mercredi 30 septembre 2009
Très peu de personnes ont réellement compris la signification de mes Roses de décembre, leur motif caché. Un seul lecteur, écrivain, l'a énoncé un jour, avec un peu de précision, et l'un de mes meilleurs amis l'a compris en un clin d'oeil. Quant à ma Fauna, elle sait, puisque nous sommes de la même race, et c'est un compliment que je me fais, car elle vaut mille fois mieux que moi. Je ne veux pas jouer les mystérieuses, mais le motif est bien présent, mais pas nécesairement celui qui crève les yeux. C'est ainsi que chaque billet de ce JIACO, qui existe depuis quatre ans (son anniversaire, hier), du plus petit et du plus médiocre au plus "élaboré" possède un lien avec tous les autres.




Du motif et des thèmes qui exposent le motif, en général, ai-je envie de parler, vaiation infime sur des propos déjà contenus dans quelques-uns de mes travaux ou même d'une certaine discussion avec un de mes amis, doctorant en philosophie de son état.

Le motif [Cf. la fin de ce billet-ci] est le latent qui se manifeste dans le thème manifeste, bien que celui-ci ne le dise pas en tant que motif, car le propre du thème est d’être inconscient, jusqu'à un certain point (que je nommerai ailleurs "point d'incandescence") de son motif. Le motif est un rapport, peut-être. Entre des forces. Ou des visions superposées, sachant que seule l’une des visions ou des forces contient toutes les autres, sans être elle-même contenue. Le motif est le principe moteur et le sens immanent, ce qui donne raison d’être, ce sans quoi la chose n’est pas entière. Une finalité, à savoir une causalité à l'envers. C’est ce qui fait, par exemple, que l’on peut dire de la fiction, du littéraire, qu’ils sont plus vrais que le vrai ou le réel de l'existence prosaïque de tel individu. Le thème est ce qui permet à ce motif de se dire en se cachant ; le thème extériorise le motif ; le motif est la raison suffisante, mais impénétrable, du thème. On peut croire comprendre le thème sans jamais soupçonner qu’il ait un motif derrière lui. Lecture imbécile et compréhension superficielle des êtres ou des oeuvres d'art. Nous sommes alors dans le registre des apparences. Ceux qui savent lire, pour reprendre une idée d'Owen Meany, le personnage de John Irving, sont ceux qui savent relier les détails à l'ensemble, voir le tout dans le fragment et la fin dessinée en pointillée dans chaque épisode de l'histoire.


Là où mon adhésion aux idées d'OWEN / Irving s'effrite, c'est lorsqu'il dit que l'existence humaine n'est pas aussi bien "écrite" que celle des héros de roman. Je crois qu'elle s'écrit tout aussi bien mais que le motif est bien plus malaisé à percevoir, lorsqu'il s'agit de notre vie ou de celle de nos très proches, puisque le motif nous est tout autant intérieur que le motif de l'écrivain l'est au personnage de fiction, qui poursuit sa course aveugle - à supposer qu'il ait une conscience, que lui prêtera l'auteur... Nous n'avons pas conscience de notre motif. L'auteur, si bon romancier soit-il, n'a pas non plus conscience de son motif personnel. Mais, au moins, à inventer ou à tenter de cerner celui de ses personnages, il sait l'existence d'un tel motif. C'est peut-être le désir et le refus d'un tel dévoilement qui le pousse à écrire et à craindre, en même temps, que d'autres ne serrent de trop près son motif, son secret d'âme. Ainsi entendis-je la plainte de Simenon : "Cela m'agace de voir les gens les mieux intentionnés, surtout les mieux intentionnés, chercher dans mes romans ce que je pourrais y avoir mis de moi-même. Ils ne se rendent pas compte du mal qu'ils me font, parce qu'ils me rendent conscient d'une certaine chimie que je ne dois pas connaître, et qu'ils m'empêchent parfois d'écrire comme il me plairait. Comment, avec quoi un roman est fait, cela ne regarde personne, et son auteur surtout, n'a pas à le savoir." (Quand j'étais vieux, 25 mars 1961, je souligne)
La crainte est inutile, je crois : le motif est insaisissble dans son entièreté et on se projette trop soi-même dans la recherche des motifs des autres. On se recherche toujours davantage soi-même...
À notre image, le héros de l'histoire n'a pas conscience du destin qu'il écrit lui-même et qui s'écrit encore davantage en lui. Certes, dans son cas, c'est son créateur qui lui a attribué ce destin. Or, si Dieu n'existe pas- et il faut avouer que l'idée de Dieu ressemble trop à la satisfaction d'un désir infantile en nous pour avoir une quelconque réalité -, il me semble néanmoins y avoir un motif en toute existence humaine, motif créé par l'inconscient, par un subtile mélange d'inné et d'acquis, qui crée un cadre à notre existence ou un caractère qui supporte nos actions. Je crois que la distinction du thème et du motif peut se retrouver chez Schopenhauer , dans des accents terriblement leibniziens et aristotéliciens, (je confesse mon attachement à la notion d'essence, pardon, mon père - suis-je terriblement religieuse, malgré moi ?) lorsqu'il théorise l'idée du caractère empirique et celle du caractère intelligible - problème incroyablement difficile, lorsqu'on envisage toutes ses implications dans la philosophie de Schopenhauer. À cet égard, il convient de recommander le livre de Philonenko :
L’entreprise généalogique de Nietzsche procède en quelque sorte d’une vaste recherche de motifs. Mais l’entreprise généalogique a aussi son motif, elle est le thème d’un motif qu’elle ignore… A l’infini, peut-être, même s’il faut bien s’arrêter quelque part. Le motif est à la fois la source et l’endroit où convergent toutes les forces déployées par un ou des thèmes. C’est ce que Jankélévitch appellerait "l’organe-moteur". Le thème, c’est le contexte, la tapisserie, l’entrecroisement des mobiles, des causes, des effets.
Certaines oeuvres, plus que d'autres, semblent davantage propice à la recherche d’un motif, celle de James bien sûr, ou encore celle de Virginia Woolf, mais c’est presque trop évident. Au sujet de cette dernière, notez ce qu’elle dit au sujet de l’image du phare (1), sans son roman, To the Lighthouse : celle-ci n’est qu’un prétexte ou une image qui attire à elle divers sentiments et les contient sans avoir d'autre sens que cette fonction de contenant. Le phare doit devenir le dépositaire des émotions des lecteurs, quelles que soient ces émotions. Mais le phare ne signifie rien en lui-même et l'auteur ne veut pas le savoir... Le phare est une représentation concrète, mais vide, du motif abstrait et impénétrable de son œuvre. Par cette image vous pouvez presque « palper » psychologiquement le motif, en ressentir la présence, mais vous ne savez pas ce qu’est ce motif. Woolf elle-même ne le sait probablement pas entièrement. Le propre du motif c’est de vous attirer à lui et de prendre la forme de votre propre motif, que vous ignorez plus ou moins aussi. La lecture véritable, c’est cela. L'écriture véritable aussi.
Le motif de x devient votre motif. Et c’est seulement ainsi que vous atteignez le motif, l’autre, sans savoir ce qu’il est mais en reconnaissant sa présence. Le style même de James est en lui-même un enroulement formel du motif. Mais si vous déroulez les mots et les phrases, vous perdez le motif, qui n’existe qu’en situation d’être enroulé. La forme simule sa présence. Il faut aussi songer à Barthes et à la bathmologie : la construction en spirale, qui dissimule un motif. Peut-être que la recherche du motif dans le ou les thèmes implique d’être bathmologue.
Il faut donc songer à Barthes, disions-nous. La bathmologie est une construction en spirale, qui dissimule peut-être un motif. Être bathmologue, c’est être conscient des espaces ou des interstices qui existent entre mes paroles, entre mes pensées, entre mes paroles et mes pensées, entre moi et autrui ; puis en jouer peut-être, de temps en temps, pour ne pas en souffrir toujours. Il faut croire que le même décalage ou recul de soi à soi et de soi aux autres existe, bien qu’autre, dans le geste artistique au sens large, du moins pour certains gestes artistiques. Tout ce qui comporte des degrés ou des strates : l’ironie, l’humour, la mauvaise foi, le kitsch, le second (ou dixième) degré dans le propos, le jeu social, le jeu de l’acteur, etc. est l’objet de la bathmologie. Ce dernier mot nous vient de Roland Barthes qui lui donne naissance ainsi : « Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l’expression, de la lecture et de l’écoute (“vérité”, “réalité”, “sincérité”) : son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. » (Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1995, p. 71.) Roland Barthes est donc celui qui a inventé ce néologisme de bathmologie, dans le prolongement de certaine pensée de Pascal, par exemple, qui énonçait l'idée qu'il pût y avoir des degrés dans la pensée et le jugement énoncé. La vérité, la réalité, la sincérité ne sont pas unes, ne sont pas d’un bloc, mais comportent des paliers, des strates. Les degrés sont en moi, par le fait de ma conscience qui dédouble, mais aussi hors de moi, car les choses ne sont pas sans épaisseur. À proprement parler, la bathmologie n’est pas une science, et ce malgré l’étymologie. C’est davantage une conscience aiguë des degrés, des sédiments, et de la mise à distance et en regard de ces degrés. La bathmologie est la pensée que toute pensée, tout discours et, peut-être tout regard, peut être soumis à un échelonnement, à une perspective des étages ou des couches qui les constituent. « La bathmologie, ce serait le champ des discours soumis à un jeu de degrés. Certains langages sont comme le champagne : ils développent une signification postérieure à leur première écoute, et c'est dans ce recul du sens que naît la littérature. » (Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin » in Le Bruissement de la Langue, Paris, Seuil, 1984, p. 285.) Arrière-pensées et arrière-goût. Geste qui dessine une ombre derrière lui, dans son prolongement. Son qui meurt et qui demeure. Il est des mots, des phrases qui ne prennent sens que dans la durée, dans le délai qu'on leur accorde, malgré soi, inconsciemment ou, au contraire, dans la généreuse patience qu'on leur offre de se développer, pour nous et pour les autres, dans toute leur portée. Le mot a soudain un écho et creuse un tunnel de sens dans lequel s'engouffre ou non la pensée de l'auditeur et du locuteur. Les mots font leur chemin dans la pensée de celui qui les a simplement entendus ou dans la pensée de celui à qui ils étaient explicitement adressés. Ils sont les mêmes mais ils sont également autres, pour moi, pour vous, pour l'autre. Ils se dédoublent, parfois plusieurs fois. Ils sont comme ces cellules qui ne se cessent de se diviser en nous, qui permettent la vie ou lui mettent un terme. Ils créent des cercles concentriques autour d'eux. Ils font des ricochets et chaque ricochet grossit le sens du mot-caillou jeté à la face de l’autre, contre le miroir de la pensée d’autrui. Contre ma propre pensée. Le temps de la réflexion ou de l'abandon de notre pensée, qui revient à eux après un silence, leur a donné une profondeur, un poids, et un sens qui n'étaient pas perçus au moment où ils ont été dits. Soit que l'auditeur n'ait pas été prêt à les entendre – il lui manquait une épaisseur, précisément, celle de l'expérience par exemple -, soit qu'il les ait mal entendus – ne voulant pas les entendre pour ce qu'ils étaient ou bien n'ayant pas deviné qu'ils pussent avoir un autre sens que celui qui fut adopté immédiatement, par inconscience simple, commodité hypocrite, incompréhension imbécile ou mauvaise foi (qui s’assume !).

Henry James dit : « La vie étant toute inclusion et confusion et l’art discrimination et sélection, ce dernier en quête de valeur latente et solide qui seule lui importe, flaire cette agrégat avec l’instinct infaillible du chien flairant la présence d’un os enterré. La différence, ici, cependant, est que le chien désire cet os uniquement pour le détruire tandis que l’artiste trouve dans sa minuscule pépite, lavée de ses sédiments gênants et martelée jusqu’à la dureté sacrée, la matière même d’une affirmation claire, la plus heureuse chance de réaliser l’indestructible. » (notre traduction d'un extrait de la préface du roman The Spoils of Poynton ; cf. ici)
L’art donnerait à la vie l’idée d’une présence absente, celle d’un motif, de « son » motif. Tout ceci tient à la notion d’ambiguïté qui existe dans toute œuvre littéraire, mais aussi, peut-être, dans toute existence humaine. L’ambiguïté n’existe que parce qu’il y a un jeu permanent entre le latent et le manifeste, entre le motif et le thème. Le motif est ambigu : il préexiste certainement à la recherche et au thème qui le fait vivre, mais n’existe que par eux, d’où l’incertitude que l’on éprouve face à sa réalité. Le motif, c’est l’indicible, le secret, ce que l’on ne peut ni ne doit dire. Connaître le motif signifie tuer, détruire ce dont il est le motif et cela vaut pour soi-même. Je pense que le motif ne peut et ne doit pas être dit.

Frank Kermode, un auteur britannique, a écrit un livre follement excitant sur l’acte de la lecture, The genesis of secrecy (2), où il expose une théorie selon laquelle tout texte littéraire est destiné à deux types, pour ne pas dire deux genres, de lecteurs, qui n’ont aucune parenté entre eux : d’une part, ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas ; les premiers, savent déjà ce qu’il y a à comprendre - parce qu’ils présentent une communauté d’esprit avec le texte (est-ce à dire que le motif du lecteur et celui de l’auteur communiquent entre eux ?) - et ils sont déjà à l’intérieur du texte, et ceux qui restent à l’extérieur ou au bord du texte et qui n’ont que l’illusion de sa compréhension. D'où ma répulsion et ma violence face à ceux qui lisent, par exemple, Dickens (Dickens aka Dieu) sans le lire et qui se vantent de ne goûter que le plaisir de le lire "sans se casser la tête", affichant par ailleurs le plus grand mépris pour ceux qui voient autre chose ou s'aventurent à lire plus et mieux. Mais cette non-lecture est possible. La preuve : on la lit à longueur de "blogs".
Le style même de James est en lui-même un enroulement formel du motif. Mais si vous déroulez les mots et les phrases, vous perdez le motif, qui n’existe qu’en situation d’être enroulé. La forme simule sa présence.
Tzvetan Todorov (dans Poétique de la prose suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil, 1980) nous livre des pages très intéressantes consacrées à Henry James, sur « Le secret du récit », précisément. Il faut également lire ce que dit James de Flaubert et de Balzac dans Du roman considéré comme un des beaux-arts.
Et simplement lire Henry James, mais le lire vraiment ; c'est en soi suffisant pour comprendre, à défaut de conceptualiser, ce qu’est un motif ou sa recherche.


(1) « I meant nothing by The Lighthouse. One has to have a central line down the middle of the book to hold the design together. I saw that all sorts of feelings would accrue to this, but I refused to think them out, and trusted that people would make it the deposit for their own emotions – which they have done, one thinking it means one thing another another. I can't manage Symbolism except in this vague, generalized way. Whether it is right or wrong I don't know, but directly I'm told what a thing means, it becomes hateful to me. » (Virginia Woolf, citée par Hermione Lee dans son indépassable biographie.)


*****

En accompagnement musical de ce billet, je suggère, la septième par mon adoré Carlos Kleiber... Le deuxième mouvement (l'allegretto).

Les roses du Pays d'Hiver

Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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