lundi 6 février 2006
Spider le héros du film (1) éponyme de David Cronenberg (sorti en novembre 2002 en France) est un malade mental qui sort de l’asile après de longues années d’internement. Il essaie de trouver la raison pour laquelle, il a été enfermé depuis son enfance. Spider (interprété magistralement par Ralph Fienes) est un escogriffe étique et inquiétant, qui marmonne des monologues incompréhensibles et qui écrit ses trouvailles dans un carnet caché ; ses yeux bleu terne sont la seule chose de belle et de véritablement ambiguë dans son physique. Il collectionne les morceaux de ficelle et les bouts de tout et de rien qu’il ramasse à terre et fourre dans ses poches (2). Son nom lui est dû à sa manie de tisser des sortes de toiles d’araignée. Sa mère le lui a dit : «Tu es très habile de tes mains, c’est bien.» Il aime les toiles d’araignée car sa mère est sensible à leur beauté. Elle lui relate une histoire d’araignée au début du film. Ces insectes pondent dans des poches de soie puis abandonnent leur « nid » une fois leur tâche accomplie. Spider - petite araignée - se sentirait-il menacé d’abandon de la part de sa mère ? A-t-il pris cette histoire pour un avertissement à demi-mot ?
Spider est soudain persuadé que son père a assassiné sa mère et l’a remplacée par une prostituée. Le film nous montre cette version de l’histoire, qui est aussi le film qu’essaie de reconstituer, dans son cerveau, Spider devenu adulte. L’actrice qui incarne la mère de l’enfant et la prostituée est la même, bien qu’elle soit méconnaissable au premier coup d’œil dans l’un ou l’autre rôle. On se doute de ce que l’enfant a fait et comment il a accompli son forfait. Un jour, l’enfant est allé chercher son père au pub afin de le prévenir, de la part de sa mère, que le dîner était prêt. Il n’était pas là, dans un premier temps. Une prostituée se moque de lui et sort de son corsage un de ses seins. L’enfant est traumatisé par la violence du geste, par la pornographie de cette femme. A plusieurs moments, sa mère va se comporter, à ses yeux, comme une prostituée (elle se laisse peloter par son père) et achète des dessous affriolants. A partir de plusieurs détails (le sein de la prostituée, la combinaison en soie de sa mère et les gestes pressants de son père sur le corps de sa mère), le petit Spider va tisser une (autre) réalité. Il préfère penser que sa mère est morte plutôt que d’admettre qu’il y ait quelque chose de commun entre elle et l’autre femme. Spider tisse sa toile psychiquement (il tisse un texte, une histoire) et physiquement : il invente un mécanisme diabolique. Le robinet du gaz est relié par un circuit de ficelles qui sillonne la maison et dont l’extrémité repose à portée de sa main. De sa chambre, il va tirer sur la ficelle et le gaz va s’échapper et tuer sa mère assoupie dans la cuisine. Lorsque le père sortira sa femme de la maison : l’enfant verra sa mère morte. Derrière le visage grimaçant de la prostituée, qui s’est évanoui, il découvre celui de sa mère. La réalité ne peut être rétablie que par la mort de sa mère. Il n’a plus besoin de la confondre avec la prostituée. La prostituée était un autre possible de sa mère, possible refusé par l’enfant. Nous pouvons expliquer ceci également par la théorie de Freud quant au « roman familial des névrosés » (3) exposée dans un petit essai remarquablement commenté par Marthe Robert (4). L’enfant aime d’abord ses parents comme des dieux et il est lui-même un enfant-dieu à cause de sa filiation. Ensuite, il découvre le monde et l’imperfection de ses parents par comparaison à d’autres parents. Il doit faire le deuil de la perfection supposée de ses dieux ; or, il ne le peut. Il s’invente donc d’autres parents (censés être les vrais, puisqu’il a compris qu’il ne pouvait être qu’un enfant trouvé) parés de toutes les perfections. Ainsi, il fait le deuil de ses faux parents tout en conservant les qualités des vrais intactes. La seconde phase de son développement est plus subtile : l’enfant accède à la conscience de la sexualité, qui lui permet d’effectuer une différenciation entre le père et la mère, alors que dans la première phase ils étaient confondus. De sa mère on est toujours sûr, de son père jamais. Le père est le représentant du principe d’incertitude. Alors l’enfant ne s’imagine plus trouvé mais bâtard, ce qui l’autorise à se penser fils d’un dieu ou d’un roi. En même temps, l’infidélité de sa mère lui fait perdre sa perfection et la dégrade. La maman devient la putain.
Spider ressemble à Beckett ou à ses personnages. Pour Spider, le monde entier pue le gaz, lui-même empeste cette odeur.* Il porte quatre chemises superposées et s’enveloppe le thorax de journaux. Les mots le réchauffent-ils ? Comment pourrait-il le protéger de l’odeur ?
Le film illustre l’idée selon laquelle il y a pire que de perdre la raison : la retrouver. Il est fascinant car il nous montre deux réalités juxtaposées dans la mémoire du héros et cette dualité nous renvoie à notre propre statut de spectateur-acteur dans et face au film : nous ne reconnaissons pas comme identique l’actrice qui interprète les deux rôles de la mère et de la prostituée, car nous croyons – au début – à l’histoire que la mémoire de Spider lui restitue, et ce malgré sa bizarrerie évidente.
[1] Ce film est remarquable par son économie de mots et d’explication. Le film est tout entier bercé par des « couleurs de merde » : ocre, marron, noir, gris. C’est un thriller intérieur.
[2] Ce comportement s’inscrit dans le genre obsessionnel, catégorie nidificateur ou collectionneur.
[3] In Névrose, psychose et perversion, Ed. P.U.F., Paris, 1999
[4] Roman des origines et origines du roman, Ed. Gallimard, Coll. Tel, Paris, 2000.
* Comparer avec ceci : « - Hamm. : Oui, mais comment le saurais-je, si tu étais seulement mort dans ta cuisine.
Clov. : Eh bien… je finirais bien par puer.
Hamm. : Tu pues déjà. Toute la maison pue le cadavre.
Clov. : Tout l’univers. »
Fin de partie, Ed. de Minuit, p.65.
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