mercredi 14 février 2007
« Die Welt vom Leiden aus zu verstehen ist das Tragische in der Tragödie. »

Nietzsche

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J'éprouve l'envie de partager avec vous un peu du plaisir et de l'intérêt provoqué par ce disque, malgré un manque de temps et de disponibilité flagrant.
Mon mari m'a offert, ce matin, un voyage ailleurs. Que serais-je sans lui, sinon une âme en perdition, un bateau sans sextant ? Je serai la Miranda de Waterhouse qui contemple un naufrage.
Il aime à orienter et à infléchir mes goûts et à compléter mes intérêts. Lecteur enthousiaste de Tobie Nathan, il me l'avait déjà fait découvrir par certains ouvrages, afin de m'ouvrir à d'autres perspectives thérapeutiques et conceptuelles, car j'ai toujours été très intéressée par la psychiatrie mais aussi par l'ethnologie. J'avais un peu découvert cette dernière discipline lors de ma première année d'étude en philosophie. J'aime penser et savoir pourquoi je pense ainsi et pas autrement. J'ai depuis toujours considéré que la psychiatrie (la psychologie également, quand elle n'est pas vulgarisée pour les magazines féminins - j'exècre ces productions; il n'y a rien que je déteste plus que le magazine "Elle" ou les revues qui se réclament de la psychologie et dont la pauvreté est affligeante- ou télévisées dans des émissions infâmes) et l'ethnologie étaient des cousines germaines de la philosophie.
Etrangement, en France, les études en philosophie ne pratiquent guère la différence. Il existe peu de professeurs et d'enseignement de la philosophie orientale ou extrême-orientale. Ce n'est en rien une obligation d'étudier ces autres pensées. Tout ce que je connais dans ce domaine (très peu, somme toute), je ne l'ai appris que par moi-même, plutôt freinée par mes rares maîtres dans cette volonté. Il est tout de même scandaleux que l'on puisse poursuivre un cursus entier, jusqu'au plus haut niveau, sans jamais parler des pensées chinoises, indiennes ou autres. Il n'est, dans notre pays, de philosophie que grecque et allemande (européenne). Heidegger, le responsable ? Je schématise mais j'exagère à peine. Bien sûr, on peut expliquer que cet ostracisme - voire ce racisme, le mot n'est pas trop fort - par l'idée que les autres philosophies ne sont pas construites sur le modèle qui nous est familier. On parle à l'égard de ces conceptions du monde de pensées plutôt que de philosophies. Ce choix lexical dit un mépris inacceptable et un manque de connaissance honteux.
Pourtant, il existe de nombreux traités dialectiques. Qui oserait prétendre, par exemple, que Le traité du milieu de Nagarjuna n'est pas philosophique au sens occidental ?

Nietzsche ou Schopenhauer (mes amis, comme vous le savez peut-être si vous me lisez un peu) sont difficilement compréhensibles - surtout Schopenhauer - si on ne repositionne pas leur pensée par rapport à certaine philosophie indienne. Cette voie du milieu, qui n'est pas celle du dilemme occidental, qui se situe à égale distance de la négation et de l'affirmation, permet de lui opposer le tétralemme dont Aristote avait eu l'intuition. Pour Nagarjuna, dire « il y a » ou « il n’y a pas » n’a pas de sens, car ce sont deux extrêmes qui ne sont pas réels. Nagarjuna, lui, propose la « voie du milieu » qui n’est ni une addition des deux (troisième proposition), mais elle passe entre les deux, elle est une soustraction des deux (quatrième proposition).
La raison occidentale exerce principalement sa domination sur les esprits et le réel par l'intermédiaire des trois grands principes qu’elle sécrète : le principe de non-contradiction, le principe d’identité, et le principe du tiers exclu. Or, ces principes sont-ils aussi absolus ou inconditionnels qu’ils le paraissent ? La logique ne peut-elle s’exercer que binaire ? L’exemple de la philosophie de Nagarjuna en particulier, et de la pensée orientale en général, nous montre le contraire. Peut-on alors penser sans ces principes premiers, fondateurs de notre pensée, ou au-delà de leur sphère d’influence, sans sombrer dans la folie, sans s’exclure du monde des hommes et du sens commun ? La subjectivité, puisque l’irrationnel susnommé est son autre nom, est-elle inapte à s’exprimer de manière universelle ? La pensée doit-elle toujours être désincarnée ou vécue de l’extérieur ? Ce découpage – arbitraire ?- du réel ne laisse-t-il pas de côté une part importante de ce qui est, voire de ce qui pourrait être ?
Le paradoxe est que ce dilemme évoqué à l’instant est mis en place par la raison même, ou plus précisément par sa « bonne à tout faire », la logique. Or comment penser sans raison ? Il ne s’agit pas de cela – l’homme est enfermé dans le cercle qu’elle dessine autour de lui et dont il est le centre – mais bien plutôt, peut-être, d’élargir ce cercle et d’y inclure ce que la raison a coutume de rejeter hors de lui : Chestov appelle cette « chose », le « résidu irrationnel ». Est-ce à dire qu’il faut apprendre à penser l’impensable ? Non, bien sûr, ce serait absurde, contradictoire dans les termes. L’irrationnel n’est pas tant l’impensable que l’autre ; il est plutôt ce que la raison refuse, car elle ne peut l’inclure dans son bel ordre sans menacer ce dernier, mais elle le fait sous le prétexte qu’il est incommunicable, dangereux : le vécu singulier est un animal sauvage qui a besoin d’identité, et de tous les autres concepts affiliés qui le rendent consommable ou fréquentable.
Il est, en tout cas, impossible de ne pas se demander comment la logique (et le langage qui la véhicule) peut influer sur la construction de notre vision du monde (Weltanschauung), sur notre esthétique des êtres et des choses, sur notre morale. Et si la logique était un destin à elle seule ?
La pensée est discriminatoire. Aujourd’hui, toutes les études des sciences cognitives et des neurosciences s’accordent à affirmer ce que remarquait Nagarjuna, penseur indien du deuxième et troisième siècle, à savoir que le concept découpe arbitrairement le réel (et ne retient de lui que ce qui sert ses plans), mais ce qu’elles ajoutent c’est la manière dont il découpe : en projetant notre manière, humaine de voir. La découpe est anthropomorphique. Et là où il y a de l’anthropomorphisme il n’y a pas très loin du religieux au sens large.
Pour toutes ces questions, il faut lire le limpide ouvrage de M. Bugault, qui me paraît indispensable pour qui ignore tout de cette amnésie de la philosophie occidentale.
Tout ceci avait conduit Roger-Pol Droit à écrire un livre essentiel au titre presque polémique.


Il n'est que temps de réparer ces oublis, plus ou moins volontaires.

Tobie Nathan, quant à lui, dans son domaine, est un éminent représentant de cette discipline qu'est l'ethnopyschiatrie. Son approche est très saine et fort simple ; elle est apparentée à ce que certains ont fait pour la reconnaissance de l'altérité en philosophie. Il considère qu'il n'existe pas une seule vérité (occidentale) en matière de compréhension et de traitements des maladies mentales et qu'il y a moyen, nécessité même, à confronter les diverses approches culturelles d'un symptôme.
Une maladie existe dans un contexte qui lui donne sens et certaines thérapeutiques, que l'on peut juger irrationnelles car elles laissent entrer le surnaturel, sont peut-être, dans certaines circonstances, celles qui auront un réel pouvoir de guérir. Un symptôme est un signifiant et un signifié que l'on ne peut détacher de la page où il s'inscrit.
Depuis quelques semaines, je m'accommode assez joyeusement de sonder les contes de fées, les légendes irlandaises et écossaises pour mon travail autour de Barrie. Je m'aperçois que les esprits (les djinns* comme celui d'Aladdin ou l'esprit de la nuit, Lilith

John Collier - Lilith, 1892.)


dont parle, dans ce disque, Tobie Nathan ont beaucoup en commun avec mon univers, même si les noms et les concepts peuvent changer. Oui, tout est histoire de concepts et, plus précisément, de ce que Tobie Nathan appelle "l'autonomie des concepts". A ses yeux, le concept n'est pas fabriqué mais découvert par notre entendement. Son acception du concept n'est pas celle des philosophes, mais l'on comprend l'idée sans peine.
En tout cas, la réalité que l'homme détenteur du concept découvre préexiste à l'acte de nommer et d'encercler. Pour autant, ce qui n'est pas dit, ce qui demeure invisible ou non dit, a néanmoins une existence propre. Il donne l'exemple des microbes. Ils existaient et n'existaient pas à la fois avant le concept de microbes. Mais la construction conceptuelle les fait exister d'une autre manière. Elle les récupère pour les mettre dans un ordre, qui est celui institué par la raison.
Pour les esprits, il en est de même.
Ils apparaissent à l'occasion de failles dans l'existence humaine. Ils se faufilent par les interstices ou les pores de nos vies corrodées par la ruine psychologique ou autre. Les rituels qui servent à les faire fuir ou à établir un lien avec eux ont la même fonction que le concept : les rendre visibles. A partir de la pensée conceptuelle, on ne peut penser ce qui n'a pas d'existence. C'est l'évidence même. Penser l'altérité n'est pas penser mon semblable distant, c'est laisser la place à l'impensé, voire à l'impensable.

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* Djinn : le mot provient et est lié à celui qui désigne la matrice. Certains esprits aiment se nourrir du sang des couches.

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