mardi 15 août 2006
J'envie tous ceux qui ne connaissent pas encore les films de Michael Powell (et de son génial collaborateur Emeric Pressburger). Ils ne savent qu'à moitié ce que recouvre la notion de sublime.
Martin Scorsese a beaucoup oeuvré afin que celui qu'il nomme poète ne sombre pas dans cet oubli, qui était devenu au fil du temps, avant même sa mort, un linceul.
Aujourd'hui, l'Institut Lumière propose plusieurs de ses films dans des versions éclatantes qui rendent justice à la fringance du Technicolor, qu'il sut parfois détourner au grand dam des détenteurs du procédé mais toujours utiliser au plus près de ses fins.
Les chaussons rouges, Le voyeur et Le narcisse noir sont mes trois films préférés de Powell. Ils ont en commun une évidence, qui crève les yeux, de solliciter notre vue dès leur titre, que celui-ci contienne des couleurs ou qu'il se réfère simplement à l'acte de voir.
Aujourd'hui, il sera trop rapidement question du Narcisse noir, qui est peut-être le film le plus subtilement érotique de l'auteur. L'érotisme, qui est effleurement, papillonnement d'une instantanéité donnée à saisir, s'accorde à merveille avec ce sens qu'est la vue.
En effet, selon nous, le regard
est l'un des thèmes par lesquels on pourrait aborder et englober tous les films de Powell. Le voyeur, oeuvre plus tardive, dernier film majeur, explore de fond en comble cette notion, jusqu'au point de non retour, puisqu'elle prend pour objet une névrose obsessionnelle ayant pour épicentre le regard.
Le héros en vient à filmer le meurtre, puis son suicide, obnubilé par cet instant qui est insaissable, car la mort est invisible et n'existe que dans l'attente de ce qui va ad-venir. Elle ne peut se recueillir sur la pupille. Le film du héros et le film de Powell sur ce premier film crée une mise en abyme déroutante, qui fera dire à Scorsese qu'avec Le voyeur et le Huit et demi de Fellini, tout ce qui pouvait être dit sur le cinéma avait été dit.
Regard expressif, qui cligne, et regard immobile, celui de la conscience. Non pas seulement le regard que pose le cinéaste sur les histoires et le monde qu'il met en scène, mais aussi celui du spectateur qu'il ne cesse d'assigner, afin de compléter ou d'affronter le sien. Le regard est l'indice de l'expressionnisme de Powell, où le décor, la couleur, la lumière, ne sont jamais que des moyens d'extérioriser et de symboliser les tourments intérieurs, d'exposer une hystérie convulsionnée des personnages.
On ne sait plus très bien si ce sont réellement les décors, l'atmosphère, qui contaminent les personnages ou s'ils ne sont qu'un catalyseur pour des affects réprouvés. Le Narcisse noir est un film sur le désir réprimé, sur l'amputation de la dimension sexuelle de l'individu et sur l'univers carcéral constitué par un couvent. La tension sexuelle est perceptible dans quasiment tous les plans de ce film. Chaque mouvement des draperies, le vent qui agite les végétaux et les robes des nonnes qui se détachent fantomatiquement sur le reste des décors, le parfum du jeune général d'où le film tire son titre, la parade nuptiale de la jeune Jean Simmons, tout concourt à évacuer cette pression inconsciente.
L'intrigue est censée se dérouler en Inde, sur les hauteurs de l'Himalaya - en réalité, tout fut tourné en studio, l'illusion n'en étant que plus stupéfiante. Jack Cardiff réalisa un travail incroyable qui lui valut un Oscar pour son irréelle et néanmoins réaliste photographie.
La plupart des décors ont été peints sur verre et le travail reposa, pour une part, sur des maquettes.
L'Inde est une préoccupation assez anglaise, comme de légitime. En cela, Powell n'est pas si éloigné d'un Kipling. Le roman qui l'inspira fut celui de la romancière Rumer Godden. On associe, bien que le lien soit lâche, assez aisément ce film aux Horizons perdus de Capra (d'après le roman de James Hilton).
Certains plans sont inspirés des Maîtres de la peinture, tels Vermeer ou Caravage. L'autre influence la plus flagrante est celle de Bunuel. Pourtant, Powell le devance au moins une fois : toutes les scènes autour de la cloche ne peuvent pas ne pas rappeler El. Hitchcock s'en inspira via Bunuel pour Vertigo. Mais Bunuel avait-il vu le film de Powell ?
Le résultat est flamboyant, intrigant, malsain.
Oui, ce film est pervers et il n'en est que plus beau, puisqu'il sait exposer les séductions d'une âme pourrie, de l'esprit en proie à des pulsions irrémissibles.
Vivre là-bas signifie soit s'adonner à une sagesse absurde, qui se contente de faire corps avec l'univers tel le vieil homme silencieux.
Ou bien accepter de se laisser absorber par la sensualité de l'environnement, ce qui est le choix de l'élément perturbateur, Mister Dean, l'intendant du Général qui offert le palais abritant son ancien harem aux nonnes. On apprend, dans un bonus vidéo du DVD,que David Farrar a été choisi pour le rôle grâce à ses "yeux violets", d'une intensité incroyable.
Toute tentative pour créer un enclos dédié à la raison et au travail au sein de cet univers est voué à l'échec, car le climat, qui est celui de la passion, échauffe les corps et les esprits. Cette étuve, aussi bien physique que psychologique, ranime les souvenirs lyophilisés des diverses femmes qui constituent la communauté.
Sister Ruth (Kathleen Byron), qui aurait fait le bonheur de Freud et Charcot, est une effrayante hystérique qui va se dépouiller de son artificielle peau (son uniforme de pureté et d'invisibilité criante) et révéler un monstre assoiffé de chair.
L'une des scènes les plus marquantes est celle où elle enduit ses lèvres de rouge. La scène fait écho à celle, foudroyante, où son habit consacré est maculé de sang, celui d'une autochtone. Elle appelle le liquide vital, elle s'en barbouille, elle refuse d'être une créature de sang froid. Pendant quelques secondes le cosmétique coule légèrement et épouse les plis de sa bouche. On a le sentiment que du sang afflue ou qu'elle vient de mordre dans un corps. Tout n'est qu'illusion. Ruth ne vit plus mais elle n'appartient pas davantage, malheureusement pour elle, au monde des soeurs.
Elle se pèle à vif dans un geste paradoxal et prosaïque de recouvrement (la robe rouge) et de dévoilement (au sens strict), pour exister. Elle refuse le dénuement, elle appelle la couleur et la vie, mais tout ne se révèle que perte absolue de soi. Elle blasphème, non pas Dieu ou ses soeurs, mais le lieu qui ne peut vraisemblablement pas l'accepter, sinon en l'ingurgitant (elle y sera enterrée).
Une citation me paraît convenir à la pensée de Powell :
« Je vous le dit : Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante ».
Nietzsche
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Libellés :cinéma,Emeric Pressburger,Michael Powell
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