie certaine et de mauvais aloi en jurant leurs grands dieux que les fous, ça n'existe pas ! Ils ont peur du mot comme de la peste. Pourtant, même si j'ignore ce que recouvre le mot fou, nous le sommes tous, à des degrés divers, et c'est tant mieux, car être "normal" doit être d'un ennui qui confine à la maladie mentale. Adèle H. était folle. Aucun doute là-dessus. Elle épousa un anglais sans le consentement de ses parents et le mariage ne fut donc pas reconnu comme valide en France. Elle eut deux enfants. La mort lui ôta mari et enfants. Elle disparut. On la retrouva à Singapour, vêtue de haillons, ne se souvenant de rien, sinon de sa filiation. Elle savait encore être la fille du grand Victor Hugo. Elle fut internée la plus grande partie de sa vie et mourut en institution, la malheureuse, à l'âge de 85 ans. Toutefois, sa vie fut très protégée et bercée par la tendresse de son père. Cet artcicle relate son errance et le mystère qui est attachée à ses années de disparition. L'imagination galope face à telles lacunes dans le texte de son existence. Hugo rendit visite à sa fille, chaque semaine, et passait des heures avec l'enfant qu'il avait néanmoins perdu. Lorsque Victor mourut, le beau-frère d'Adèle (mari de Léopoldine, qui se noya, pendant leur lune de miel) prit le relais. Puis d'autres après sa mort. Elle ne fut jamais abandonnée. Adèle avait beaucoup de traits de caractère de Miss Havisham, quand on y songe : elle exigeait de porter des vêtements dans le style de l'époque que son mari avait connue, par exemple. Il ne faudrait pas croire que j'en oublie pour autant Barrie, mon bien-aimé, puisqu'il est indirectement question de lui dans cette coupure ! Un rapprochement est fait entre sa pièce, The admirable Crichton (qui a donné un film, intitulé également Male and female de Cecil B. DeMille) et les idées libérales de la famille Hugo.

Il est question dans cette pièce de la sulfureuse question de la différence de classe sociale. Hugo et sa famille s'employait à recevoir chaque semaine tous les enfants de Guernesey dans leur luxueuse maison et à les servir. Le thème de Barrie est similaire : il y a un renversement des rôles dans sa pièce.

Le monde de Maurice était épais et géométriquement viable, de la taille d’un très petit rectangle, et tenait dans la poche de son pantalon de velours côtelé dont la trame était maintenant visible sous l’effet d’une pelade disséminée sur les jambes et la ceinture. Son monde était grand et gros comme un petit dictionnaire. Il avait les larmes à l’extrême bord des yeux lorsqu’il pensait que le monde tenait dans sa poche ou dans sa main et qu’il était, en quelque sorte, le maître, ou plutôt le gardien, de cet univers. Il songeait aussi parfois qu’il pouvait reconstituer par une combinaison subtile de mots les plus beaux livres jamais été écrits depuis que le monde était devenu littéraire, c’est-à-dire trop beau. Son monde était à la fois plus petit et plus grand qu’il n’y paraissait.

Sa passion des mots n’avait pour seul obstacle que l’acharnement d’Augustine, sa moitié d’enfer, à dissimuler l’objet de son vice. Si elle avait osé, elle l’aurait détruit, mais une superstition la retenait : la ferveur de Maurice pour l’objet l’avait rendu mystérieux et investi d’un pouvoir auquel elle n’osait se frotter. Et puis, sans être très intelligente, Augustine devinait instinctivement que la torture la plus subtile se doit d’être renforcée par la crainte d’une perte.

L’habitude engourdit l’existence des gens au point qu’ils s’imaginent souvent n’avoir jamais vécu en dehors de cet enclos d’idées et de gestes. La simple hypothèse d’une autre nature est une angoisse, la plupart du temps, insurmontable. Maurice n’avait pas toujours été le prisonnier d’Augustine. Il n’était pas né entre ses mains. Il avait beaucoup bu et chiqué avant de se retrouver enchaîné à son pied de lit ou de table.

Le vieux vivait dans le grenier, en compagnie d’une souris apprivoisée et de l’écho d’une petite fille qui lui rendait parfois visite.

La gangrène avait commencé son œuvre à petits pas.

Lorsque l’on a retrouvé le vieux, tout le monde s’est tu, sauf la vieille qui chantonnait. Il se faisait grignoter les yeux, ou ce qui en restait, par une horde de petits vers grisâtres qui pointaient leur derrière vers le plafond écaillé. Le vieux avait bouffé son dictionnaire jusqu’à son dernier mot, mais la couverture a eu raison de ses chicots pourris. La vieille, elle, dodelinait de la tête en fredonnant toujours la même comptine idiote. Elle n’a pas protesté lorsqu’on a enlevé le corps, mais quand un des hommes a saisi la couverture du dictionnaire, elle s’est jeté sur lui et la lui a arrachée. Elle s’agrippait à ce reste du monde du vieux et s’accroupit en dissimulant la croûte du dictionnaire dans les plis de sa robe nacrée par la crasse.

dimanche 22 janvier 2006

. ... disait Leo McCarey...

Au moins, il est un principe que chacun peut mettre à l’épreuve dans sa propre existence et qui apportera sans doute un petit crédit à mes affirmations futures : nous suscitons toujours, dans notre vie, l’apparition des événements et des êtres ainsi que les circonstances qui les accompagnent et les rendent possibles. Nos rencontres n’ont rien à voir avec le hasard. Ce n’est pas parce que l’on nous apprend tout au long de notre vie à être circonspect qu’il faut avoir la naïveté de croire que tout le monde manque d’imagination et, partant, de culot. Dieu a de l’humour et c’est la raison pour laquelle on lui pardonne beaucoup (l’humour et le génie sont les deux seules excuses valables). Ce que vous prenez pour du hasard n’est qu’un hoquet de la divinité ; Dieu hoquète quand il s’étouffe de rire. Je répète, une dernière fois, que le hasard est une arnaque, une notion frauduleuse. Nos attitudes les moins perceptibles et nos pensées les moins ambitieuses appellent tout un monde peuplé de gens qui nous ressemblent, en bien ou en mal, en petit ou en grand exemplaire. Après, c’est une affaire d’habileté.

Pour moi, Dieu s'appelle Dickens.

Petite histoire, sans queue ni tête, qui a des allures de private joke. Comprenne qui pourra... Qui a tué Maisie ? Ce fut le dernier Noël que tout le monde passa avec Maisie. Une fois encore, elle ne facilita rien. Ensuite, personne ne la revit, et la plupart de ceux qui l’avaient connue s’attardèrent quelques mois dans un demi-deuil, partagés sans doute entre plusieurs sentiments également inavouables, mais nullement contradictoires. Puis, en un rien de temps, son souvenir se tanna et se lustra comme une peau de daim dans la mémoire. Chez certains, elle rapetissa suffisamment pour loger dans leur tête, durcit et prit la forme d’une sorte de kyste ou de petit pois en métal. Chez les autres, il ne resta d’elle qu’une image figée, dure, et étroite qui ne lui rendait pas complètement hommage. Je ne la plaindrai pas ; elle ne méritait pas mieux que d’être réduite à l’état de croûte psychique. On ne la gratterait pas, surtout pas, et elle finirait bien par s’estomper. Il était néanmoins trop tard pour effacer ses traces : tout le monde avait eu à souffrir d’elle et personne n’est enclin à pardonner au point d’oublier. Combien d’hommes ou de femmes peuvent, à la fin de leur existence, se vanter d’avoir autant compté pour les autres ? La postérité n’appartient qu’aux tyrans. En vérité, pas un ne l’avoua, pourtant bien peu s’était habitué à elle, et son départ fut un soulagement pour tous. Je ne dis pas qu’elle n’était pas aimée – ce qui serait sans compter sur la volonté solide et têtue de la communauté protestante à laquelle elle appartenait. Seulement, j’ignore qui aurait eu le courage et l’envie de voir dans ces quarante-trois kilogrammes autre chose qu’un monstre. On s’accordait sur cette définition qui n’avait pas besoin d’être soufflée pour être implicitement partagée par tous. Ce pompeux « tous » désignant la famille et les autres, la petite ville. Certains prétendirent qu’elle avait été enlevée par la même personne qui s’en était pris aux « enfants de Dickens ». En effet, l’an passé, un détraqué avait enlevé cinq gosses qu’il avait dégustés à la petite cuillère, après avoir ramolli leur corps faisandés dans un bain composé de jus de citron, de gingembre en poudre et d’un autre aromate dont je tairai le nom, et digérés. Il prétendait que les événements de l’hiver dernier s’étaient produits ainsi. Tous les enfants avait en commun de porter un prénom qui avait eu la faveur du romancier anglais, dans l’un ou l’autre de ses romans. On avait su le fin mot de l’histoire, parce que quelqu’un l’avait racontée aux journaux. A ce jour, l’ogre n’était toujours pas arrêté et son goût pour Dickens semblait s’être affadi : il restait une Estella et un David dans les environs que rien n’était venu inquiéter, sinon dans leurs cauchemars. Rien ne prouvait les dires de l’homme qui avaient envoyé sa confession, ni ne les infirmaient. Qui sait, peut-être un journaliste avait-il inventé la lettre et le reste ? Quoi qu’il en fût, les parents concernés s’étaient fait rapidement à l’idée. Il est toujours plus facile d’adopter une conclusion de ce genre que de patauger dans le doute. Vivre est une entreprise qui exige un nombre minimum de certitudes. Moi, je n’ai jamais tout à fait cru à ces conclusions hâtives. Il y a des tas de gens qui disparaissent volontairement chaque année. Ils ont leurs raisons. Mais, bizarrement, lorsqu’il s’agit d’une enfant, les gens s’attendent toujours au pire. Comme si une fille de douze ans, justement, n’était pas capable du pire. Ceux-là ne connaissaient pas Maisie autant que moi. Elle ne se volatilisa pas à cause de son prénom. Le responsable ne fut, cette fois-ci, ni un lecteur attentif de Henry James ni un maniaque. A moins que vous ne me caractérisiez d’après ces attributs restrictifs. Maisie, elle, n’aurait pas hésité : elle allait vite en besogne. La première nuit, elle refusa de se laisser faire. Elle ne m’imaginait pas capable des cruautés dont je lui fis la promesse à l’oreille, alors qu’elle était allongée, prise en sandwich entre le sommeil et le matelas, la tête pantelante, les narines dépassant jusque ce qu’il faut du lit. Malgré l’inconfort de sa position, son visage était froid et son air triomphant – je le lus dans ses yeux de fauve. Maisie n’était pas une enfant comme les autres, je le répète, sinon je n’aurais pas eu besoin d’égorger un chat devant elle et de l’obliger à téter quelques cuillères à soupe de son sang. C’était d’ailleurs son chat préféré. Un enfant sensible croit aux histoires qu’on lui raconte mais celle-ci avait toujours besoin de beaucoup de preuves et de détails précis. Elle savait pourtant mon tempérament laconique. Elle aimait forcer les réserves des gens, par vice, et plus encore par bravade. Maisie n’avait pas de cœur et, après quelques semaines passées en sa compagnie, je pus constater également qu’elle était capable de souffrir très longtemps. Sa peau était aussi dure que ses yeux étaient secs. Elle triompherait une nouvelle fois si je n’y prenais pas garde. Maisie était née pour vaincre et elle avait deviné que je faisais partie de la catégorie des gens qu’on dit faibles, alors qu’ils ne sont que gentils ou à moitié éveillés aux subtilités des êtres faits. La cruauté n’était pas chez elle quelque chose de décidé et d’élaboré, mais une manière d’être qui lui était aussi naturelle que le fait de respirer. Je suppose que ce fait était acquis pour la majorité et que la détestation sourde qu’elle provoquait autour d’elle ne s’affirmait pas à cause de cette lacune de son caractère. J’ai détesté cet enfant, le jour où elle est venue au monde. Je crois même que je haïssais déjà avant qu’elle ne fût conçue. Vous pourriez penser que ma haine était impersonnelle et arbitraire. Je m’insurge contre une affirmation forgée par des ignorants. Maisie était une sale créature. Si personne ne le disait – il n’est pas convenable de dire du mal des enfants, et encore moins de leur porter des sentiments excessifs -, le village entier le pensait et il ne se trouva pas une âme pour la pleurer, même quand on su ce qu’elle avait dû endurer pendant trois ans, même lorsque la communauté se rendit à son enterrement. Dès que l’idée de cet enfant avait envahi le cerveau de ses parents, la rupture entre leurs rêves feutrés et la réalité était consommée. Ils n’apprivoisèrent plus aucun de leurs désirs communs. Le jour de sa naissance, sa mère tenta de se suicider, et son père prit la première cuite de son existence. Maisie était belle. Elle paierait pour ça également. Je me doute qu’il se trouvera quelqu’un pour la plaindre et juger mon châtiment avec sévérité. Mais qui n’a pas connu Maisie ne sait rien et ne peut rien. Elle n’avait que dix ans lorsque je pressentis que mon destin était de tuer Maisie. J’avais 30 ans : l’âge des doutes, et pas encore celui des regrets ; j’étais mûre pour mes premiers égarements. Je n’avais jamais été très en avance sur les autres et c’est pourquoi j’avais mis tant d’ardeur et d’empressement à épouser Melville Wilson, le jour même de mes dix-huit ans. Une dévergondée aurait pu faire mieux, mais j’avais une bonne réputation. Le garçon avait des lèvres pleines, des yeux dorés et un corps robuste. J’aimais les frissons que son image mentale produisait sur mon corps curieux de drôles de frissons. C’était tout. A l’époque, cela me paraissait suffisant. Lorsque le deuxième homme – je devrais dire le premier, car n’était qu’un garçon malfait - vint s’installer dans la région, j’oubliai tout ce que je n’étais pas, et je redevins plus jeune de dix ans. Je n’avais jamais approché de personne célèbre. Il est incontestable que j’aimais autant ceux qu’il avait incarnés sur les écrans de cinéma pendant quarante ans que sa silhouette d’homme désormais solitaire. Maisie lui tournait autour et l’homme souriait sans s’en rendre compte, à la manière dont on sourit involontairement devant une scène qui ne nous plaît pas vraiment. Les moyennes sont trompeuses. Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elles n’ont pas leur utilité, mais elles taisaient trop de choses : mes grands espoirs et mes joies subreptices. Je me résous malgré tout à un constat général : la plupart du temps, huit centimètres nous séparaient. Parfois, il y avait des jours fastes où j’étais à moins de trois centimètres de lui, de sa main ou de son épaule, par exemple. Les mauvais jours, je me contentais d’apercevoir un fragment de sa peau à travers la texture déchirée et bigarrée de la foule du marché. Bien sûr que la situation ne m’agréait pas. Mais j’étais d’une nature raisonnable. Nos relations auraient pu être pire. S’il n’était pas venu j’aurais été réduite à l’imaginer. Or, je savais que ce que j’inventerais sur ses habitudes et ses comportements n’aurait quasiment aucune chance de tomber juste. Et puis il n’y aurait eu aucun moyen de vérifier par la suite. Je refusais de l’aimer dans le vide, de fonder mon admiration sur des erreurs. J’avais besoin de le contempler à mon aise. Je compulsais les moindres détails qu’il laissait traîner dans les conversations ou les regards attentifs du public. Je l'estimais certainement, sinon je ne l’aurais pas suivi tous ses déplacements. L’aimer, je n’étais pas absolument sûre. Peut-être était-ce le seul remède que j’avais trouvé à l’absence d’émotions que dix ans d’une vie conjugale, non pas malheureuse, mais déraisonnablement et résolument ennuyeuse, m’avait octroyée. En outre, je n’arrivais pas à me débarrasser de l’odeur du sang. Oui, mon époux était boucher. J’avais oublié ce détail. Rien au monde n’aurait pu détacher l’envie que j’avais de ses pensées et de son être tout entier. Les mains qu’il posa sur les manches de mon pull de laine décati furent la plus précieuse sensation que m’offrit un être. Je me doutais qu’il n’éprouverait rien de noble ni de profond pour une fille avec une tête aiguë de souris, je ne l’espérais pas, je le ne regrettais pas. J’aimais cette aube de solitude que son silence d’homme blessé ouvrit, pour moi, ce jour-là, sous la grande table de son bureau. Je compris qu’il affectionnait l’ambiguïté de notre relation, et qu’il mesurait avec plaisir et gravité le pouvoir qu’il avait sur moi. Il n’y eut jamais de paroles échangées entre nous. Pour quoi faire ? Il n’y avait aucune explication raisonnable à nos rendez-vous dans le souterrain improvisé. Les plinthes sont aux maisons ce que le post-scriptum est aux lettres, ou les notes de bas de pages aux livres : le refuge de tous les secrets et de toutes les malpropretés qui nous échappent. Maisie me contempla et coula son regard en direction de la plinthe. Devant le désarroi que mon visage exprimait, elle éclata de rire et s’enfuit joyeusement. Je ne revins plus au Manoir et j’appris que l’homme avait regagné son ancienne vie qu’il n’avait quittée que dans mon imagination indocile. Le lendemain, personne ne revit Maisie. On crut qu’il s’était enfui avec elle ou qu’elle l’avait suivie. Les faits démentirent la rumeur. J’ai tué Maisie. J’en avais le droit, non pas au regard de la loi, mais en vertu de mon rôle : elle était mon enfant, ma fille aînée, mon unique enfant.
jeudi 19 janvier 2006

J'adore Lubitsch, qui est l'un des cinq plus grands cinéastes de tous les temps. Sérénade à trois (Design for Living) n'est peut-être pas mon film préféré mais, assurément, il est brillant et pose astucieusement la question de l'amour à trois, sans jamais sombrer dans la vulgarité ou le trivial. La situation est présentée, somme toute, comme ordinaire ; et ni Lubitsch ni Coward ne se laissent prendre au piège des explications ou des justificatifs. Nous sommes dans une tonalité légère et nous ne sombrerons jamais dans le grave. L'amour est primesautier, bien qu'essentiel. A aucun moment, il ne me viendrait à l'idée de mal juger l'un des trois protagonistes. Ils sont si déroutants de sincérité et si désarmants de finesse. Ils jouent, tour à tour, et aucun ne perd.
Le sujet : " Dans le train qui les conduit à Paris, un auteur dramatique en quête de succès (Frederic March) et un artiste peintre (Gary Cooper), deux amis, tombent amoureux d'une dessinatrice de publicité. Peu après leur arrivée dans la capitale, les trois jeunes gens décident d'habiter ensemble, selon un pacte, un "gentleman's agreement" : aucun des deux hommes ne devra coucher (disons-le clairement !) avec la jeune femme. Or, on s'en doute : aucun des deux ne tiendra cette chaste promesse. Pourquoi devrait-on parler de culpabilité ou de moralité face à une situation qui paraît, dans ce film, si saine ? Ceci nous amènerait à faire remonter à la surface les idées de Nietzsche (si souvent mal interprétées) quant à la morale : "Définition de la morale : la morale — l’idiosyncrasie de décadents, avec l’intention cachée de se venger de la vie — et cela, avec succès."

F. Nietzsche, Ecce Homo (1888), IV, paragraphe 7, trad. Éric Blondel, GF-Flammarion, 1992. (Eric Blondel, un excellent professeur de philosophie... ).

Cette comédie pétillante traite donc avec humour, fantaisie et virtuosité des péripéties sentimentales d'un "trio amoureux." Lubitsch sait se montrer osé sans consentir à nous choquer. Un réel tour de force ! La véritable provocation est peut-être celle-ci : penser autrement - mais ceci nécessite une force d'âme que peu de gens possèdent, car il faut s'exercer à trouver son propre regard sur le monde... Ce pourrait être un drame, une tragédie, et c'est une comédie. A les voir tous les trois, il est facile de se dire qu'on peut aimer double et que ce que l'on donne à l'un ne vole rien à l'autre. La société impose des conventions dont il est difficile d'évaluer le bien fondé, d'un point de vue plus existentiel ou viscéral. Et c'est une fervente émule de Tristan et Iseult qui écrit ces lignes !


Gilda Farrell : It's true we had a gentleman's agreement, but unfortunately, I am no gentleman.

« SI TU DESIRES L’UNE DES CHOSES QUI NE DEPENDENT PAS DE NOUS, IL EST IMPOSSIBLE QUE TU SOIS HEUREUX. »

Maxime première de laquelle tout le reste découle, dont on peut inverser la polarité, sous cette forme : «Le malheur est inévitable pour celui qui désire [positivement ou négativement une chose ] ce qui ne dépend pas de lui. » Or, rien ne dépend de lui, sinon sa représentation et l’assentiment qu’il donne aux événements qui échappent à sa volonté. Tôt ou tard, Epictète finit par avoir raison, puisque l’homme est limité, puisque rien n’est pour lui éternel, et rien de ce qui lui est autre n’est en son pouvoir. Ce qui est autre est le monde extérieur dans sa globalité, son corps inclus. Il ny a donc que son for intérieur qui soit à lui, ses idées, ses sentiments, en somme sa vision du monde.

Epictète présuppose à la fois, et contradictoirement, que le malheur est inévitable et à éviter. Inévitable du point de vue des faits réels (la mort, la souffrance, la perte des êtres aimés, les déceptions ordinaires de l’existence, etc.). Evitable du point de vue de la pensée : n’est un malheur un événement que si je le veux bien, n’est malheur que ce que je comprends mal (c’est un événement neutre, un événement justifié par le logos, qui a sa place au sein du cosmos ; dans un tel système, le mal n’existe pas). Il y a vis à vis de la souffrance une ambiguïté : la souffrance est acceptable à condition de l’éviter, et le seul moyen d’y échapper est de l’intellectualiser, de la réduire à une représentation ou de la traduire en un autre langage, celui de la raison et non plus celui de la sensibilité.

Le postulat des Entretiens ou du Manuel est le suivant : le malheur est à éviter. Rien à redire sur ce point pour le sens commun. Mais la souffrance est-elle, réellement, inacceptable ? De quel point de vue :

- Est-elle nuisible à l’homme ? Il y a des souffrances qui rendent sages, forts, qui illuminent l’existence ces hommes, qui donnent un sens à leur vie.

- Est-elle laide ? L’art – la tragédie - se nourrit de la mort et des douleurs des héros (la mort héroïque, par exemple) ; elle apparaît comme parée de toutes sortes de beautés, voire du sublime.

- Est-elle immorale ? Tout dépend si l’on parle de la souffrance que l’on inflige (qui sans conteste est souvent ou toujours immorale) ou de celle que l’on reçoit (l’ascétisme, la rédemption par la peine : Cf. Gorgias, etc. Attitudes qui se réclament de la morale), et qui est plus ambiguë.

- Est-elle fausse ? Epictète l’aborde par ce biais, et c’est très révélateur, excessivement troublant et intéressant.

Cavalièrement, la pensée d’Epictète se résume à une drôle de suggestion : vivre en soi-même, se réfugier dans une pensée rigoureuse, et composer selon le thème attribué à chacun de nous par la destinée. La vie est un jeu (théâtral), un exercice, une épreuve, une occasion de sagesse. Le jeu et l’exercice sont des comportements qui comportent une distance entre le sujet et son acte.

Pour Hegel, il y a intériorisation de la relation domination –servitude, que nous appellerons pour notre part nécessité : le maître est en soi et non plus à l’extérieur. L’auteur de la Phénoménologie de l’esprit parle d’«impassibilité sans vie, qui hors du mouvement de l’être-là, de l’agir comme du pâtir, se retire toujours dans la simple essentialité de la pensée. »Le stoïcisme est selon lui une pensée pure, une vérité sans contenu, où la liberté est fondée sur la seule pensée. Le stoïcisme est fondé sur une tautologie (une «réflexion doublée», écrit Hegel).

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