jeudi 29 juin 2006
J'en avais donné extrait ici.
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Ce fut rapide.
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Sans rapport, quoique...
Philippe Katerine, que j'adore...
et dont l'univers me plaît tant...
[Pardon pour la mise en page ! Des ponctuations en début de phrase, c'est horripilant, mais je n'y puis rien ! ]
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Le Petit Robert : « Dénoyauteur : en cuisine, ustensile permettant d’enlever le noyau, spécialement d’une olive. »
Ce fut rapide.
Il ne se sentait pas d’humeur à aller plus loin. Pourtant, renoncer engendrerait forcément une situation pire. Comme s’il l’ignorait ! Pas débile non plus, le mec, qu’il se disait ! Pfut ! Mais lire était, inopinément, devenu trop douloureux. La nausée l’étreignait et il dérapait vers une zone dangereuse. Et puis merde alors ! Il arrêterait s’il le voulait bien ! Alors, il reposa un peu brusquement le dictionnaire sur ses genoux et commis l’irréparable : il dévissa. Il respira profondément les idées qui virevoltaient depuis un moment autour de lui. Il était à moitié perdu par le simple fait de cette absence passagère. Presque vaincu, mais ayant encore la force d’être en colère, il grogna pour les faire fuir. Elles bruissaient comme des mouches en rut. Ce n’était pas raisonnable mais il ne pouvait s’en empêcher : il renonça tout à fait. Il cessa définitivement de s’accrocher au dictionnaire. Le dieu des mots ne lui serait pas favorable aujourd’hui. Pourquoi résister ? Charmante attirance que celle-ci s’il n’était pas obligé d’ y céder, à un moment ou à un autre ! Il se concentra et imagina que les idées venaient se prendre dans les poils à l’intérieur de son nez. Il sourit en les imaginant. Il inspira, fort, et les sentit gratter, remonter jusque dans son cerveau, insectes chaotiques et sûrs d’eux, se marchant réciproquement sur les pattes. Une fourmilière d’idées, plus salopes les unes que les autres. Petites et perverses, elles trottaient maintenant et le piquaient çà et là ! Elles investissaient ses pensées, se croquaient, se digéraient et se baisaient. Oh, oui, il les connaissait par cœur, ces sales partouzardes ! Limite droguée d’elles, surtout en fin d’après-midi, quand il avait épuisé toutes ses chances de faire quelque chose de bien dans sa journée, quand il s'irritait de n’être capable de rien sinon de penser pour des clopinettes. Gaspiller son temps ainsi n’était pas raisonnable. 140 de Q.I. avait dit le psychologue. A quoi ça lui servait d’être au courant de ce prodige ? A culpabiliser et à se sentir très malheureux de n’être pas à la hauteur de son intelligence.
Il faisait semblant de ne rien remarquer au début. C’est comme ça qu’il les préféraient : quand elles lui susurraient qu’il était un génie de les posséder ainsi ; il sacrifiait sa tranquillité future à ces secondes de bonheur inutile, à ce luxe triste et découragé ; ensuite, elles gueulaient, puis elles l’obligeaient à faire des trucs qui lui causaient des tas d’ennuis. Chaque idée colportait des renseignements sur les êtres et les choses qui les émettaient : il avait l’impression d’inhaler les idées de toute la maisonnée, d’aspirer les pensées dans les moindres bourrelets de la ville, d’ingérer les songes de l’univers entier. Pour son infortune, il était le récepteur cosmique de toutes les idées biscornues que colportaient les gens et qu’ils abandonnaient en cours de route. Son esprit était le dépotoir de l’humanité. Il y avait en lui des idées de toutes tailles et de toutes profondeurs : de la mère qui avait envie, aux prises avec une audacieuse curiosité, de noyer son bébé dans le bain ou de le laisser un peu tomber sur le carrelage, au turbineur qui était enclin à foutre un coup de clef à molette sur la tronche du contremaître, par goût de l’expérimentation, pour voir si ça décoinçait pas son air buté. Parfois, il y avait même des idées grandioses : des crimes parfaits caressés jusqu’à la jouissance, ressassés, puis laissés sur le bas côté, faute de courage ou d'inclinaison réelle. Mais jamais d’idées nobles ou généreuses : faut croire que ces sales vaches se les gardaient pour eux, radins, de peur qu’on ne leur pique.
Pas la peine d’être modeste : il attirait à lui toutes les raclures de l’humanité. 140 de Q.I. et de grandes dispositions pour les matières artistiques.
Est-ce que la pâtisserie était une forme d’art ? La bonne femme du centre n’avait pas l’air de cet avis. Les idées se cachaient dans les mots comme de jolies petites garces moulées dans des fourreaux de satin qui l'excitaient. Il pensa aux pains au chocolat en train de cuire en bas. Une boule de pâte avec une barre calée dans le cul ; art contemporain ou fumisterie ? Des catins, toutes sans exception, ces demoiselles trop cérébrales, mais ce n’était pas les siennes, qui lui faisaient la retape. Avait-il seulement des idées personnelles ? Non, alors il avait bien envie de les tripoter vaguement celles des autres, de jouer avec, même s’il se savait au bout du compte impuissant à leur résister. Etait-ce de sa faute si leurs propriétaires n’étaient pas assez rompus pour les satisfaire, hein ? 140 de Q.I , de grandes dispositions pour les matières artistiques, mais – il y avait toujours un « mais » avec ces gens-là – « ne supporte pas la frustration, indice d’un certaine immaturité de caractère », avait chuchoté à quelqu’un d’autre la psychologue. Qu’est-ce qu’elle en savait ? La boulangerie et la pâtisserie, il avait ça dans le sang, et choper la technique – le tour de main ! - demandait plus de qualités que la psy n’en aurait jamais. Pourtant, il était insatisfait et, à cause de cette indisposition d’humeur, il ne se révoltait pas assez contre elles aujourd’hui.
Le truc du dico pour calmer les idées et les interner dans ce sarcophage de papier et de carton était une supercherie dont elles n’étaient pas dupes et lui non plus. Les dictionnaires sont des labyrinthes qui vous amènent d’un mot à l’autre, d’une idée innocente à quelque chose de crasse ou d’étrange. Les mots racontent eux aussi des histoires, pour peu qu’on sache les faire causer et qu’on les branle dans le bon sens. Ils maquereautent les idées comme pas deux. Elles étaient grisantes, un peu vamps, à dix-sept heures trente, les mignonnes. Les idées du « presque-soir ». C’est à ce moment qu’elles étaient les plus nombreuses et les plus méchantes. Les idées et les tentations. Les secondes amenaient les premières et les premières lui faisaient perdre les pédales. A chaque fois. L’ennui se dissipa et il se mit en quête d’une occupation. Il n’aimait pas le vide, avoir les mains dans le vague et la tête dans les nuages. Il fallait que quelque chose de rude lui racle l’esprit. Sinon, il allait se faire mal et tout le monde serait mécontent de lui. Il se convainquit mentalement de reprendre le dictionnaire, ferma les yeux, l’ouvrit à l’aveuglette et laissa traîner son doigt sur la page, puis releva les paupières très doucement pour ne pas effaroucher le mot qui glissait sous son doigt. L’index se vautrait quelque part entre deux définitions et s’immobilisa, en équilibre quelque part :
« Enucléer : en chirurgie, extirper, extraire par énucléation.
Enucléation : extraction du noyau ou de l’amande d’un fruit ; en médecine, extirpation d’un organe, d’une tumeur, ablation de l’œil. »
Rien n’arrive sans raison. Il lui semblait que quelque chose s'agrafait à lui. «Ça » lui venait.
Association d’idées.
Il frémit devant le culot dont elles faisaient preuve. Cochonnes d’idées !
Il remit le dictionnaire à sa place, sur l’étagère, dans les toilettes, à côté de la rangée des romans Harlequin et des guides de voyage. Il rajusta son pantalon, sortit de la « pièce aux surprises », puis se dirigea vers la porte d’entrée. Elle était fermée à clef. Pour son bien, paraît-il. Il soupira. Il se mit en devoir de trouver une autre sortie. Pas difficile avec 140 de Q.I., de grandes dispositions, etc.
*
Dommage que la petite fille n’ait pas eu la même chance ou un talent de cet acabit pour se tirer. « Il y a toujours une issue quand on est aussi intelligent que moi, ma belle », qu’il lui avait proclamé avant de l’étouffer, un genoux appuyé sur son cou. Les yeux sont le reflet de l’âme d’après l’autre idiot. Alexia n’avait, par conséquent, plus rien pour mirer son âme depuis environ vingt minutes. A la place, deux trous sanguinolents, et à l’intérieur une bouillie d’oeil. Il n’arrivait pas encore à évider proprement. De même que, pour ouvrir les huîtres sans briser la coquille, il faut une main sûre d’elle, une gracieuse fermeté dans les muscles, de la technique quoi ... Non que la main tremblât mais elle manquait d’entraînement. Un gâchis. Alors, pour camoufler son acte un brin manqué, il les avaient aussitôt vidés à la petite cuillère, en raclant soigneusement l’orbite. Propre. Splendide. Content de lui, le petit mec. Bon, il n’allait pas la laisser comme ça dans le bac à sable. Il remplit les cavités avec quelque chose de joli et de sucré. Il sourit de son ingéniosité. Mais la tête avait néanmoins une drôle de tête. Il ferait mieux un autre jour. Autant laisser tomber le dénoyauteur. Peut-être qu’une pince à escargots accompagnée d’un économe… Trouver le truc. Faire mieux la prochaine fois. Il se répétait cette consolation. Fignoler le travail était un prétexte pour rechuter. Il n’aimait pas les enfants parce que, lui, il savait mieux que quiconque à quoi s’attendre à leur sujet. Les petites filles, il les piffait encore moins que les autres. Des vicieuses, pires que leurs mères. Des mamans miniatures, des dames à l’échelle réduite, qui l'encourageaient et puis se moquaient de lui, avec des moues et des gloussements indécents qui ressemblaient à des pets.
Association d’idées.
Faire des pets de nonne.
*
La première fois. Badaboum !
Une déflagration qui lui faisait un peu peur et l’intimidait.
Vous n’imaginez pas tant que vous êtes vierge du scandale. La faveur des journaux nationaux. Pas banal. Le principal quotidien de Pau n’avait pas été en reste. On a beau dire mais le meurtre d’enfants est un marché juteux. Dès que le robinet est ouvert, ça pisse la copie dans les rédactions. Une cystite généralisée. Comme si la vie d’un mioche avait plus de valeur que tout le genre humain réuni. Comme si un môme avait plus de cœur que n’importe quel adulte fini. Pourtant, dans la balance, qu’est-ce que ça pèse un gosse, même comparé à un vieux machin, hein ? Le vioque au moins a une pension, une petite retraite, une rente, un truc qu’on peut lui piquer ou pomper : il produit rien mais il rapporte encore à qui sait le traire, tout l’inverse du bébé ou de l’enfant premier ou deuxième âge. A quoi ça sert un nenfant pour parler clair ? C’est rien qu’une décoration dans la vie des gens qui s’ennuient, surtout des dames qui les portent en sautoir, parce qu’elles ne savent rien faire de mieux. Ça les remplit jusqu’au menton un moment. Ah, la boulangerie ou la pâtisserie, c’est autre chose que l’alchimie des ovaires pourris ! Saleté de mioches ! Si les gens savaient, par exemple, ce qu’un gniard de neuf ans a dans la caboche, ils ne se donneraient pas tant de mal à l’élever et le laisseraient ramper. Plus fastoche à écraser du talon dans la posture animale.
Pourquoi les gens n’ont-ils de compassion que pour ceux qu’ils croient plus faibles qu’eux ? La majorité pense que les gosses sont innocents et qu’ils ne méritent pas ce genre de châtiment. Mon œil ! Leur prétendue ingénuité leur donne le droit d’être cruels sans que personne ne trouve à y redire. Est-ce juste de se tromper à ce point ? Les adultes s’imaginent que les enfants sont des adultes inachevés, et donc imparfaits ; ils les dédommagent, par un excès de bienveillance à leur égard, ce qu’ils supposent être une carence chez eux. Ils les jaugent par rapport à eux-mêmes. Ils ont perdu la mémoire de ce qu’ils ont été jadis. Quand un enfant leur dit quelque chose de particulièrement sensé ou de profond, c’est-à-dire quand il emploie des « mots compliqués », ils attribuent cette lucidité à un esprit précoce ou à un heureux hasard ; ils gloussent et s’extasient : ça pue le chiqué mais ça les épate ; jamais ils ne songent que, peut-être, les enfants en savent autant qu’eux, bien obligés de compenser en ruse la méconnaissance des faits de ce monde qu’on s’oblige à leur imposer, sous le motif de la pudeur ou de la délicatesse. Un enfant, c’est une montagne de vices, dissimulée par un sourire niais et par un regard grand ouvert sur un point d’interrogation permanent.
Les enfants sont cruels parce qu’on leur donne le droit de l’être. Point final. Le progrès n’est pas toujours un mouvement ascendant de l’inné vers l’acquis. Pour les humains, c’est plutôt l’inverse. Un mioche a le ciboulot plus meublé et encombré que le grenier d’un adulte ranci. Une vraie petite bouchée à la reine, Alexia !
Quand on a découvert la susnommée, huit ans, les yeux déracinés, on a réclamé la peau de celui qui l’a mutilée. Mais qui aura l’idée de supposer que la couenne de ce dernier vaut peut-être autant que le derme de la fifille ? Et puis personne ne va soulever la véritable question intéressante de toute cette histoire : pourquoi les yeux ? La question du choix des enfants ne se pose pas. Les associations d’idées ont leurs secrets qui se mitonnent les jours de pluie et d’ennui, les dimanches soir et les jours de congés. Ce qui était en cause, n’en déplaise au sens commun, est moins le meurtre que l’infirmité infligée post-mortem. La morale est souvent une réponse à un souci esthétique.
*
Il en a eu le soupçon quand il a coincé la patte du chiot dans la porte. C’était un innocent et authentique accident. Enfin, on peut raisonnablement le supputer d’après les circonstances si peu extraordinaires qui furent le cadre de cet événement tragique. Le glapissement, le son désespérément aigu, l’a chatouillé dans le cerveau ; plus il poussait la porte, plus le cri, devenu archet, faisait grincer les cordes de sa sensibilité.
Emotivité, excitabilité, hyperesthésie, que de mots qui ne voulaient rien dire pour lui. Il avait bien lu un peu Freud, en cachette, pour se documenter – la boulangerie est un art noble qui ne doit pas être perverti par des considérations intellectuelles ; imaginez que la bibliothécaire répande le bruit qu’on lit des trucs pas très propres ni très clairs dans la boutique... Les gens ont l’esprit étroit : ils seraient capable de trouver que la viennoiserie a un Goût. La province murmure, les rumeurs chuintent entre les dents des passants … Le plaisir est coupable dès qu’il a des prétentions élitistes. Il a arrêté de guigner Sigmund parce qu’il s’est fait peur : il avait l’impression de tout avoir. Faut pas lire de bouquins médicaux : ça donne toujours les maladies qu’il y a dedans.
Qu’est-ce qu’il aimerait de temps en temps pouvoir ouvrir son gros cerveau - 140 de Q.I. équivaut bien dans l’étalon des fiertés à un 95 D pour la petite vendeuse de la boulangerie pâtisserie - et gratter à l’intérieur. Il rêve quelquefois d’une trépanation maison, comme lorsqu’on ouvre un gros chou et qu’on le fourre avec de la crème ou de la glace ; il aimerait bien glisser quelques pensées amusantes à l’intérieur du chou qui lui sert de tête. Simplement pour se sentir différent (normal ?) un instant ; la bêtise, la banalité, la normalité doivent être confortables comme tout : des charentaises pour la cervelle ! Revenons à nos moutons : de quel soupçon s’agissait-il déjà ? Ah, oui, de celui-ci ! Un chiot est un concentré d’enthousiasme, de naïveté, et de confiance absolue, une soustraction : un enfant moins le vice. Une petite bête qui ne pense pas à mal, qui ne pense pas du tout à la vérité, et qui attend qu’on la tue ou la torture, pour ainsi dire, pour l’agrément de lui inculquer un autre tempérament. Il n’y a pas d’assassin sans victime un peu consentante. Dis-moi qui tu tues, je te dirai qui tu es, et vice-versa. Ce couple du bourreau et de la victime qui paraît mal assorti au premier coup d’œil est comme les deux faces d’une seule carte à jouer. Quand il a coincé la patte du chiot dans la porte, il s’est dit que ce qu’il recherchait dans le meurtre d’enfant était un démenti genre claque dans la gueule. Bon mobile en soi. Manifestation d’un esprit scientifique de premier ordre.
Etre méchant n’est pas donné à tout le monde. Vraiment méchant, de cette méchanceté sans remède, vraie, sans inclusion de remords, sans l’ombre d’un doute, sans une once de tendresse, sans un doigt d’identification possible avec la victime. La pureté, quoi !
« Pourquoi t’es pas gentil ? On lui a demandé, chez lui, après le premier meurtre.
- Parce que je voudrais pleurer, ou plutôt savoir si je suis capable de pleurer.
- Tu as peut-être les canaux lacrymaux bouchés. (On n’avait pas l’air d’y croire.) A quoi ça t’avancera de savoir ?
- Si je le savais, je ne chercherais pas.
- Mais pourquoi des enfants ?
- Pas parce que c’est plus facile en tout cas. Ce serait même plutôt le contraire. Tuer un adulte de nos jours est un jeu d’enfants, surtout un ancêtre. Un gosse est intouchable.
- Tu exerces donc ton intelligence ?
- En quelque sorte.
- La pâtisserie ne te suffit pas ?
- Au fond, ce sont des activités complémentaires. Pourquoi choisir ?
- Mais tu te rends compte que tu ne peux pas continuer à tuer des enfants ? C’est une activité laide et répréhensible. La plupart des gens pensent que c’est monstrueux.
- Et toi ?
- Moi, je t’aime, c’est différent. (Pause) Les parents de ces enfants les aimaient également, tu sais. (Sentence bien envoyée si l’on pèse le silence qui a suivi.)
- J’y peux rien. Et puis de toute façon, ils ne les aimaient pas vraiment, sinon ils ne les auraient pas laissées mourir.
- Mais comment… ?
- En les enfermant après l’école.
- Mais où ?
- Dans leur tête.
- Je ne comprends pas.
- Ce sont mes idées.
- Tu penses trop.
- Je ne peux pas les empêcher de rentrer dans mon cerveau. »
*
« Tu as de la place dans la chambre froide ? »
Ce n’est pas le genre de question qu’on pose sans une idée derrière la tête. Alors, on lui répondit que c’était possible, que ça dépendait de ce qui était à conserver. On ne retrouva donc pas les autres. Oui, parce qu’il y en eut d’autres. Evidemment.
*
Il en a tué cinq et rideau ! Les idées avaient foutu le camp. Elles lui manquaient un peu ; il s’occupa beaucoup la tête et les mains avec le Paris-Brest, les éclairs et les religieuses. Que des trucs à garnir, pour compenser en imagination le vide laissé par les visiteuses de dix-sept heures trente. Le « presque-soir » était désormais un trou, le néant. Plus d’idées à chiquer. Rien dans la tête, rien dans les mains.
Il en a tué cinq et s’est arrêté comme une horloge qu’on a oublié de remonter. Deux corps seulement ont été retrouvés. Que des donzelles prépubères. Elles étaient toutes du même âge et allaient à la même école. T’imagines pas la chiasse de trouille des mamans grandeur nature ! Il ne s’est pas lassé ; il n’a pas eu peur de se faire choper ; il a simplement manqué d’inspiration, et ça le plus gros Q.I. du monde ne saurait l’inventer. Il était parvenu au summum de son art au bout de la quatrième. La suivante était la cerise sur le gâteau, et répondait à un infime besoin de vérification : être certain de la perfection du geste. Il n’avait plus besoin de récurer les orbites ; il savait, au bout de la troisième, faire sauter les yeux en cinq sec sans les esquinter. Les idées ont disparu d’un coup. Il ne savait pas s’il fallait s’en réjouir ou pas à la fin de l’addition. Il s’ennuyait. Il est passé au clafoutis et à la tarte aux griottes. Par association d’idées, à cause de la cerise sur le gâteau, qui s’appelait Sophie …
Justement à propos de cerises. C’était pas la saison et il fallait utiliser celles en conserve : elles étaient ramollies et fripées, genre paumes de nouveau-né, et généralement dénoyautées, genre ovariectomie. Les tartes aux griottes se vendent bien toute l’année ; le clafoutis a une durée d’exposition plus limitée : les gens ne s’en empiffrent qu’en été. Ce n’est pas dû à un caprice de la fantaisie du boulanger-pâtissier de la rue Jules Verne s’il n’en fabrique pas plus : c’est pour faire plaisir aux statistiques.
Lui, il aime que l’on fasse du clafoutis en hiver, avec des cerises en bocaux. Comme ça, pour étonner. Il aime bien faire des surprises.
Elles sont revenues parce que la pâtisserie a de moins en moins de secrets pour lui. Elles lui tiennent compagnie.
Idées. Dico. Mots. Respiration. Mots. Idées. Rebelote.
Association d’idées.
*
Un œil dans une tarte aux cerises ! De quelle couleur ?
Marron clair, parce que ça ne jurait pas trop avec le rose grisâtre des griottes en conserve. C’était un brin puéril. Niveau cours élémentaire. Même pas digne d’une blague de potache. La nouvelle avait fait le tour de la planète. Non, j’exagère ! Tout de même, on en a pas mal parlé, dans la région et même au journal de 20 heures, sur la Une. La fille aux yeux tristes et a la bouche trop bien dessinée a déblatéré cinq minutes sur le sujet, l’air absent, sur le ton un peu las de celle qui a ses ragnagnas : un des livreurs affectés aux livraisons de l’aéroport avait trouvé un drôle de mine à une des tartelettes qui devaient embarquer pour servir de dessert au passager du vol 762-34. Les gâteaux provenaient de la boulangerie pâtisserie Le Péché mignon. Bientôt, on s’avisa que le boulanger devait avoir des explications à fournir et on eut bien raison. Pas si futé pour un 140 de Q.I., pourrait-on penser. Bien fait pour lui ! Il n’a pas moufté. A quoi servirait un démenti, à compliquer les choses ? L’intelligence, c’est peut-être ça : savoir se taire au bon moment. Etc. On a retrouvé dans sa chambre froide trois petits cadavres intacts, parfaitement préservés, si l’on excepte l’absence des yeux. Etc. Horreur sans nom. Patati patata. Les habitants de Pau en émoi. Bla-bla-bla. On devrait rétablir la peine de mort pour des crimes pareils. Etc. Patati patata. Bla-bla-bla.
*
Thomas est en centre d’accueil depuis que vilain papa est en prison. Il est quasi seul : une pupille de la nation. Maman est morte depuis longtemps. Une « Tu meurs » à l’œil droit. Il est encore trop tôt pour le mettre en famille. Il n’a pas encore épuisé les ressources des psychologues, ou leur appétit de charognards. Il ne parle pas beaucoup, mais il fait attention à répondre très précisément et avec une remarquable frugalité de mots aux questions qu’on lui pose. Il donne l’impression de ne pas vouloir faire perdre leur temps aux gens qui s’occupent de lui. Il est détaché, le regard dans les vaps du clope que tient la dame. Cet excès de bonne volonté énerve. Juste ce qu’il faut pour le rendre insupportable sans savoir pourquoi il suscite une telle attaque des nerfs. Personne n’oserait avouer qu’on aimerait volontiers lui faire encaisser la facture. Il est le fils d’un assassin d’enfants ; il a perdu son droit à l’innocence. On le redoute de loin. De près on n’oserait pas. Qui sait si la monstruosité n’est pas génétique et donc héréditaire ? Et si, ô Seigneur, ça s’attrapait rien qu’en regardant en face, en visant le centre de la prunelle ?
Il n’a pas le droit de parler au vilain papa. Il ne demande rien au fond. Peut-être que le paternel lui manque moins que l’odeur du pain, des croissants et de la pâte d’amande qui recouvre les fraisiers. Il aimait l’aider à pétrir la pâte et à mélanger les ingrédients.
Il y a plein de petites filles dans le foyer et quelques petits garçons. De la marmaille mal torchée avec qui il ne sent aucun point commun. A neuf ans, il est déjà plus lucide que les onze-treize ans avec qui il cohabite. On le regarde en biais et il n’aime pas ces coups d’œil subreptices, ce monceau d’yeux qui sont autant d’accusations par leur présence même sur le visage des gamines. L’une d’entre elles, en particulier, le nargue avec ses petites jupes et ses genoux ronds, dorés, et appétissants comme des brioches. Les petites filles potelées sont les plus odieuses. Elle n’est pas belle. Loin de là. Mais alors c’est pire : elle n’a pas d’excuse. Soir après soir, elle le frôle avec ses pensées, ses rognures mentales qui puent, et reste pourtant muette. Il a l’impression qu’elle sait plus de choses que lui sur le monde qui les entoure et même qu’elle voit au-delà de cet enclos. Non pas parce qu’elle végète en ce lieu depuis plus longtemps que lui, mais parce qu’elle a une connaissance bestiale des gens. Elle renifle plus qu’elle ne pense. Il l’observe, cette petite chienne, qui le courtise à distance, lui adressant des invites par correspondance.
La fillette ne lâche pas sa poupée ; elles se ressemblent toutes les deux. On dirait qu’elles se protègent réciproquement. La poupée et la gamine : deux vases communicants ; quand l’une rit l’autre pleure. Elles ne se quittent pas. Ni pour manger ni pour aller aux toilettes. Il a entendu dire qu’elle est la seule survivante (avec sa poupée) d’un incendie qui a dévoré l’immeuble où elle habitait ainsi que tous ses occupants. Il se dit qu’avec sa tronche, elle aurait très bien pu foutre le feu elle-même. Il n’a pas tort.
Un jour, Thomas s’est laissé convaincre que la poupée avait décidément quelque chose en trop. Il aimerait savoir ce que la poupée a dans sa tête de plastique mou striée de cheveux plantés à la mode poireaux. Il attend, prédateur en culottes courtes, que la fillette se dépossède un instant du jouet à son effigie. Le jour arrive enfin, un jour d’école, un de ces moments où l’on remise provisoirement les joujoux. Et, puis, à dix-sept heures tapées, quand les petites filles rentrent de l’école, elles s’aperçoivent que les poupées ont vécu pendant leur absence des épisodes édifiants.
Une femme console la petite fille et s’approche avec réticence de Thomas, comme si elle touchait du bout des doigts une serpillière sale. Il est accroupi dans un coin : il joue aux billes. Soudain, elle se force et lui saisit le bras sans ménagement et l’oblige à se relever.
Il est le seul à pouvoir faire une chose pareille. Une évidence à se crever les yeux. Coupable idéal. Tel père tel fils. Etc. Patati patata. Bla-bla-bla.
« Pourquoi avoir arraché les yeux de sa poupée ? » demande-t-elle sans autre préambule. L’enfant ne répond pas à cette question formulée de manière à ne pas s’adresser personnellement à lui et s’oblige à ne pas baisser son regard. Il n’aime pas laisser une question en suspens, car c’est un peu une idée qui se volatilise, mais il ne trouve pas de réponse satisfaisante. Satisfaisante pour la dame de bonne volonté et de peu de jugeote. Il doute que la sienne lui agrée.
*
En fin de compte, on a eu pitié de lui. Les psychologues ont déclaré qu’il essayait d’être proche de son père en énucléant la poupée. Il n’a pas été puni. Il a promis de ne pas recommencer.
*
Un chat roux passe par ici un après-midi.
Après, Thomas fouille dans sa poche et trouve trois agates au milieu des autres. Il regarde longuement ses billes, comme si elles s’étaient retrouvées par accident dans sa poche. Vilain papa les avait données à petit garçon pas sage, en échange d’une promesse, après le dernier meurtre. Thomas était tenu par cette promesse. Faut jamais promettre ce qu’on ne peut tenir. Faut jamais rien promettre. RIEN ! Les billes ont des tas de noms et de désignations : les mouchetées, les dauphins, les mammouths, les yeux de chats… C’est alors qu’il sait avec certitude ce qu’il doit faire. Ce n’est pas trahir : il ne recommencera pas, oh non, mais il peut encore innover. Il est dix-sept heures vingt. Elles sont en avance.
Association d’idées. 140 de Q.I. Rebelote.
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- Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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