mercredi 28 février 2007
"Une des caractéristiques du Gardien tient, je pense, à son côté absurde. Mais en même temps, je n'ai jamais eu l'intention d'en faire simplement une farce pour rire. S'il n'y avait pas eu autre chose en jeu, la pièce n'aurait pas été écrite. La réaction du public ne saurait être réglée et personne ne voudrait le faire, mais elle n'est pas non plus facile à analyser. Là où le comique et le tragique (à défaut d'un terme meilleur) sont étroitement mêlés, une certaine partie du public choisira toujours le comique... pour, ce faisant, esquiver systématiquement le tragique de l'existence... Chaque fois que nous rencontrons cette hilarité je pense qu'elle représente, de la part des rieurs, une aimable condescendance à l'égard des personnages et qu'ainsi toute participation à leur drame est évitée."
Harold Pinter, une lettre au Sunday Times.

J'adore Pinter. Je l'ai découvert il y a une dizaine d'années, au théâtre (dans Ashes to ashes, avec Lambert Wilson), puis chez Losey (The Servant dont il écrivit le scénario et il participa d'ailleurs aux meilleurs films de Losey) . Dans ce film, le même rapport inversé subsiste que dans la pièce susmentionnée.
Pinter demeure en bonne place dans ma bibliothèque et Losey dans ma vidéothèque.

Trouver une place à soi dans le monde. Tous les personnages de Pinter, peu ou prou, en cherchent une. Ici, elle est symbolisée par une pièce, par une épave, que se disputent trois personnages étranges.
Tout d'abord, il y a ce décor hétéroclite qui dit le chaos du monde intérieur et extérieur, celui des pensées et des actes des personnages, leur fragilité, la possible et imminente cassure.

A moins que tout ne soit déjà joué... Qui sait ? D'ordre et d'équilibre, il n'existe jamais qu'en imagination, puisque nous ne cessons de tomber chaque jour davantage, dans l'attente de l'ultime chute qui adviendra au moment où l'on s'y attend le moins et de manière un peu surprenante. Notre vie est une pièce de théâtre dont nous ignorons la plupart des didascalies. Nous nous occupons simplement des changements de décor, passant d'une chambre à l'autre, d'une maison à une plus petite ou plus grande qu'elle, sans jamais quitter la vaste et ultime scène du monde, sauf peut-être pendant le court instant du sommeil. Et encore ? J'en connais un, Sigmund, qui s'attardait dans la coulisse. Quant à l'ordre, qu'en est-il ? Il n'existe pas de concept à la fois plus flou et plus fou - on sait bien qu'il n'existe pas de psychisme plus ordonné que celui des paranoïaques, sans parler des mythomanes... Précisément, d'identité il est question là aussi. Qui est Davies ? Simplement lui-même ou bien Jenkins existe-t-il aussi ? Que cache ce vieillard et dissimule-t-il autre chose que sa détresse d'être au monde ?

Ce bric-à-brac entretenu par la poésie et les folles associations de l'absurde donne aussi donne la saveur d'une fin de vie ou de monde. Personne ne meurt car tout est déjà en soi mort et vicié. Il n'y a que des questions encore plus impossibles que leurs éventuelles réponses. On a souvent comparé Pinter à Beckett. Le gardien justifie ce rapprochement à la Godot. Le langage ne dit rien, il trompe y compris ceux qui sont censés être les moins dupes de tous.






[Clichés précédents de M. le mari de Holly, cliquez pour les agrandir]


Le gardien (The Caretaker) de Harold Pinter est une pièce immensément jouée et reconnue ; peut-être la plus appréciée de ses œuvres à travers le monde. Elle fut donnée pour la première fois à Londres le 27 avril 1960. Le théâtre, plus qu’aucun autre art qui repose sur les mots, mais d’abord sur la parole qui les porte, se doit de jaillir, se soumettre le cœur haletant et l’esprit pantelant du public. Le théâtre véritable doit être incarnation d’une vérité supérieure, peut-être métaphysique, dans des personnages auxquels on ne doit jamais s’identifier tout à fait sous peine de perdre ce proche lointain qui nous les fait miroir. Ne jamais se fondre dans leur espace et leur temporalité, de crainte qu’il n’y ait plus de retour possible en soi. La magie s'opère dans la distance. Ne pas étamer la scène psychique. Il faut rendre hommage à la mise en scène, qui ne se complaît dans aucun effet inutile ou dans une grandiloquence facile à provoquer. L'adaptation me semble avoir usé de temps en temps de mots déplacés, mais dans l'ensemble je suis satisfaite.

Deux prétendus frères, l’un très inquiétant, qui a subi des électrochocs (Aston), l’autre sadique (Mick), vivent dans une maison brinquebalante. Le premier ramasse un clochard raciste et perdu



qui a manqué d’avoir le portrait rectifié par des malotrus. Il l’invite à passer quelques temps chez lui. Le vieil homme devient l'objet d'un jeu pervers et incessant dont on ne saura jamais tout à fait le fin mot. Ce qui paraît plus sûr, en revanche, est que la victime n'est pas celle qui se présente sous ces dehors à l'instant zéro... et que le tiers va monter les deux frères l'un contre l'autre dans l'idée de prendre le pouvoir.
Robert Hirsch est un acteur génial, d'une trempe rare. Il demeure à ce jour, et j'ai pourtant vu beaucoup de représentations dans ma vie, peut-être l'acteur de théâtre que je respecte le plus avec Michel Bouquet (dans le Le roi se meurt, par exemple). Il y a une sorte d'instinct bestial en lui qui irrigue sa composition, qui fait de lui, tour à tour, une créature friable et un homme dur et manipulateur. Il n'est impressionnant que parce qu'il semble vaguement inconscient de cette ferveur qui éclate dans l'esprit des spectateurs. Ce spectacle est presque insupportablement physique. Il fait mal. Nous sortons de la salle, brutalisés, la respiration courte. Très inquiets.
Si vous ne deviez aller au théâtre qu'une seule fois cette saison, c'est au Théâtre de Paris qu'il vous faudrait vous rendre. Les yeux fermés. Avant qu'il ne soit tout à fait trop tard.
*********
Catégorie :
"Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. " Marcel Proust
J'aime beaucoup attendre le facteur, le matin, car il m'apporte presque toujours une lettre ou un paquet. "Mais j'ai craint que vous, esprit subtil et cœur ultra-sensitif, ne vous mettiez martel en tête en ne recevant pas de lettre (…)" Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 531. La journée débute sous les meilleurs auspices. J'ai hésité à écrire ce petit billet, car il me paraît presque trop personnel. Mais, somme toute, l'humeur, que je considère comme le résidu vivant et le dernier frétillement d'une passion éphémère, est un phénomène étonnant à analyser et à observer.
"Le soleil et la pluie ne sont ni gais ni tristes, l'humeur ne dépend que des fonctions organiques élémentaires, le monde est affectivement neutre." Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

On a eu l'extrême bienveillance de m'envoyer un livre, dont j'ignorais l'existence et où il est question de... J.M. Barrie ! Je vais m'empresser de le lire.

Ce qui me plaît aussi, c'est cette concomitance temporelle que ce livre symbolise. Depuis quelques mois, je suis en train de me réconcilier avec Marcel Proust. Je lui dois cet effort. Dans ma prime jeunesse, j'ai lu environ les trois quarts de la Recherche et je confesse sans honte que je n'ai jamais pu rejoindre la dernière ligne. Proust m'avait asphyxiée, vidée de toute émotion, du plaisir même de lire. Sa puissance littéraire avait eu raison de ma faiblesse, comme si Proust était impossible à lire pour certaines natures. Il y a un phénomène physiologique à l'oeuvre dans la lecture de Proust. J'en suis désormais persuadée. Je me souviens de cette jeune femme entrevue à la Sorbonne, il y a maintenant longtemps, qui se promena pendant des mois un volume de Proust à la main, ondulant un peu plus alors qu'elle progressait dans ce sanctuaire de mots qui me glaçaient, essayant vainement de me faire partager son extase. J'étais un peu jalouse de ce plaisir qui m'était défendu. Aujourd'hui, j'entrevois, mais à peine, son bonheur d'alors. Depuis, je suis peut-être plus vaillante car je lis Proust, gorgée par gorgée, et ma jouissance monte peu à peu. Je me rends compte que je n'aimais pas Proust car il révèle mon impuissance et demande une attention dont j'étais probablement incapable il y a encore très peu de temps. Je songe à une explication plus élaborée.
"Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et, à l’égard des oeuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par coeur le lendemain matin. " Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs Je ne l'aime pas encore tout à fait, mais quelque chose se met à bouger dans mon esprit et je me plais en sa compagnie.
Je ne saurais trop vous conseiller les leçons d'Antoine Compagnon au Collège de France. Mais aussi et surtout les travaux du regretté Malcolm Bowie.
Et la lecture de Proust, bien entendu. Sur votre écran ou bien, plus posément.
L'autre lettre m'a été écrite par mon professeur de chinois, une femme pour qui j'éprouve amitié et admiration. N'ayant pas de cours pendant une semaine pour cause de vacances, j'ai eu dans l'idée de faire une petite version pour m'entraîner et avancer dans le manuel, de mon côté. Je lui ai envoyé par courrier électronique mon travail. Elle a pris la peine de me corriger et de m'envoyer une lettre calligraphiée. Je suppose qu'il va me falloir un bon moment pour en comprendre le sens, puisque j'ignore une partie des sinogrammes, mais je me sens irradiée par tant de bienveillance, par ce que je considère être des encouragements sincères. Et puis, et puis, je suis encore assez enfantine pour aller à la recherche des bons points, que je ramasse comme on irait à la cueillette des champignons, je m'endimanche en ayant de bonnes notes, oubliant parfois qu'il n'y a aucune espèce d'estime à attendre de la part des autres, que c'est faiblesse et bêtise, danger immense et mal défini, que ce qui importe c'est une juste opinion de soi, ni au-delà ni en deçà. Mais seul un ancien cancre demeure cancre toute sa vie, ayant besoin mille fois de prouver qu'il ne l'est plus, que l'on s'est même trompé sur lui, voulant réparer de lui-même l'injustice que d'autres lui ont faite et qui ne peut cependant être effacée. Je n'ai jamais oublié ces années d'école primaire où je m'ennuyais et où je n'aimais que l'école buissonnière, qui me permettait de lire en cachette. Je n'ai pas oublié ce mépris des gens comme il faut pour la petite sauvageonne débraillée. En y repensant, je me dis qu'un jour ils verront. Et l'instant d'après, j'éclate de rire, me moquant un peu de moi-même. Rien n'a d'importance, dans le fond. Surtout pas eux. Plus maintenant.
Je n'ai eu aucun bon maître dans mon enfance, hormis Aline.


************ Catégorie :

Les roses du Pays d'Hiver

Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.

Rechercher sur mon JIACO

Qui suis-je ?

Ma photo
Holly Golightly
Never Never Never Land, au plus près du Paradis, with Cary Grant, France
Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
Afficher mon profil complet

Almanach barrien

Rendez-vous sur cette page.

En librairie

En librairie
Où Peter Pan rencontre son double féminin...

Réédition !! (nov. 2013)

Réédition !! (nov. 2013)
Inédit en français

Actes Sud : 10 octobre 2012

Une histoire inédite de J. M. Barrie

En librairie le 2 juin 2010

Actes Sud, juin 2010.

En librairie...

Terre de Brume, septembre 2010.

Tumblr

Tumblr
Vide-Grenier

Cioran tous les jours

Cioran tous les jours
À haute voix, sur Tumblr

Une de mes nouvelles dans ce recueil

Oeuvre de Céline Lavail


Voyages

Related Posts with Thumbnails



Écosse Kirriemuir Angleterre Londres Haworth Allemagne Venise New York

Copenhague Prague

Les vidéos de mes voyages sont consultables ici et là...

Liens personnels

"Une fée est cachée en tout ce que tu vois." (Victor Hugo)

J'apprends le mandarin

Blog Archive

Entrez votre adresse de courriel :

Lettre d'information barrienne

Archives