jeudi 12 janvier 2006
Poursuivons un instant l'effeuillage de ma petite étude sur ce sujet hautement divertissant...
«Je sais tout
Hercule Poirot est comme Œdipe[1] : il sait. Mieux - ou pire [2] : lui, il sait tout (« Moi, je sais tout : n’oubliez pas cela. »[3]) En effet, Œdipe ne sait que ce qu’il y a de plus malicieux à découvrir – et paradoxalement, le plus difficile à savoir ou à deviner – et pas le plus évident. « II y a sur la terre un être vivant qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir. Seul de tous les êtres, il peut changer de forme, et c'est quand il a le plus de jambes qu'il va le moins vite. » Cet être, c'est l'homme : enfant, il se meut à quatre pattes, et c'est alors que sa marche est la plus lente ; dans sa vieillesse, il a un bâton qui est sa troisième jambe, et il ne va plus très vite. Œdipe devina sans peine ce rébus enfantin, et aussitôt le monstre, de désespoir ou de dépit, se précipita du haut de l'Acropole et disparut. De cette capacité à résoudre la devinette de la sphinge et de cette impuissance à comprendre la subtilité ou l’ambiguïté de l’oracle, une question ne peut pas ne pas naître quant à l’intelligence d’Œdipe : quelle est la nature de son savoir ? Deviner et savoir ne sont pas une seule et même chose, de même que la maîtrise de la logique, d’une part, et la finesse ou la clairvoyance, de l’autre, ne sont pas toujours compagnes. Nous serions tentés de dire que le héros grec est plus rusé qu’intelligent. Que manque-t-il à la ruse pour être intelligence ? Et pourquoi ne serait-ce pas l’intelligence qui serait en défaut ? Nous avons écrit « malicieux » plus haut non sans en mesurer les conséquences : la malice n’est jamais sans une certaine dose de méchanceté. L’intelligence pure, mathématique ou logique, appliquée ou non au réel est indifférente, nulle, ni bonne ni mauvaise, ni belle ni laide. La ruse implique toujours une manière de penser détournée de son usage ordinaire, ce qui est aussi une manière de surprendre son interlocuteur et de le prendre en traître. Œdipe devine cette ruse dans la question de la Sphinx et pour être en mesure d’éviter son piège, il faut qu’il soit lui aussi plein de malice. La ruse est plus que la logique, qui n’invente rien, alors que la première est créative.
On pourrait se demander alors pourquoi Œdipe ne comprend pas l’ambiguïté des paroles de l’oracle, puisqu’il est si malin. Plusieurs raisons possibles à cette défaillance : 1) Œdipe peut ne pas vouloir voir (comprendre) [4] ce que veut lui montrer l’oracle, a) soit par défi, car il a une haute image de lui-même et se croit plus fort que la prédiction, b) soit parce que cette perception du vrai impliquerait un renoncement à ses parents adoptifs et qu’il refuse ce deuil symbolique, soit encore c) qu’Œdipe ait la conscience diffuse du désir qu’il a de sa mère (adoptive) et de l’idée fugitive et irréelle (fantasme) de tuer son père. 2) Œdipe peut tout simplement ne pas croire en la prophétie, a) soit qu’elle lui semble absurde, d’un point de vue logique b) soit qu’elle lui apparaisse comme incroyable à cause de quelque chose qu’il sait ou croit savoir sur lui-même, son caractère, ses sentiments pour une autre personne et que nous ignorons, etc., soit c) parce qu’il ne veut pas croire (pour les raisons exposées en 1). 3) Œdipe peut croire trop fort aux paroles de l’oracle et la peur s’emparer de lui si bien qu’il en oublie, involontairement ou inconsciemment, une part du réel possible masquée par ses désirs.
L’attitude d’Œdipe qui fuit son pays natal et ses parents adoptifs nous contraint à penser qu’il croit aux paroles de l’oracle et qu’il s’attache à leur sens le plus immédiat et premier, du point de vue de sa personne.
La meilleure façon d’éviter son destin aurait été de ne pas se marier et ne pas tuer ; seul un homme modeste et absolument suspicieux pouvait éviter ce destin-là. Or, Œdipe fait encore trop confiance à son jugement (ou à ses désirs) et surtout au réel, sur lequel on ne peut pas compter, ainsi que le répète à l’envi Jaspers. Œdipe souffre à cause d’un déficit de logique…
Nous ne nous aventurerons pas à décider fermement si Poirot bluffe et prêche le faux pour savoir le vrai [5], sondant au hasard les âmes de ceux qu’il met mal à l’aise par son assurance – puisque bien sûr tout le monde à quelque chose à cacher, des détails qui n’ont pas nécessairement à voir avec son enquête, et il ne peut donc se tromper en affirmant qu’on ne lui dit pas la vérité [6]- ou s’il détient ce qu’il prétend. La morgue du personnage n’a d’égal que celle de l’infortuné roi de Thèbes. Tout n’est certainement pas tout, même s’il est mieux que rien. Une déclaration du Docteur Sheppard est instructive pour la suite : « (…) les médecins ne savent-ils pas tout ? Seulement voilà, ils savent aussi se taire… »[7] Nous avons donc affaire à deux hommes qui savent tout. Mais qu’est-ce que ce « tout » ?
Ce savoir, en ce qui concerne, Poirot semble un peu forcé : «N’est-ce pas mon métier d’avoir raison ?» [8] On pourrait dire une chose semblable du philosophe…
[1] Etymologiquement : il n’a pas seulement les pieds enflés, il est celui qui sait (oida).
[2]Qui sait si le savoir n’est pas une malédiction ? L’histoire de la pomme, d’Adam et de Eve peut le laisser croire.
[3] Le meurtre de Roger Ackroyd, Ed. Le livre de poche, trad. de Françoise Jamoul, Paris, 2000, p. 202
[4] Qu’il ne comprenne pas l’astuce de l’oracle alors qu’il a résolu l’énigme du Sphinx semble invraisemblable pour des raisons d’intelligence. Il s’agit plutôt d’une paralysie de la pensée.
[5] Quelle ironie que le faux puisse servir le vrai !
[6] Sûrement ne lui ment-on pas toujours, mais la vérité n’est pas toujours toute la vérité et rien que la vérité. Et hors de ces restrictions, est-elle encore vérité ? Le fragment (de vrai) existe-t-il comme tel hors du tout, parfois même s’opposant à lui ? [7] Ibidem, p. 14. [8] Ibidem, p. 159.
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Oracles

Le meurtrier « invisible » de Rideau (ou Poirot quitte la scène*) suggère les crimes à ceux qui ne les commettraient pas son « aide ». De même, pourrait-on dire que les oracles agissent à l’encontre de ceux qui viennent les consulter. Peut-être ne réaliseraient-ils pas ce qu’on leur affirme être nécessaire sans la conviction que l’on place en eux. Dans quel but ? Pour punir leur curiosité ? S’est-on jamais demandé pourquoi les oracles parlent double et pourquoi les pauvres malheureux qui les questionnent interprètent de travers, pour leur plus grand dommage ? Racine se demandait : « Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ? » Pourtant la parole est infaillible. Mais peut-être y a-t-il mille interprétations possibles dont le réel n’en retient qu’une : l’oracle dit tout et le contraire de tout, comme tous les marchands d’orviétan, d’hier et d’aujourd’hui. Toutefois, la tradition de l’oracle est intéressante à étudier du point de vue du principe d’incertitude et de la modalité du possible.
L’oracle suggère et Poirot aussi : « Il lançait quelques allusions ou suggestions, mais n’allait jamais plus loin. »Il laisse à ses interlocuteurs le soin de conclure, et la responsabilité de leur déduction. Un exemple de ce type est la scène qui se déroule, dans le dernier tiers de l’histoire, entre Poirot, le Docteur Sheppard et sa sœur, Caroline, sorte de préfiguration de Miss Marple. Poirot parle de la faiblesse d’un homme qui, acculé, peut tuer et celle-ci s’imagine que le détective parle de Ralph Paton, alors que Poirot parle, visiblement, de son frère.
Un énoncé est n’est jamais compréhensible objectivement, en dehors de ceux que formulent la science. Il y a dans toute compréhension une interprétation, une part inaliénable d’affectivité qui le fait varier de son pivot (à savoir la parole, elle-même entachée de subjectivité, que transmet l’interlocuteur). Il suffit, si l’on veut s’en persuader, de songer à la dernière parole blessante ou accusatrice qui nous a atteint, alors que, peut-être, celui ou celle qui nous l’a adressée n’avait nulle envie de heurter. Les mots n’avait pas le même poids pour l’un et pour l’autre, ni le même goût et des connotations et des champs lexicaux différents. Un mot n’est jamais un fragment qui existe seul, absolu, indépendamment des sentiments qui lui donnent vie dans l’esprit et la bouche, sauf dans les dictionnaires ou les grammaires, ces herbiers de mots séchés auxquels manquent l’eau de la bouche pour les ranimer – et encore : les mots ne portent-ils pas les stigmates de ceux qui leur ont donné vie et des circonstances dans lesquelles ils ont vu le jour ? Une phrase est une empreinte de l’âme et de l’univers de celui qui la dit, qu’il le veuille ou non. Et ces mots, recueillis dans le labyrinthe de l’oreille font écho dans une autre subjectivité. Le son original et l’écho n’ont jamais le même ton ni la même portée : il y a déformation. Le mot dit et le mot entendu ne sont pas jumeaux.
L’interprétation, bien que désirant écouter et entendre avec l’oreille d’un ou d’autre, ne le peut tout à fait. On ne sait jamais tous les détails de l’univers de l’autre. Poirot affirme : « (…) je ne cache jamais ce que je sais. Mais chacun interprète mes paroles à sa façon.» Cette mise en garde, à peine voilée
Au début du récit, le narrateur parle de « prémonition », de « pressentiment » des malheurs qui vont arriver. Il fait figure d’une sorte d’oracle. « Je n’irais pas jusqu’à prétendre qu’à cet instant, je prévoyais déjà les événements que me réservaient les semaines suivantes. J’en étais même fort loin. Mais mon instinct me soufflait que ma tranquillité était gravement menacée. » ou encore « C’est en évoquant cette scène [le tête à tête entre Mrs Ferrars et Ralph Paton, je crois pouvoir l’affirmer sans me tromper, que j’éprouvai pour la première fois le pressentiment dont j’ai parlé. Rien de bien précis encore, non. Mais une sorte de prémonition de ce que nous réservait l’avenir. »Certes, il est bien facile de parler de prémonition au sujet d’événements passés.
MORE TO COME... Ne pas lire ce qui suit si vous n'avez pas lu Poirot quitte la scène ! * Le roman où Poirot devient un assassin. Agatha Christie n'a pas publié ce roman de son vivant. Il fut écrit en 1940 et conservé pendant plus de trente ans dans un coffre à la banque. Plus que jamais ce roman montre à quel point, dans l'esprit de Mrs Christie, l'assassin et la victime sont liés. Mais, également, à cet étrange couple, se joint celui, non moins pervers, de l'auteur et du lecteur...

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