mardi 7 mars 2006

Notre existence est un sursis dont nous n'avons qu'une vague inconscience ou, au mieux, une conscience diffuse, momentanée et fragmentaire, qui regarde de biais ce qu'elle ne peut soutenir par le regard. A ce titre, le roman de Sartre intitulé Le sursis pourrait être une illustration, à travers les réflexions et les sentiments des divers personnages, de notre (in)conscience quant à notre mort prochaine. Bien sûr, ici, il s'agit de l'attente par des personnages très différents (et donc représentatifs des divers degrés possibles d'une conscience qui appréhende une mort soudain devenue plus proche, plus réelle, presque incarnée) d'une éventuelle (et pourtant menaçante) déclaration de guerre. Tout ce que Sartre dit ici de la peur, de l'angoisse, du sentiment de liberté, de l'interrogation sur le sens de l'existence humaine ou encore de l'instinct de mort des divers êtres qui se croisent dans ce livre, à propos de cette guerre qui n'en finit pas d'arriver, pourrait être dit aussi justement de notre attente quant à la mort, la nôtre ou celle des autres. Une seule phrase illustre notre propos et elle est prononcée par Daniel : "Ce qu'il y a de terrible, c'est que rien n'est jamais bien terrible. Il n'y a pas d'extrêmes." Pas d'extrêmes, c'est-à-dire ni naissance ni mort, pas d'événements saillants qui soient graves, sérieux, et moins encore tragiques. La vie humaine peut être considérée de ce point de vue comme une entité amorphe, une continuité sans queue ni tête, un presque rien. Dans le même esprit, on peut comprendre le dialogue entre deux des personnages de Fin de partie, un dialogue qui sert en quelque sorte de leitmotiv ou de refrain à la pièce puisqu'il est répété plusieurs fois :

"Hamm (avec angoisse). - Mais qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe ?

Clov. - Quelque chose suit son cours."

"Quelque chose suit son cours", c'est-à-dire que "ça" passe, une vie humaine, indéterminée, impersonnelle se produit, suivant le processus biologique qui est le sien, selon des lois naturelles. Le "ça" renvoie à une indétermination universelle, à une espèce de masse indistincte, un magma d'êtres et d'événements. Affirmation qui équivaut à celle de Mathieu, personnage du Sursis qui déclare peut-être péremptoirement "On est toujours n'importe qui", écho à l'auteur de l'épigraphe de La nausée. Point de vue qui semble anti-tragique par excellence. De même cette description de la mort par Sartre : "Mort. Et sa vie était là, partout, impalpable, achevée, dure et pleine comme un œuf, si remplie que toutes les forces du monde n'eussent pas pu y faire entrer un atome, si poreuse que Paris et le monde lui passaient au travers (…)"Cette description contradictoire ("pleine", "si remplie" et "poreuse") d'une vie achevée et figée en statue de pierre par la mort pourrait être celle d'un objet ; sa description d'une mort singulière est faite à la manière de celle d'un objet inerte et sans importance. La mort transforme une vie humaine en sédiment.

"Moi marié, moi soldat : je ne trouve que moi. Même pas moi : une suite de petites courses excentriques, de petits mouvements centrifuges et pas de centre. Un centre : moi, Moi - et l'horreur est au centre. (…) Etre de pierre, immobile, insensible, pas un geste, pas un bruit, aveugle et sourd, les mouches, les perce-oreilles, les coccinelles monteraient et descendraient sur mon corps, une statue farouche aux yeux blancs, sans un projet, sans un souci ; peut-être que j'arriverais à coïncider avec moi-même. Pas pour m'accepter, dieu non : pour être enfin l'objet pur de ma haine. (…) Etre ce que je suis, être un pédéraste, un méchant, un lâche, être enfin cette immondice qui n'arrive même pas à exister."

La mort se présente ici, bien qu'à titre d'hypothèse, comme le moment qui permettrait à l'homme de "coïncider avec lui-même", à savoir de se reconnaître en tel qu'entité une et singulière dans chacun des actes, des sentiments qu'il doit reconnaître comme les siens. La mort devrait, selon cette perspective, unir, ou plus exactement souder dans la rigidité cadavérique l'existence et l'essence. Seul le mort a une existence qui épouse les contours de son essence, puisqu'il n'y a plus de sujet, de conscience, pour s'interroger et se tourmenter sur cette "coïncidence" qui fut, jusqu'à la dissolution de cette conscience singulière qui n'a jamais pu tout à fait s'éprouver comme sujet de ses actes et de ses sentiments, le fait de tous les regards étrangers à son être. La "coïncidence" entre une existence et une essence est le fait de tous, sauf de celui qui s'éprouve comme existence en quête d'une essence dont il ne sait pas si celle qui se présente est la sienne

"(…) c'est moi qui ai raison, c'est moi qui ai raison, j'ai raison d'avoir peur, je suis fait pour vivre, pour vivre, pour vivre ! Pas pour mourir : rien ne vaut la peine de mourir."

Cette affirmation désespérée va à l'encontre des passages précédemment mis en lumière : l'existence se présente ici, dans la bouche du personnage, comme un "droit naturel", ou plus précisément comme un fait qui est inhérent à la nature de l'homme, comme une nécessité qu'il porte en lui, comme une finalité biologique. L'existence ne dépend ni d'un choix ni d'une volonté ; elle est considérée ici d'un point de vue que l'on pourrait presque qualifier d'animal. On aurait aisément l'envie de comparer ce passage à la définition que donne Schopenhauer du vouloir-vivre ; c'est un point de vue corporel qui est adopté ici. Pas de valeurs transcendantes, pas d'idées, qui justifieraient la mort. La vie et la mort n'ont pas partie liée avec l'intellect.

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