mercredi 12 juillet 2006

Je n’étais pas particulièrement prédisposée à lire Kleist (1777 - 1811). Je l’ai connu en lisant la superbe trilogie de Philip Pullman, puisque ce dernier s’y référait, au moins implicitement (Iorek l’ours imbattable à l’épée, la dichotomie entre l'expérience et l'innocence...). Mais mon travail sur la tragédie m’a jetée sur la route des grands auteurs qui maniaient les sentiments en fusion – dont Kleist. Je devais donc le rencontrer quoi qu’il advînt. En effet, Kleist est l’un des grands tragiques de l’histoire littéraire. C’est une âme torturée, romantique et difficile à attraper au lasso de la pensée. C’est une âme en souffrance qui souffla son génie aux quatre vents. Le drame profond de Kleist est peut-être d’exister trop intérieurement, comme ces boutons de rose qui n’arrivent pas à maturité suffisante pour s’expulser de leur coque verte et pourrissent, à moins qu’elles ne languissent, à l’intérieur du berceau végétal, retardant tellement leur explosion qu’elles perdent mesure du temps, de l’inexorable. Le développement s’achève dans une immobilité stérilisante. Certaines reines abeilles meurent ainsi, cloquées dans leur alvéole. Kleist est inachevé ou il le croit tant que cela revient au même. Il vit dans la nostalgie d’un irréel, celle d’un état antérieur qu’il n’a pourtant pu connaître ailleurs que dans ses songes, dans un avant sans matérialité.

La chute originelle est celle du savoir qui corrompt tout ; aucune action pure n’existe en ce monde. La sincérité d’un cœur est indicible. Nous sommes les mercenaires d’une fausseté consentie depuis l’aube des temps. Nous nous soumettons à cette fatalité car nous ne pouvons la briser. L’innocence retrouvée est celle de l’instant d’inattention à soi. Jankélévitch est celui qui a le mieux parlé de cet infinitésimal. L’enfant est déjà talé car il sait aussi bien maniérer que l’adulte. Observez les petites filles qui s’entraînent à cette odieuse forme de séduction – celle-ci n’est pas tout à fait abjecte, car l’enfance possède une grâce accidentelle, et on lui pardonne. Mais cette grâce est davantage esthétique que morale, vous en conviendrez peut-être.

Le théâtre des marionnettes (1810) peut presque se lire comme un délectable essai phénoménologique ou bien comme une réflexion ajourée, de portée métaphysique. La mécanique de la conscience est exposée par la médiation de la poupée. Malgré l’extrême concision d’un texte qui ne dépasse pas quinze pages, il est indéniable que Kleist donne vie à une conception de l’existence humaine qui, si elle n’est pas originale, a le bon goût de s’exposer dans la finesse d’une métaphore parfaite. Il fait jouer devant nos yeux un mouvement et expose notre ressort. Il devient l’instrument de notre autoscopie. Il y a paradoxe. Comment dire de l’intérieur ce qui ne se montre que de l’extérieur ? Deleuze, je m’en rends compte à l’instant, écrivit ceci :

« C’est que les éléments de son œuvre [celle de Kleist] sont le secret, la vitesse, l’affect. Et le secret n’est plus chez lui un contenu pris dans une forme d’intériorité, au contraire il devient forme, et s’identifie à la forme d’extériorité toujours hors d’elle-même. »
(Deleuze et Guattari, Mille plateaux)

Là où Bergson définissait à juste titre ce qui provoquait le rire comme la résultante du mécanique plaqué sur du vivant, Kleist n’agit pas différemment en invoquant un inverse, le vivant qui se superpose à la matière. Dans La double vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, le marionnettiste, Bruce Schwartz (marionnettiste dans la vie réelle), nous donne peut-être ce que Kant nous a toujours refusé : une intuition intellectuelle. Il est très remarquable de constater que cet homme de l’art ne cache pas ses mains dans des gants noirs, car nous finissons par ne plus voir ses mains. La magie du geste sublime rend aveugle au prosaïsme. Il est possible que Bergson ait eu connaissance du texte de Kleist, mais rien n’est sûr, car il donne un autre aperçu des rapports entre le vivant et le figé.

Lecteur de Kant qu’il comprend mal, Kleist s’imagine que ce dernier renonce à la connaissance humaine ; puis, il songe que la conscience nous prive du bonheur. Ce thème est celui, bien entendu, de la Genèse mais aussi du Paradis perdu de Milton. Kleist est persuadé que la raison est une malédiction. Mais la conscience de sa propre damnation ne permet-elle pas à un accent divin de s’élever, au sublime d’éclore sur le fumier de l’âme humaine ?

Cet opuscule s’inscrit dans un horizon rousseauiste idyllique. Le propos est simple : un danseur d’opéra prétend que les marionnettes possèdent plus de grâce que n’importe quel danseur car elles ne subissent pas cette malédiction qu’est l’affectation, autre nom d’une conscience trop consciente d’elle-même, qui ne fait plus porter le poids de son attention dans la précision du geste mais dans le regard intérieur ou dans celui du spectateur. La matière brute et les deux dieux seuls possèdent cette innocence gesticulatoire. C’est ainsi que l’on en revient à mon précédent billet consacré au jeu de rôle ou à la mauvaise fois sartrienne de la coquette. Que serait une conscience pure, qui ne se dédoublerait pas ? Poser la question est impertinence et déjà une faute.

« Chaque mouvement avait son centre de gravité ; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure ; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique.

Il ajouta que ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes (…) cette ligne était extrêmement mystérieuse car elle n’était rien d’autre que le chemin qui mène à l’âme du danseur ; et il doutait que le machiniste puisse la trouver autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, ou en d’autres mots, en dansant. »

(Trad. Jacques Outin, Ed. Mille et une nuits)

Ce texte me paraît une image possible du créateur littéraire.

Un an après l’écriture de ce texte, Kleist se suicidera avec son aimée, Adolfine (rebaptisée Henriette) Vogel, qui était atteinte d’un cancer sans espoir de rémission. Les suicidés sont mes frères. Ils sont, pour certains d’entre eux, comme des adultes mort-nés, qui sont entrés dans notre monde par erreur. Trop tôt ou trop tard. Ils clopinent dans les interstices.

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