jeudi 13 avril 2006

« La vie affective » pour Freud signifie passivité : celle de l’émotion, du sentiment, de la pensée, du sensible, tout ce qui appartient au principe de plaisir. Opposer cette vie à fleur de peau au travail intellectuel revient à mettre face à face la matière et l’outil. Le jeu théâtral est un catalyseur qui va permettre au sujet de laisser remonter à la surface des eaux de sa conscience ce qui est enfoui. Le jeu auquel nous prenons goût adulte n’est pas de nature différente de celui auquel l’enfant prend plaisir. Dans un cas comme dans l’autre, il a une fonction compensatrice qui passe par une fiction. Nous nous mettons à la place de…, nous imitons ce que nous ne sommes pas, en ayant les avantages de ce qui est imité sans les inconvénients. Il y a un intéressant dédoublement de personnalité à l’œuvre dans le jeu. Cette identification qui a pour cause selon Freud l’exiguïté d’une vie ordinaire, terne, plate où rien d’exceptionnel ne vient briser le rythme ordinaire des vies sans intérêt, compense la vexation que ressent l’homme du commun à n’être rien de plus ou de mieux. Cette humiliation rejoint les trois vexations majeures subies par l’homme qui portent trois noms : Copernic, Darwin et Freud. L’homme aimerait être la nécessité – à savoir être un acteur au sens strict de celui qui agit, au sens où David Copperfield s’écrie : «Serai-je le héros de ma propre histoire, ou ce rôle sera-t-il tenu par un autre ? Ces pages l'apprendront au lecteur. Pour commencer par le commencement, je note que je naquis un vendredi à minuit - du moins me l'a-t-on dit, et je n'ai aucune raison d'en douter (...)» - et non la subir. Qui pourrait donc prendre la place de David Copperfield dans son histoire (et non sa vie) ? Qui, sinon l’auteur lui-même de l’histoire ou quelqu’un d’autre, appartenant à son existence (et non à son histoire) ? Nous n’avons donc comme choix que la fiction, du côté créateur ou du côté spectateur / lecteur. Le cas de l’acteur, l’intermédiaire entre le spectateur et sa représentation, n’est pas étudié. On pourrait presque ajouter qu’il ne l’est jamais ou très rarement, comme si sa fonction était accessoire, comme si le seul intérêt résidait dans le ressenti du spectateur qui se prend au jeu du personnage. Dans la fiction, le spectateur / lecteur (et plus encore le spectateur qui vit dans sa chair, par les yeux et l’ouïe, alors que la lecture demeure un phénomène intérieur) a le droit d’échouer, mais la jouissance n’en sera que plus forte si l’échec est grandiose. A contrario, on imagine mal un processus d’identification comparable avec des anti-héros tels que Don Quichotte ou le protagoniste principal d’un film tel que The Party de Blake Edwards interprété par le gaffeur Peter Sellers. De même, les personnages incarnés par un Charley Chase ou un Harold Llyod par exemple. Le burlesque, le ridicule, la peau de banane (même si elle est anti-déparante comme celle de Charley Bowers*)

ne sont pas dignes de nos envies d’identification. Il en va de même pour les salauds absolus – certains personnages des films noirs par exemple, comme celui qui est joué par Richard Widmark dans Kiss of death de Henry Hathaway ou la monstrueuse sœur (Bette Davis) de Joan Fontaine dans le chef-d’œuvre de Robert Aldrich, What ever happened to baby Jane ?

Les limites de l’identification nous en apprennent beaucoup sur ce que nous recherchons dans le fait de se projeter dans la vie, actes, pensées et ressentis d’un personnage, d’un être virtuel, ni tout à fait vrai ni tout à fait faux. Pourtant des personnages plutôt négatifs comme le Richard III de Shakespeare ou même le Roi Lear nous attirent, malgré leur noirceur. Ou leur « manque d’intelligence », et qui n’est pas un peu familier ou complices avec les personnages de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton, lorsque leur aspect lunaire recouvre leur maladresse burlesque ? Le partage entre ce qui produit ou non en nous l’émotion fictionnelle n’est pas si aisé qu’il n’y paraît ou que semble l’affirmer Freud dans cet essai auquel je fais implicitement référence. Une de ces limites pour Freud est la dégradation corporelle. La souffrance peut être morale ou psychologique mais pas seulement ou trop physique. La limite de l’identification est posée.

* Restauration et édition en dvd par la société Lobster.

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