mardi 25 juillet 2017
Revenir sur les lieux de ses plus grandes émotions est un danger dont on ne soupçonne pas à l'avance toutes les conséquences. Il devrait y avoir un cerbère devant la porte des jours heureux. Se retourner pour marcher sur la traîne du bonheur, c'est tricher à la fois avec le passé et le présent ; et, parfois, c'est provoquer une impossible union entre les deux. Boire le lait des souvenirs laisse souvent une trace d'amertume sur les lèvres, mais je n'ai jamais rien ressenti  de tel avec Venise. Dès le premier instant, j'ai su la saine nostalgie de cet endroit étrange, né autant des puissances du réel que des volontés de l'imaginaire. J'eus le sentiment de revenir dans le giron de tous les songes, de tous les contes, et de la connaître avant de la rencontrer. Mais passer devant les volets clos et écaillés de l'Hôtel des Bains, dont toutes les portes sont désormais barricadées, ouvre malgré tout en moi une infime béance d'où s'échappe une mince flaque de tristesse qui menace de se répandre partout, pour contaminer au goutte à goutte mes souvenirs de la magie entrevue — et au-delà. Je ne prendrai jamais plus mon petit déjeuner dans la salle Thomas Mann

et notre fille ne trottinera jamais dans les couloirs ou sur la terrasse de ce bel hôtel

sur lequel nous avons veillé durant sa lente agonie, jusqu'au dernier été. Le dernier été que nous n'appelions pas alors ainsi, innocents ou aveugles consciencieux que nous étions de ce qui se tramait. Existe-t-il un endroit où l'on peut revivre le passé ? Y a-t-il une grande armoire où sont remisées la soie de nos souvenirs, n'attendant qu'une folie de notre part pour être à nouveau taillée à nos mesures et revêtue ? Quelque chose comme cela doit exister, et pas seulement dans mes songes. Nos âmes répandent un peu de poussière sur les êtres, les choses, les lieux. Nous les marquons de notre présence autant qu'ils nous imprègnent de leur absence. Il suffirait de peu pour réveiller le bel endormi, mais qui le fera ? Laisser mourir ce merveilleux endroit est un crime. Mais je préfère peut-être encore cela à le voir transformé en résidence de luxe destinée à des êtres sans mémoire ni sens de l'histoire... L'ombre du passé tombe soudain à flot sur le rire de l'enfant, mais il n'en est pas moins pur pour lui, car l'enfant est sourd. Son monde n'est pas tympanisé. Le Jamais et le Jamais-Plus, voilà résumée par Barrie toute la tragédie de l'être humain : « Jamais est plus triste que Jamais-Plus, parce que celui-ci renferme les douceurs de la mémoire. Jamais-Plus signifie que, vous avez beau être vieux et chenu, il y eut jadis des moments de bonheur sur lesquels vous pouvez vous retourner avec tendresse. Ils sont passés, mais ils furent. Nul réconfort de la sorte ne peut être obtenu du Jamais. Le regard furtif de l’amoureux, la main que l’on presse, tous ces moments pendant lesquels on vit toute une existence, il est triste en effet de penser qu’ils n’adviendront plus, mais il est encore plus triste de penser que, jamais, ils n’ont été. Jamais-Plus était une condamnation de l’avenir ; Jamais une condamnation du passé et de l’avenir. Le plus triste de tout, c’est que Jamais signifiait que vous étiez conscient d'être passé à côté de tout cela et de devoir continuer à le faire jusqu'à la fin. » Mon délicat problème est d'être assez singulière pour vivre le Jamais-Plus comme s'il était à jamais un Jamais. Le positif et le négatif (ce négatif que tu m'as reproché, toi, l'amie qui m'a abandonnée au seuil du désespoir, par peur de cette maladie contagieuse, mais je ne t'en veux pas, sache-le) s'entrelacent minutieusement en moi et l'on ne sait jamais lequel est l'envers ou l'avers de l'autre. Je suis malade de la pensée de la mort. Je suis cette grande personne malade de l'enfant éternel qui croît toujours en elle et dont je ne peux la délivrer.
Venise nous a accueillis à bras ouverts comme elle le fait depuis plus de deux décennies et l'enchantement est intact. J'ai beau reconnaître chaque ruelle et la moindre de ses lézardes, je ne me suis jamais lassée de la Sérénissime, et ce, malgré le tourisme de masse et sa vulgarité qui ne manque jamais d'imagination. En dépit de cette gangrène qui court le long du Pont des Soupirs et place Saint Marc et qui corrode les grandes artères, malgré ce monstre aux mille têtes et aux tentacules gluants, Venise me paraît toujours le seul point du monde où je puisse vivre sans angoisse et rassasiée. Venise est probablement la ville la plus photographiée au monde ; en Venise se réfléchit le désir de chacun, du plus grossier au plus raffiné. Je le promets : offrez-moi un petit appartement à Venise et je renonce à toutes mes possessions matérielles (qui ne sont faites que de livres, mais ce n'est pas rien) pour y vivre et n'en plus jamais bouger. Tant que je le pourrai, je retournerai la voir chaque année, avec une semblable nostalgie nourricière et ce vibrato ininterrompu en moi. Venise, voilà bien, par la plus triste des ironies, mon seul point commun connu avec ma mère. C'est le lieu vers lequel elle s'était enfuie, en train, alors que son père était à l'agonie, au lieu de le veiller ; et il mourut dans mes bras, en lâchant encore un juron dont il avait le secret. Il connaissait tous les mots grossiers, dans toutes les langues que son ivrognerie inventait. Il ne m'a jamais dit qu'il m'aimait, lui non plus. Il trouvait tous ces mots dégueulasses. Il avait raison, dans une certaine mesure. J'avais 16 ans et il mourait et elle n'était pas encore ma mère. J'attendais sa mort pour qu'elle devînt mienne, comme on l'a vu précédemment, mais cela, elle me l'a également presque volé, à moins que ce ne fût sa seule politesse ou tendresse à mon endroit : ne pas laisser de traces ; mais demeure désormais l'obligation de m'interroger à jamais sur son absence. Venise, elle, personne ne me la prendra, même si je ne devais jamais y revivre. Venise est en moi. Venise a été le témoin de toutes les époques de ma vie et de ma transformation physique et intellectuelle. Venise est mon composé alchimique. Bien sûr, Venise n'échappe pas plus que moi aux changements, imperceptiblement, du moins en surface, et elle me fait comprendre qu'elle est tout autant que nous autres soumise à l'influence des tourments humains. J'ai, par exemple, découvert avec effroi que la Librairie française avait fermé ses portes, il y a plusieurs mois de cela, sans que je le sache. Le coup porté est cruel, car nous ne manquions jamais de nous y arrêter lors de chacun de nos séjours; et cette visite était l'un de nos rites, l'une des perles précieuses de ce collier de souvenirs que nous fabriquons lors d'une existence... Tous ces changements infimes défigurent un peu notre mémoire. J'ai vécu la même chose à Paris, dans le Paris de ma jeunesse, Saint-Germain et le Quartier latin, lors de notre voyage de retour. 
Un concours de circonstances (le retard d'un avion) nous a contraints à demeurer à Paris, que nous n'étions censés que frôler, pour y repasser le lendemain en vue d'un rendez-vous concernant un projet barrien à la radio. Nous en avons donc profité  pour revoir chacun des lieux de notre histoire, celle où A. n'existait qu'en filigrane. Le boulevard Saint-Germain, où j'avais un petit appartement en location, ne se ressemble plus tellement, mais je tiens là le langage des riverains d'il y a 20 ans, sauf qu'alors ce changement, je ne l'avais pas vécu et, partant, il ne me concernait pas. Tel est le destin des villes et des âmes : ne change que ce à quoi l'on tient vraiment. Eh oui, le boulevard Saint-Germain devient un décalque de l'Avenue Montaigne : boutiques de luxe, cafés sans âme et longs visages. Même Lipp ou les Deux Magots ont perdu de leur exigence. La preuve : pour dîner chez le premier, alors que nous étions totalement fripés, après quelques heures de voyage et d'attente, nous n'avons même pas eu droit à l'Enfer (la salle du premier, où je n'ai jamais mis les pieds, mais que je connais de réputation)... J'ai horreur du mouvement et de l'imprévu. Je peste, je me ratatine. A., 6 ans, s'est écriée, pour faire taire ma mauvaise humeur : « Tu n'aimes pas la vie, si tu n'aimes pas l'aventure, car la vie, c'est l'aventure ! » Bravo, mon enfant, tu as déjà mieux compris notre relation aux êtres et aux choses que ta vieille et grosse mama. Qu'est-ce que l'aventure ? Une manière de cocufier Chronos avec Aiôn, peut-être. Le temps, c'est lui, par exemple, qui m'a volé Claude-Jean Philippe et le ciné-club du dimanche matin à l'Arlequin.  A. ne le connaîtra jamais. J'avale mes larmes.  Oui, je n'aime pas la vie, parce qu'elle n'est que l'appât de la mort. L'aventure est une trouée magique, mais cela ne s'adresse qu'à l'enfant bien vivant en moi. J'ose parfois, mais plus rien n'a le goût de l'éternité. Je suis vieille à présent et chaque heure m'est comptée. Paris, pour moi, c'est à jamais mes étés passés dans des cinémas et des librairies avec mon grand Amour. Un été entier à Beaubourg, pour y voir tous les films d'Hitchcock. Un autre été à découvrir tous les films de Truffaut. La philo, à la Sorbonne, par intermittence. Je n'aimais qu'un seul professeur et ne me rendait qu'à ses seuls cours. La promesse des mots. Le futur rien qu'à moi. Tout était possible. Georges aux Deux Magots, tous les matins. Est-il encore en vie ? Je ne veux pas le savoir. Il ne mourra pas. Il est dans le livre que j'écris. Trop tard, Chronos ! Tu ne me le voleras pas ! Celui-là, je l'ai (presque) sauvé. Je supporte de moins en moins l'idée de la perte. Lorsque je pense vraiment à la mort, entre la frontière de la veille et du sommeil, je retrouve les terribles sensations de mon enfance et il ne me reste qu'un cri pour profaner ce scandale intellectuel. Mais il y a mille appâts, mille ruses pour nous persuader... L'aventure.
Alors que je discutais dans un café, non loin du Jardin des Plantes, avec quelques personnes, notamment avec mon ami Andrew, autour d'un projet barrien, une silhouette s'est faufilée dans le café, avant de s'installer en terrasse. On me l'a signalée. L'aventure était là, déchirant  d'un coup la trame de ma durée, morne sur les bords. Il était là.
©Claire Delfino
Lui !
J'avais, avec la folie qui me reste de ma jeunesse, choisi Jean-Pierre Léaud pour le rôle principal de mon adaptation du Petit Oiseau blanc, cette pièce que me vola le petit cul théâtreux. Si ce n'est pas encore un signe barrien...  Comment ne pas exulter de bonheur, lorsque tout vous porte à croire que Dieu existe et que l'âme circule et est immortelle ? Dois-je dire que le papillon est revenu à Venise, sur la gondole élue par A. ?
L'aventure m'a saisie au col, je n'ai pas réfléchi, de peur de laisser filer l'heure dorée, barrienne. Je suis allée le voir, je lui ai dit des banalités que je prenais déjà pour telles en les énonçant, mais ne sachant que lui offrir de ma foi et de mon amour (inapte à l'imprévu, ai-je dit), pour finir par prononcer la pire des choses, le plus bête des mots : « Vous êtes un mythe. »  Léaud a relevé un peu la tête, étonné, peut-être blessé par ma déclaration qui le momifiait à l'avance, et m'a demandé, anxieux, ce que j'entendais par ce mot. J'ai répondu sans pouvoir me défendre des paroles qui s'échappaient de moi : « Une vérité éternelle, universelle, une explication définitive. » Il a savouré ma définition et m'a dit en souriant qu'il était heureux d'avoir obtenu cette réponse que l'on n'avait jamais pu lui apporter. Il semblait rasséréné. Il m'a serré la main avec chaleur.  Il a écrit quelques mots d'une écriture tremblée dans mon carnet de notes et je l'ai laissé, sans me retourner, pour rejoindre ma tablée. Non, je ne me suis pas retournée, car cet instant n'appartenait pas au réel, à ma médiocre durée, mais à ce qui est plus réel que lui : ces fragments d'éternité, ces blocs d'une beauté insoutenable, qui nous rendent nostalgiques. Incurables et inconsolables. Donc vivants.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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