dimanche 15 avril 2007
De Truman Capote, ce ne sont pas les singeries ou les grimaces affectées de l'homme de salon, le caniche devenu célèbre et un peu précieux, qui m'intéressent, mais les récits plus ou moins véridiques de son enfance : A Christmas Memory (lire ceci), The Thanksgiving Visitor, I remember my Grandpa... Ces textes contiennent l'essentiel à mes yeux. Ils sont le carbone de tout ce que je pourrais écrire, mille fois moins bien que lui.

En France, on ne sait pas écrire de nouvelles, ou bien les éditeurs n'en publient pas volontiers. Pourtant, c'est un genre exigeant, qui ne pardonne aucun mot en trop ou faute. Je n'en ai jamais publié qu'une seule dans ma vie, j'en ai écrit pas mal, mais j'ai cessé, car le format ne me convient décidément pas. Je suis du genre hystérique excessive.

Dans le fond, peut-être que Miss Sook est la première pour moi, avant Holly Golightly ; et, avant ces deux-là, le petit garçon mal-aimé qu'il fut.



Petit souvenir d'enfance, dont l'évocation m'a été suggérée par une correspondance assidue en direct de l'Amérique, avec mon ami Jim.



Patte-de-canne

La mémoire est capricieuse parce que, souvent, elle ne restitue les êtres du passé que par des détails, des fantômes gouailleurs sans contour ; elle ne livre que de fugitives visions, la plupart du temps plus intellectuelles que sensibles ; elle frappe avec un emporte-pièce sur la mosaïque du temps vécu. La mémoire est un alambic. L'avantage de telles lacunes, c'est qu'elles nous autorisent à vivre une seconde fois notre passé en étant un peu plus maître de son déroulement : je crois que je n'ai vécu que dans l'attente de ce jour où je serai en mesure de recréer ce passé, de faire dévier, même de façon infime, chaque être et chaque événement de son centre intime de gravitation, du petit pivot auquel il s'accroche. Je me suis donné, dans l'acte d'écrire, le droit suprême d'être infidèle à tous et à tout. Dans l'écriture, il n'y a que la vérité que l'on veut bien lui donner, en tant que démiurge, et celle que l'on veut bien prendre, en tant que lecteur. Les personnages de roman et les situations auxquelles ils participent sont presque toujours bien plus et bien moins cruels que l'auteur ne le laisse entendre. La véracité n'a aucune valeur en littérature, c'est la force seule qui compte et elle a tous les droits : le talent ou l'impuissance à se survivre. Quoi qu'il en soit, ce que l'on tait, soit par pudeur, soit par lâcheté, ou encore par lassitude, c'est cela seul qui en définitive restera et témoignera de notre fiasco.
Je me souviens que le père Miau était un vieil homosexuel, grand, étique, le teint et les cheveux blancs, avec des yeux bleus humectés. Il vivait dans une petite maison peinte en gris qui était installée sur l'extrême bord du trottoir. Son seul compagnon officiel était un fox-terrier à la fourrure blanc sale qui adorait le sucre et répondait au nom de Mickey.



Il y avait une vraie passion entre ces deux êtres, comme il n'en existe guère chez les êtres humains : ils prenaient soin l'un de l'autre, sans pensée égoïste. Mickey ralentissait sa course lorsqu'il sentait que le vieux peinait à le suivre, et ce dernier, qui n'avait pas le sou, se privait sûrement pour offrir des friandises au roquet. La première chose qui m'a profondément découragée de vivre fut la tragédie qui survint dans la vie de ce couple. Je ne comprends pas pourquoi les hommes finissent presque inévitablement par accepter de vivre en payant un tribut aussi lourd, la sécheresse du cœur. Il faut qu'ils soient pourvus d'une sacrée dose d'indifférence. A moins que toute la vérité ne réside dans le fait qu'ils n'aiment jamais, sans pour autant cesser de s'illusionner sur ce point. Il y a dans notre organisme je ne sais quel antidote ou anticorps que nous fabriquons contre la tristesse. Une tristesse que pourtant nous sécrétons aussi, et peut-être en même temps que son contrepoison.
Le père Miau fut victime d'une attaque d'hémiplégie et on le transporta à l'hôpital, où il demeura de longues semaines loin de Mickey. Les Ravier, les voisins, songèrent -et l'idée de l'ouverture imminente d'une succession, sans héritiers, les aida dans cet effort de pensée - à leurs devoirs envers leur voisin esseulé. Ils vinrent nourrir Mickey et le sortirent deux fois par jour. Ils le retrouvèrent mort un matin. J'ignore qui apprit la triste nouvelle au père Miau ni quelle fut sa peine, mais pour la première fois de mon existence, je m'interrogeai sur le sens de ce qui me semblait être une injustice. Plus tard, je compris qu'il n'est jamais question de justice ou d'injustice, mais seulement d'événements aveugles et impersonnels que s'attribuent les hommes et dont ils s'imaginent être les uniques destinataires. Dieu, s'il existe, ne distribue pas de bons points.
Ma grand-mère s'affligea évidemment des malheurs de son voisin et projeta une visite à son chevet, elle, qui ne sortait plus à l'époque qu'une ou deux fois par an, et encore seulement en pantoufles, rapport à se pieds déglingués. Elle commanda, dans ce but, chez les Des Grameau -les pâtissiers les plus médisants de toute la ville- deux douzaines de biscuits à la cuiller, aussi immangeables que coûteux. Elle prit un taxi et se rendit auprès de lui, avec son précieux paquet sous le bras, qu'elle écrabouillait contre son thorax et sa poitrine mafflue, tant elle était aiguillonnée par la découverte de sa propre générosité. Elle le trouva assis dans un fauteuil, et elle ne vit que ses yeux. On aurait dit une cuvette bouchée : ils étaient plein d’eau. Ils ne regardaient déjà plus rien de réel. Sa visite impromptue ne lui apporta aucun bien-être et, même si elle le sentit avec évidence, elle ne regretta pas son geste. Mais je crois qu'elle se rendit compte qu'elle n'était pas faite pour la bonté. Elle avait peut-être trop besoin qu'on l'aimât en retour. Je ressens tout le contraire : l'idée que je puisse me rendre utile et que l'on puisse avoir l'envie de m'aimer en retour, sans que je l’aie décidé, me dégoûte. Heureusement, cela ne s'est pas produit plus d'une ou deux fois jusqu'à ce jour : la première fois, j'avais dix ou onze ans, et c'est Patte-de-canne qui fut responsable de ce réflexe de fuite qui me caractérise lorsque je me sens coincée dans un piège à bons sentiments. Patte-de-canne était une vieille femme désabusée de quatre-vingts ans qui traînait une jambe droite inerte. Elle était décharnée (dans un bien plus mauvais état que le père Miau), son visage était creusé au niveau des mâchoires, ce qui avait pour résultat de faire apparaître des joues saillantes et un menton de sorcière, ses yeux étaient enfoncés dans leur orbite, sans doute avaient-ils eu trop de misère à contempler et cherchaient-ils à camoufler leur pauvre lumière derrière une paupière ratatinée.
Rien d'étonnant à ce que les vieux me préoccupent autant si l'on réalise que j'ai passé la quasi totalité de ma vie auprès d'eux. Partager le désespoir, ou plus exactement l'absence d'espoir -le désespoir suggérant certainement une forme de lutte dans le refus- des vieux, leurs incalculables tracasseries liées à leurs diverses infirmités physiques, présentait un inconvénient : c'était un peu comme connaître la fin de l'histoire alors que l'on en est qu'au début. La vie perd inévitablement de sa saveur. Tous les vieux que j'ai connus avaient ce même air résigné, quoiqu'un peu boudeur, et je me demandais souvent comment vient le consentement à la mort, mais peut-être n'est-ce que le renoncement à la vie. Ils me l'ont appris, bien qu'au début j'eusse eu du mal à me faire à cette idée : c'est par fatigue, plus encore que par ennui, que les hommes se défont de la vie comme d’un linge sale. Lorsque l'on vit assez vieux pour être vermoulu, culbuté, délabré, usé jusqu’à la corde sensible et que l’on n’a plus, dans sa besace, que de vagues regrets sans rien ou personne à qui les attribuer, il est alors très rare que ce soit la vie qui prenne congé des vieux, ce sont eux qui la balaient d'un revers de main, avec un geste semblable à celui qui chasse une poussière ou un insecte, mais sans tristesse.
Patte-de-canne ne s'éloignait jamais de sa drôle de petite bicoque blanche, et son mari les ravitaillait, chaque jour, auprès des commerçants du marché, à deux pas de nos habitations respectives. Il demeurait assez vaillant malgré son grand âge et pourvoyait aux besoins peu exigeants du ménage. Ils vivaient ensemble sans trop de désagréments, semble-t-il, ni mieux ni plus mal que la plupart des couples mariés, jeunes ou vieux : dans une médiocrité domestiquée, sans appel. J'oublie peut-être le jour où Patte-de-canne coursa -le mot est mal choisi compte tenu de ma description précédente- son mari avec un hachoir à la main, en hurlant qu'elle allait le tuer. Personne ne sut comment leur voisine, Madame Lemoine, parvint à mettre fin à ce « regrettable incident » ni les motifs de cet accès de rage, ultime soubresaut de la vie qui brûlait encore en elle, avant-dernière convulsion de l'aigreur. Le mari de Patte-de-cane ne tarda pas trop à réaliser l'apparente volonté de l'infirme-au-hachoir, mais je n'ai aucune raison de présumer que sa mort ne fut pas « naturelle ».
Madame Lemoine, dont je n'ai ni bien ni mal à dire, prit la relève du défunt et s'occupa de Patte-de-canne, elle adopta ce rôle avec désintéressement et dévouement parce que ses journées étaient vides : les voitures de ses enfants n'étaient pas en assez bon état pour entreprendre un voyage, et, fréquemment, ils étaient désolés d'être dans l'impossibilité de venir l'embrasser et de lui apporter, eux-mêmes, une mauvaise boîte de gâteaux secs expédiée, une fois tous les trois mois, par voie postale. Malheureusement pour Patte-de-canne, la bonne volonté de Madame Lemoine eut à souffrir de la fêlure d'un fémur excentrique, et l'infirme resta seule pendant les mois de repos que nécessita l'os brisé. L'épicier du coin profita de l'aubaine et lui livra de quoi manger. Il fut d'ailleurs le seul à se risquer dans sa tanière parce que tout le monde la reluquait, en coin, depuis l'affaire du hachoir et la mort subite de son époux, un vieillard apparemment en bonne santé. Je m'avisai tout de même, de mon propre chef, sans que ma propre vieille y trouvât à redire, de lui apporter des fruits et un bouquet de marguerites. Je voulais probablement mimer la bonté de ma grand-mère - les enfants sont des êtres parfois très conventionnels - et être digne de l'amitié des Quatre filles du Docteur March, dont j'avais récemment fait la connaissance. Patte-de-canne accueillit mon geste avec trop d'effusions ; elle avait dû être dépouillée de toute forme de tendresse depuis longtemps, depuis toujours, et ne savait pas la manière. Mais ses débordements d'affection nerveux m'effrayèrent, ses mains s'agrippaient à moi, elle s'enthousiasmait pour un acte presque involontaire en somme, une sorte raptus, et cherchait visiblement à mettre en branle tous les artifices à sa portée afin de me retenir un peu plus longtemps. Dieu sait qu'elle en avait des malheurs à se faire consoler, mais je n'étais pas très concentrée : j'avais envie de me gratter l'épaule, les moustiques avaient encore fait un festin, la nuit dernière. Etrangement, ma pitié et ma compassion avaient disparu pour laisser place à ce qui pourrait se définir comme un vague écœurement. Je méprisais cette peine dans laquelle elle se complaisait et dont elle faisait son fonds de commerce. Une peine ruisselante qui, visiblement, lui donnait de la joie. Je n'aurais pas été étonnée d'apprendre qu'elle se masturbait un peu le coeur en pensant à sa vie de pupille, à son jeune fiancé mort à la guerre. Sa bouche effilée prenait forme, un peu de bave coulait le long des commissures, elle était avide de malheurs. Elle dégueulait ses larmes. C'étaient pour elle des sucreries dont elle se gavait et qui lui gâtaient le caractère. Je me méfiais de ses chatteries à n'en plus finir. Son regard était matois et il ne me trompait pas. Je ne savais plus quelle tactique employer pour me débarrasser d'elle : elle prenait des habitudes et m'empoignait par les bons sentiments qu'elle croyait à tort déceler en moi. Ce petit jeu me lassa au bout d'un mois de clabauderies, de listes de courses et de prétextes pour m'attirer chez elle. J'avais enfin trouvé un moyen efficace pour l'éviter (elle me guettait derrière son carreau et se précipitait dès qu'elle apercevait une paire de nattes au coin de la rue, si bien que je n'osais plus sortir) : je prenais mon élan quelques mètres avant son antre et je courais aussi vite que j'en avais la force, ne m'arrêtant qu'une fois parvenue au marché. Les premiers temps, j'eus raison de sa finesse, mais elle saisit rapidement le sens de ma précipitation, et je l'entendis crier mon prénom pendant plusieurs jours, enfin elle finit par se fatiguer. Mais je l'entends encore ce cri : une sorte de glapissement hystérique, mais je ne conserve aucun remords de mon échappée, sinon un peu de honte, un sentiment plutôt familier.

Tous ces gens sont maintenant morts et j'ai à peine l'air vivante quand je parle d'eux.
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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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