J'ai découvert le cinéma grâce à un film (Du rififi chez les hommes) de Jules Dassin et j'ai un dette envers ce cinéaste hors pair. Je ne jurais que par les livres et je découvris, soudain, qu'un film pouvait être aussi bien écrit qu'un roman !

Ce fut l'un de mes plus grands chocs.
J'ai revu, samedi, à l'Action Christine, ce chef-d'oeuvre de Dassin, Les Forbans de la nuit.
Je le perçois comme une tragédie moderne, avec tous les mécanismes de la tragédie grecque.
Nul besoin de dieux mauvais, le caractère d'un homme (Richard Widmark) suffit à l'emprisonner et à le conduire à sa fin.
Considéré, à juste titre, comme le chef-d'oeuvre de Mankiewicz, ce film fameux demeure un modèle du genre. Quel genre, au fait ? Celui des films qu'on ne saurait ou ne voudrait plus faire aujourd'hui.
Il exprime une forme de perfection à laquelle personne n'oserait s'essayer aujourd'hui.
Les temps ont changé, certes, et l'âge d'or du cinéma a déjà donné ses classiques. Parce qu'il s'agit bien de cela : du classique, tel que le définit Italo Calvino en littérature : une oeuvre à laquelle s'abreuvent les oeuvres qui lui succèdent et dont chaque lecture (ou visionnage dans le cas présent) n'épuise pas le sens, mais enrichit à nouveau notre perception de celle-ci. Les classiques sont des œuvres qui «nous servent à comprendre qui nous sommes et où nous sommes arrivés » [1] et qui suscitent « une surprise pleine de satisfaction, comme l’est toujours la découverte d’une origine, d’une relation, d’une appartenance.»[2] et surtout des oeuvres «qui, à l’instar des anciens talismans, se présentent comme un équivalent de l’univers.»[3],

Je ne dis pas qu'il est trop tard pour créer des classiques, des oeuvres qui puissent servir de modèles ou d'étalon, j'affirme simplement que notre époque n'est pas demandeuse de ce genre de perfection qu'elle peut trouver ailleurs (dans ce cinéma-là). Il existe de grands cinéastes vivants, comme Bergman, pour ne citer que celui qui est, peut-être, le plus grand. Mais la motivation du cinéma, dans son ensemble, est ailleurs : montrer le réel sans le sublimer ou en démonter les rouages, ou sans en offrir une vision "métaphysique". Dire ce qui est et / ou divertir, tel est le cinéma de la seconde moitié du XXe siècle et de ce début de siècle. Les chefs-d'oeuvre sont rares.
Bien sûr, mon propos est réducteur et, par conséquent, faux, mais il y a quelques onces de vérité néanmoins. Je ne suis pas convaincue que, dans un siècle ou deux, on retiendra de notre époque autant de films classiques que la postérité en a écumé jusqu'à la fin des années 60... Mais peut-être est-ce une illusion propre à tout temps...

All about Eve est un film parfait à mes yeux. Le ressort est simple mais fort et juste : une jeune arriviste au visage et aux manières d'ange (Anne Baxter) entre dans l'ombre d'une immense actrice, Margo Channing (Bette Davis), afin de lui voler sa lumière. Ce sera chose faite, avec l'aide du redoutable et non moins pervers Addison DeWitt (George Sanders, le sublime). La fin du film, qui est construit en cercle, nous montre une autre jeune fille qui se prête à un jeu semblable auprès de la désormais consacrée Eve Harrington.
La limite de ce film pourrait être la suivante : on nous parle du talent d'Eve, mais son génie n'est jamais mis en scène, simplement suggéré. On ne la voit pas jouer. Mais, en vérité, elle ne fait que cela : jouer. Il n'y a pas de démarcation entre la vie et le théâtre pour elle. Le monde entier est une scène et elle apparaît comme une actrice sans faille puisqu'elle parvient à convaincre tout le monde (sauf Margo Channing, qui se rend compte de sa perfidie après "la lune de miel de l'amitié") de la "vérité" qu'elle expose. Seule une grande actrice, sa rivale, peut la percer à jour. Mais, alors même qu'elle se donne à voir dans sa réalité, elle semble encore échapper à notre clairvoyance. C'est ainsi que la faiblesse potentielle du film devient sa force.

La technique de la voix off, dont est coutumier Mankiewicz (Cf, par exemple, A Letter to Three Wives ou The Barefoot Contessa), est maniée de main de maître : des personnages donnent leur vision des événements et nous passons de l'une à l'autre, sans même nous en apercevoir. Ceci nous permet une plongée dans le film, comme nous le ferions dans la conscience d'un autre être humain. L'effet, lorsque cette voix off est utilisée avec brio, est saisissant, bien que passant quasiment inaperçu. D'où sa force ! Hormis Truffaut, je ne connais pas de cinéaste qui en fasse un si bel et bon usage.

Ironies du sort :

Mankiewicz voulait Claudette Colbert pour le rôle de Margo Channing, tandis que Darryl F. Zanuck rêvait de Marlene Dietrich.
En 1970, le film a été adapté en pièce à Broadway (Applause) et Anne Baxter y joua le rôle de ... Margo Channing !
Le prix Sarah Siddons que reçoit Eve, dans le film, était une invention de Mankiewicz, mais l'ironie du sort voulut que ce prix fut ensuite créé, et Bette Davis l'obtint.
Bette Davis tomba amoureuse de son partenaire à l'écran (Gary Merrill) et se maria quelques semaines après la fin du tournage !
C'est Zanuck qui modifia le titre du film (originellement, Best performance), d'après les premiers mots prononcés par Addison DeWitt au début du film.

Au regard de tout ceci, on constatera à quel point, la fiction et la réalité se mêlent, parfois, dangereusement ...



[1] Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, Ed. du seuil, Paris, p. 13.
[2] Ibidem, p. 10.
[3] Ibidem, p. 11

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