jeudi 19 juin 2008


Idées en déroute, à la faveur de pensées cinématographiques et kierkegaardiennes, concernant L'homme qui aimait les femmes, le film de Truffaut que j'ai le plus revu dans ma vie. J'en ai déjà parlé ici et je ne m'en lasse pas.

Et puis je suis une grande amoureuse de
Charles Denner et, certains jours, il me manque terriblement, même si cela peut paraître étrange de dire cela d'un parfait inconnu.



S’interroger sur la responsabilité du séducteur, à savoir sur sa volonté de séduire, ou sur son charme inconscient, c’est autant s’interroger sur la liberté de celui-ci que sur la liberté de celui qui fait les frais de cette séduction. En outre, si l’on considère que la séduction a une connotation morale, peut-être plus désuète aujourd'hui qu'hier, l’intérêt du sujet prend une autre ampleur. En effet, au départ « séduire » a le sens de faire perdre à une femme, à une jeune fille sa vertu, et a pour synonyme « déshonorer», «abuser », « suborner»…

Instantanément, la séduction a à voir avec le sexe (même s’il existe une séduction intellectuelle, qui n’a pas peut-être pas d’autre but que la captation de l’esprit). Le séducteur ou la séductrice essaie d’obtenir des faveurs (sexuelles ou non) de la part de la proie convoitée. Prise dans un sens large, la séduction, essaie de mettre sous le pouvoir de celui qui en joue un autre être et de le conduire à commettre, comme si cela ne dépendait que de sa volonté propre, des actes ou même à éprouver des sentiments et des pensées. En somme, le séducteur s’infiltre dans la volonté et la liberté d’autrui. Le séducteur prend au piège un être en le forçant à entrer en relation avec lui, pour une chose minime, qui n’engage à rien - selon toute apparence- mais qui se révèle être un piège qui conduira cet être à accomplir des actes de plus en plus importants jusqu’à la reddition complète. Le séducteur ne force pas, il laisse venir à lui, en toute liberté, il n’use pas de violence morale ou physique et cependant, il oblige. Il y a fort à parier que la nature de cette obligation sans contrainte, et qui n’est pas plus affiliée à un devoir, nous en apprendrait sur la nature de la liberté du séducteur et sur celle du séduit. Comment le séducteur engage-t-il sa « victime » consentante et la sépare-t-il (étymologie) d’elle-même ?



Dans L’homme qui aimait les femmes, le cinéaste a traité, selon ses dires du « thème du coureur de femmes, névrotique, frénétique, compulsif »(1). Truffaut disait ceci de son film : « Le principe de L’homme qui aimait les femmes est le contraire du type qui voit une fille dans la rue et qui l’invite à venir boire un verre. Lui, il se donne un mal fou pour les atteindre, mais il ne les aborde jamais directement. Par exemple, il relève le numéro d’une plaque minéralogique et ça lui prend une semaine pour retrouver la trace d’une paire de jambe entrevue. C’est la complication qui m’a intéressé, le détour. Ce type fait tout de manière indirecte. Denner va bien dans ce personnage parce qu’il a une gravité naturelle, il sourit rarement, il a quelque chose de farouche, de sauvage.»(2); « je n’ai pas voulu tracer l’itinéraire du dragueur entraîné à la performance. J’ai choisi volontairement un type d’individu anxieux, secret ; qui évite les conflits tout en volant irrésistiblement de femme en femme, par peur de se fixer peut-être, par peur d’accorder trop d’espace à un sentiment unique. (…) Car un dragueur, c’est aussi quelqu’un qui a peur de l’amour. » (3) et plus surprenante cette déclaration de Truffaut : « L’homme qui aimait les femmes s’appelait pendant longtemps Le Cavaleur et, dans mon esprit, secrètement, je le rangeais dans la catégorie des films de criminels, d’hommes qui tuent les femmes. » (4) Le cinéaste n’étant pas avare de confidences, il nous livre la clé de son personnage : « Ca me plaisait d’aller au-delà du fait que Bertrand avait seulement souffert d’une mère détestable. Il en avait aussi subi la séduction, c’est ce qu’il cherche à recréer dans les femmes qu’il rencontre. » (5) Il renchérit dans sa préface à sa « mise en roman » (6) du scénario de tournage : « Si une phrase pouvait servir de commun dénominateur aux amours de Bertrand, ce serait celle-ci, de Bruno Bettelheim dans La forteresse vide : « Il apparut que Joey n’avait jamais eu de succès auprès de sa mère. » » Voici la scène, un extrait de la scène clef du film (le narrateur, Bertrand Morane s’exprime comme il suit) : «Ma mère avait l’habitude de se promener à demi nue devant moi, non pour me provoquer évidemment mais plutôt, je suppose, pour se confirmer à elle-même que je n’existais pas. » (7) La mère du jeune Bertrand Morane séduit involontairement et peut-être même inconsciemment son fils, et cette séduction passe par son indifférence, par son statut de déesse inaccessible aux yeux du fils. Sans le vouloir, je suppose, Truffaut confirme, la scène de séduction décrite et théorisée par Freud, censée expliquer la genèse de certaines psychonévroses (et donc peut-être la pathologie de notre héros), et abandonnée par la suite par le psychanalyste.

Bertrand, lui, usera sciemment de son charme, bien qu’avec une certaine innocence et une certaine moralité : il permet aux femmes séduites de s’aimer mieux (Cf. "la femme au nez" et "la femme aux lunettes trop grandes"). Il veut séduire, non pour se venger de la séduction maternelle qu’il a subit et dont il souffert, mais pour se prouver son existence dans les yeux et les actes de l’autre (existence que lui a refusée la mère). A cet égard, lorsqu’il échouera auprès de la vendeuse de lingerie, il se mettra à écrire le livre de ses aventures passées et présentes et consignera autant en mémorialiste qu’en collectionneur ses diverses conquêtes. La boucle est bouclée, car, enfant, lorsque sa mère ignorait sa présence, elle lui interdisait de bouger ou de faire le moindre bruit, il n’avait que le droit d’être assis et de lire. Son goût des livres est associé à l’indifférence de sa mère. De même la rédaction de son livre est consécutive de son échec de séduction auprès de la vendeuse de lingerie. Écrire lui permet de ressusciter les « cadavres » des femmes prises au piège. D’ailleurs, il dit « je ressens alors, pendant quelques secondes, l’impression étrange de revivre quelque chose que j’ai déjà vécu. » (p. 34) De même, il écrit ce livre, et se souvient que sa mère tenait « la comptabilité de ses amours. » (p. 54) et il procède « au recensement des femmes possibles » (p. 58) En outre, il déclare : « l’enfant ? C’est moi ! » (p. 95) Une autre femme fait pendant à sa mère dans son histoire personnelle, Véra, la seule qu’il ait jamais aimée.



Le langage du séducteur :


Champ lexical de la chasse et de la pêche : « Il faut stocker pour l’hiver, poser des collets, lancer des cannes à pêche, prendre des options. » (p. 30)



Psychologie du séducteur :




« Après cet élan amoureux coupé net, j’ai besoin d’une compensation, d’une émotion nouvelle. » (p. 23)


« Je me suis aperçu que la compagnie des femmes m’était indispensable, sinon leur compagnie en tout cas leur vision. » (p. 40)


« Mais qu’est-ce qu’elles ont toutes ces femmes, qu’est-ce qu’elles ont de plus que toutes celles que je connais ? Eh bien, justement, ce qu’elles ont de plus, c’est qu’elles sont des inconnues. » (p. 42)


Une de ses maîtresses lui dit : « Non seulement tu ne veux pas aimer mais encore tu refuses qu’on t’aime. Tu crois que tu aimes l’amour mais ce n’est pas vrai, tu aimes l’idée de l’amour. » (p. 51)


La méthode du séducteur :


Elle obéit à une stratégie bien définie : Bertrand est soucieux de son image, de sa crédibilité ; il ne veut pas passer pour un dragueur ou un coureur de jupons, pour preuve, il n’essaie pas de séduire le personnage interprété par Nathalie Baye lorsqu’il découvre que cette dernière n’est pas la propriétaire des jambes aperçues chez le teinturier.


« Vous avez une façon spéciale de demander. C’est comme si votre vie en dépendait. » (p. 25 et p. 26 en entier, ainsi que pp. 30-31 et p.60)


Bertrand procède par substitution et métonymie :


- par substitution : « Pas de femme chez moi ce soir, ma nouvelle maîtresse s’appelle Mademoiselle Underwood. » (p. 49)


- par métonymie : il aime des jambes, une paire de lunettes, une démarche, un défaut (l’ouvreuse sourde et muette), etc. Il est un peu fétichiste.


Metteur en scène : « Avant l’arrivée de Fabienne, j’avais allumé un feu dans la cheminée, elles adorent toutes le feu de bois. » (p. 50)
Il ment : « (…) pour faire sa conquête je lui avais donné l’impression de vouloir entrer dans sa vie alors qu’il n’en était pas question. » (p. 52)

Prise de contact indirecte : p. 95.

But du séducteur
: obtenir faveurs sexuelles (cf. p. 63)

Il conçoit la séduction comme une bataille (p. 79)

Bertrand truque la réalité, alors qu’il manifeste un souci de véracité et d’honnêteté dans l’écriture de son livre : il parle du « dérisoire et de la fébrilité » de ses « recherches » (p. 92)

C’est une femme qui lit et refuse en premier son livre et c’est une autre femme qui se bat afin qu’il soit accepté.

Bertrand ne veut séduire que les femmes qui lui plaisent, il est donc d’abord séduit … D’ailleurs, il affirme à son éditrice : « (…) j’aime bien être conduit par une femme. » (p. 112)

Truffaut, par l’intermédiaire de son personnage, essaie peut-être de séduire toutes les femmes.

Tout se passe comme si le charme du séducteur, en nous apparaissant et en nous soumettant à lui, nous révélait et comblait dans un même temps un être que nous ignorions exister en nous-mêmes. Au fond, bien que nous soyons soumis à ce charme, le charmeur (qu'il faudrait distinguer du séducteur) n’est pas complètement responsable de notre état : il ne nous attire pas vers lui, contre notre gré, c’est nous qui sommes prédisposés à cette attirance. Peut-être même projetons-nous en cet être charmant, plutôt que charmeur, nos désirs et illusions. Il y a une certaine volonté d’identification ou de fusion avec la chose ou l’être charmant, ceci se manifestant par l’analyse de l’état inverse, qui serait, au pire, la répulsion et, au mieux, l’indifférence.

De là la différence entre le charme et son commerce (sans jeu de mot) : faire du charme, jouer de son charme, autant d’expressions qui constituent des synonymes de la séduction proprement dite. Le séducteur est celui qui connaît son pouvoir (son charme spontané) sur un autre être et qui tient à en tirer profit, ou qui agit de telle sorte qu’il puisse charmer autrui (il connaît ou devine les attentes d’un être et essaie de se créer un personnage qui sera charmant aux yeux de la personne visée, ou même il essaie de convaincre un être que les rêves qu’il lui propose sont ceux qu’il a formés en son sein). La séduction est un charme intéressé et non pas seulement intéressant.

La séduction veut souvent se faire passer pour un simple charme ; en effet, le séducteur n’est pas nécessairement et naturellement charmant (le personnage de Truffaut l’est, mais dans son innocence, ou pour le spectateur de son manège), il est parfois un calculateur et un manipulateur, qui crée du charme ; il ne révèle pas autrui à lui-même mais cherche à le convaincre qu’il est ce qu’il veut bien qu’il soit. Si nous en revenons à l’étymologie (se-ducere), il est facile de comprendre qu’à l’inverse du charme (qui me reconstitue avec moi-même), la séduction exercée sur mon être me sépare de moi-même. Reste à déterminer non pas pourquoi (nous venons de le dire, le séducteur s’emploie à me tromper et à me faire adhérer à une manière d’être qui n’est pas la mienne) mais comment.

Il y a une obligation ressentie par l’être séduit vis à vis de son séducteur. Bien que cette obligation ne puisse être assimilée à une contrainte physique ou à un devoir de façon patente, il ne s’agit pas de cette douce influence ou insinuation (8) du charme, l’on peut affirmer néanmoins que la séduction est une violence subtile, à peine perceptible, parce que inavouable à la conscience du sujet lui-même. Cordelia, la victime de Johannes, dans Le journal d’un séducteur de Kierkegaard,


ne peut admettre son manque de clairvoyance quant aux intentions de son «fiancé», et non pas uniquement pour une simple raison d’amour-propre, mais si elle reconnaissait la nature de cette duperie, elle perdrait le sens de la réalité, et là est tout le talent du séducteur de déplacer la responsabilité qui lui incombe sur les épaules de sa victime, de séducteur il devient le séduit, et de séduite la victime se métamorphose en séductrice. Pour comprendre les méandres de cette manipulation, il faudrait disséquer cette obligation que nous estimons être à l’origine de l’entreprise de séduction.

Ce qui est remarquable c’est la situation étrangement paradoxale dans laquelle le séducteur met sa victime : elle devient son débiteur, elle lui est redevable dès lors qu’elle lui accorde la première, même si elle est infime, des attentions. Accorder un sourire ou un regard prennent valeur d’engagement envers le séducteur, c’est-à-dire qu’il sait donner du poids à ce qui n’en a pas, du sérieux à ce qui n’est que légèreté ; le séducteur est un alchimiste qui crée la confusion dans le vouloir et la conscience de sa victime. L’acquiescement du regard ou du sourire est interprété (ou plutôt le séducteur feint de l’interpréter, donc il y a le problème de la mauvaise foi à prendre en compte dans la problématique de la séduction ) comme la signature d’un contrat dont la rupture incombe à la victime ; la victime est mise dans une situation de crise morale par son manipulateur, celui-ci fait pénétrer sa victime dans son théâtre, dans un système d’interprétation créé pour elle seule. Le système mis en place par le séducteur a quelque chose du délire interprétatif.





Autant le charme est profond et s’insinue (tout en paraissant superficiel), autant la séduction est superficielle (tout en paraissant profonde) ; autant le charme est léger - bien que sérieux - autant la séduction est lourde parce que désinvolte.


(1) Le cinéma selon François Truffaut, textes réunis par Anne Gillain, Paris, Flammarion, 1988, p. 353.
(2) Ibidem, pp. 353-354.
(3) Ibidem, p. 358.
(4) Ibidem, p. 367.
(5) Ibidem, p. 356.
(6) L’homme qui aimait les femmes, Paris, Flammarion, Coll. « ciné-roman », 1977.
(7) Ibidem, p. 83.

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