mardi 10 janvier 2006

La vie de l’homme est un coffre à jouets rempli de deuils et de contradictions. Cette affirmation, pour sibylline qu’elle puisse paraître, exprime de manière concise la situation de l’homme au sein de son univers. Orphelin de Dieu, de tout, de rien surtout, l’homme est déjà gâché, dès l’heure de la naissance, et même avant. Le coffre est ce qui permet de ranger (pêle-mêle ou en désordre) ce qui traîne ou n’a pas de place définie et permanente. Nous importons subrepticement une idée : le désordre (intérieur) du coffre suppose l’ordre (extérieur) du monde. Le coffre met à l’abri ou enfouit et cache ; il est peut-être, en plus, une métaphore, poétique et rassurante, du cercueil. La vie de tout homme à la fois dissimule et couve les malheurs de l’être humain. Pourquoi cache-t-on ses « morts », sinon parce qu’ils nous font peur, parce que la pudeur le recommande, mais surtout parce que nous en sommes jaloux, fiers, et que bizarrement nous prenons plaisir à les contempler seuls, sans témoin, attitude qui donne à nos yeux la mesure de notre dignité. Nous les tenons au chaud, les berçant, redoutant une compassion de mauvais aloi, le geste maladroit d’autrui, ou les paroles qui dévalueraient à coup sûr la grandeur de notre silence, de notre retrait en face du malheur. En vérité, ô paradoxe suprême, nous prenons un « petit plaisir » à nos malheurs, et nous ne les estimons jamais assez grands pour que nous les laissions, de plein gré, contempler aux autres, sans la crainte sournoise qu’ils ne nous les abîment… Le coffre n’est pas un débarras, mais sûrement un coin réservé à ce qui déborde, une sorte d’appendice où s’entassent notre bile et nos larmes, nos détritus sentimentaux, nos peaux mortes de l’âme. Les jouets sont des divertissements pour l’enfant, des manières de passer le temps, d’attendre ou de remplir le vide, autre nom de l’ennui de l’enfance ou des dimanches. Or, le coffre à jouets de l’adulte est maintenant vide de ces frivolités ou babioles. A l’intérieur, à leur place, les deuils et les contradictions de l’existence humaine. Ceux-ci ne sont pas tout à fait, pour nous, des substituts de jouets ou des jouets. N’exagérons pas au-delà du bon goût. Mais si l’on considère que l’homme, ne serait-ce que par la représentation qu’il met en œuvre de sa vie et du monde, joue, et que lui-même peut être perçu comme un jouet de la nature, des dieux ou du hasard, il n’est pas blasphématoire ou choquant de songer que nos deuils sont des jouets, assez communs, somme toute. Qu’est-ce que la mélancolie des poètes romantiques sinon une caresse insistante sur leurs plaies, voire une certaine complaisance à l’égard de leurs malheurs ? L’erreur serait de croire que le jeu est innocent et que le plaisir qu’il procure est absolument un. Il y a un plaisir de la peine, comme il y en existe un de la joie. Il suffit d’observer les enfants qui jouent, souvent, avec la plus insolente des cruautés. La vie de l’homme est une succession de deuils, dérisoires ou accablants, et ses relations au monde et aux autres s’effectuent sur le mode dominant de la contradiction ou de l’antinomie. Il faut comprendre que ces « accidents » ou aspérités de l’univers ne sont tels que pour l’homme et qu’ils ne dérangent ni l’ordre ni la marche du monde en soi. Le jouet est l’instrument du jeu, ou une métonymie de celui-ci. Le jeu est peut-être aussi - pour Eugen Fink, par exemple, ou encore Heidegger - le symbole cosmique par excellence, il définit la situation de l’homme dans l’univers. C’est un phénomène originaire pour l’homme qui fait apparaître un monde distinct du réel et cependant référé à celui-ci. Le contraire du jeu est la réalité et non le sérieux, répète Freud. Le sérieux pouvant se définir comme ce qui adhère avec force ou colle au réel. Le jeu met en jeu, précisément, un décalque de la réalité avec d’autres règles dont je suis l’instigateur ou que je fais miennes. On saisira alors le sens de cette formule initiale : le deuil et la contradiction (le heurt avec le réel , qui est aussi le deuil de mon sentiment de toute puissance) sont ce qui reste à l’homme, lorsqu’il a perdu l’insouciance de l’enfance et ses joujoux. Si l’homme ne jouait pas et vivait la réalité objective et anonyme, il ne « s’amuserait » pas avec ses deuils, il les subirait, désintéressé, sans chercher à les comprendre et à se les réapproprier selon les règles de son propre jeu avec le monde. L’étymologie allemande d’un des mots qui traduit notre « tragédie », Trauerspiel , est troublante à cet égard… Que fait l’homme en écrivant des tragédies, des drames, ou même en se confiant au psychiatre, sinon récréer (comme auteur) ou rejouer (comme acteur) son malheur ? N’est-ce pas une forme de jeu, pervers ou salutaire ? Les règles du jeu sont celles de la narration et du récit qu’il met en œuvre afin de revivre mentalement et oralement son deuil. Ce jeu permet de se divertir de la nécessité, de l’inéluctable, de la mort, de l’univers qui n’a pas besoin de lui pour jouer. «À la différence de ce qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et l’imitation artistiques auxquels se livrent les adultes visent directement la personne du spectateur en cherchant à lui communiquer, comme dans la tragédie, des impressions souvent douloureuses qui sont cependant une source de jouissances élevées. Nous constatons ainsi que, malgré la domination du principe de plaisir, le côté pénible et désagréable des événements trouve encore des voies et moyens suffisants pour s’imposer au souvenir et devenir un objet d’élaboration spirituelle (geistliche Bearbeitung). Ces cas et situations, susceptibles d’avoir pour résultat final un accroissement de plaisir, sont de nature à former l’étude d’une esthétique guidée par le point de vue économique.» Le jeu me transforme en spectateur et met de la distance entre moi et moi-même, et je puis très bien me viser en tant que spectateur ; le spectateur n’est pas seulement l’autre. Dans l’œuvre au sens large, le jeu du destin est le négatif du jeu de l’auteur ou de l’acteur qui le révèle ; l’œuvre et la vie rêvent l’une de l’autre, comme l’homme et ses doubles, en miroir. Le jeu de l’enfant devenu grand recouvre le jeu du destin, et ici, où une seule partie est possible, là, le jeu peut recommencer indéfiniment… Le jeu est toujours une imitation d’une réalité, même si celle-ci ne se veut pas exacte, même si celle-ci n’a pas conscience d’elle-même, même si elle n’est que symbolique. Le point de vue économique évoquée ici est celui des forces en présence considérées sous leur aspect quantitatif (pulsions et de contre pulsions). Le principe de réalité s’oppose moins au principe de plaisir, qu’il ne le complète ; il en est la forme intelligente, c’est-à-dire qu’il tient compte des nécessités du monde, des contraintes et des dangers du réel. Ces deux faces du principe de plaisir se retrouvent dans l’œuvre tragique. Le jeu s’oppose-t-il à la vie ou bien en est-il un mode ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans ce prologue que nous répondrons à cette question, mais disons que ce peut être l’un et l’autre, l’un ou l’autre. Le jeu requiert à la fois la pensée et le langage, en ce sens il est dans la vie, mais le langage et la pensée sont aussi ce qui permet de tenir le réel à distance ou en vis-à-vis. Le jeu, théâtral en tout cas, est pour nous une manière d’appréhender le tragique ou d’investir le sentiment du tragique, à la fois dans les sens de « mettre son énergie dans une action » et d’«encercler ». « Le jeu du deuil » met en jeu les différents éléments de notre configuration psychique, afin d’ « attraper » le sentiment du tragique. Tout sentiment est provisoire, ou plus exactement les émotions qu’il provoque. Vivre dans l’émotion permanente est une impossibilité, à la fois psychologique et physiologique. Le sentiment du tragique est un frisson passager. Dans son très beau et, ô combien, sensible livre, Miguel de Unamuno
exprime cela même que nous avons pris la charge d’expliquer, sinon de simplement dire, dans cette étude : le sentiment tragique de la vie. A travers Don Quichotte, figure de proue de l’ouvrage, « héros de [sa] pensée », personnage tragi-comique, dont l’épopée retracée en filigrane préfigure le modèle d’une vie toute dévouée à la foi, tendue jusqu’à la cassure vers l’intimité la plus intime de sa singularité, et l’explosion de celle-ci, Unamuno met en place une dialectique ontologique de la raison et du sentiment. La raison exprime un rapport transcendé au monde : le monde n’est pas seulement senti, il est compris ou, pour le moins, expliqué ou mis en demeure de livrer ses raisons. Le sentiment, lui, dit ma relation à moi-même, à autrui, au monde également, mais de manière égocentrique. La raison, elle, est allocentrique, ou sa finalité est d’être telle ; elle élabore moins pour le sujet, en son for intérieur, que pour le jugement autrui, ou pour le moi conçu comme un autre. La raison abstrait et construit, la connaissance qu’elle donne est seconde et artificielle. Le sentiment, lui, nous donne un accès immédiat à la réalité profonde, une certitude. C’est toute la distance qui sépare l’esprit de finesse de l’esprit de géométrie chez Pascal. Si chez ce dernier le sentiment est un acte spirituel, chez Malebranche, disciple de Descartes, il n’est qu’une impression confuse, psycho-physique, singulière et il insiste sur leur caractère d’irrationalité. De nos jours, le sentiment conserve cette tonalité négative et Unamuno, dans cette œuvre, défend une conception plus pascalienne, où le sentiment est apparenté à une sorte d’intuition métaphysique, si bien sûr une expérience de ce type existe véritablement. En lisant Unamuno, on ne doute pas un instant qu’il voit en ce sentiment du tragique, ce que Scheler distingue comme un « sentiment métaphysique », qui a trait à l’ultime profondeur de notre être ou à la signification du monde.

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