mercredi 8 août 2012
{Photographie postée sur mon almanach barrien, dernièrement, que j'aime infiniment... Barrie y sourit en coin... Légende du cliché : "James Younger of Mount Melville, Sir James Colquhoun Irvine, Sir James Barrie and Earl Haig".}
***
Une lectrice de passage, sur mes sites, Sylvie, m'a écrit, cet été (alors que je me trouvais à Venise), afin de me poser quelques questions relatives à Barrie et à mon travail de traduction. Je ne suis, en général, guère enthousiaste à l'idée de me plier à ce genre d'exercice, surtout si je ne connais pas la personne et si cette dernière ne s'est pas mise en devoir de m'apprivoiser. Avec le temps, j'ai appris à ne plus "donner de ma personne", à éviter les "blogs" et autres "forums" comme la peste, essayant de me concentrer uniquement sur mon labeur, qui parle pour moi, mieux que moi, et de ne surtout plus jamais lire ce que l'on dit de moi. Temps perdu pour Barrie, mes recherches, l'écriture et, surtout, la vraie vie, qui n'attend pas et nourrit tout le reste. Mais Sylvie possède deux qualités à mes yeux : elle pose de bonnes questions (cf. sa série d'entretiens avec divers traducteurs) et accepte vos réponses sans s'offusquer de votre franchise —même lorsque je lui dis tout le mal que je pense des phénomènes de meute et des modes alimentés par les "blogs".
Estimant que mes réponses peuvent intéresser certains lecteurs de Barrie et certains amis de Miss Holly G., je recopie ici cet entretien, avant de le mettre en page sur mon site.
Conversation avec Céline-Albin Faivre
Sylvie : J'avais très envie de bavarder un peu avec Céline-Albin Faivre, docteur en philosophie de la Sorbonne, qui est également une traductrice passionnée à qui l’on doit une redécouverte de l'oeuvre de James Matthew Barrie en France. J'avais pris l'habitude de parcourir son Journal Intime à Ciel Ouvert, comme elle l'appelle, Les Roses de décembre, dont vous trouverez plusieurs liens ci-dessous.
Pourquoi Barrie ? Voilà ce que Céline-Albin Faivre en dit : "J'ai découvert, un jour de pluie, que derrière le fascinant (et complexe) personnage de Peter Pan existait un homme non moins merveilleux et fascinant que sa créature, James Matthew Barrie. Violent coup de foudre entre lui et moi, sans appel. Je décidai de lui consacrer le meilleur de mon être. Mais Peter Pan ne fut pas celui qui nous présenta l'un à l'autre."
Une bien belle entrée en matière et un petit échange qui, je l'espère, donnera envie au plus grand nombre de (re)découvrir les livres de ce fascinant écrivain écossais. Un grand merci à Céline-Albin Faivre pour sa disponibilité, la richesse de ses explications et sa franchise.
Sylvie : Si je ne me trompe pas, outre plusieurs versions de Peter Pan, on trouve encore du côté des disponibilités : My Lady Nicotine, Portrait de Margaret Ogilvy par son fils. Mais plus la pièce de théâtre parue chez Terre de Brume, ni Le Petit Oiseau blanc.
Céline-Albin Faivre : La pièce parue chez Terre de Brume est de nouveau disponible. Le Petit Oiseau blanc sera réédité, dans une version débarrassée de toutes ses coquilles, améliorée et augmentée par mes soins — bien évidemment. L'année prochaine, Terre de brume va publier un autre livre de Barrie, agrémenté d'inédits, sur lequel je travaille encore. En octobre, une autre de mes traductions va voir le jour chez Actes Sud : un texte de Barrie inédit en France (comme la plupart de ses œuvres, mais plus pour longtemps, car j’y veille de très près…), qui devrait ravir les amoureux de l'auteur. Il s’agit du dernier texte de fiction qu'il ait écrit, qui tient à la fois du testament littéraire, de la ghost story, de l'élégie... Un véritable petit bijou, raffiné et délicat, pour les âmes sensibles…
Sylvie : Après avoir lu votre interview sur Elbakin (qui date déjà de 2006) et certains de vos textes plus anciens sur votre JIACO, où vous évoquiez plusieurs projets, qu'en est-il aujourd'hui de votre travail de traduction de l'oeuvre de Barrie ?
Céline-Albin Faivre : Comme vous le constatez, depuis 2006, je n'ai pas chômé. Portrait de Margaret Ogilvy par son fils a été publié chez Actes Sud en 2010, de même Peter Pan dans les Jardins de Kensington, version intégrale, pour la première fois, tant pour le texte que pour les illustrations d'Arthur Rackham, chez Terre de Brume. Il y a eu la création de la pièce Peter Pan, le petit garçon qui haïssait les mères, superbe adaptation d'Andrew Birkin (le plus grand connaisseur de Barrie au monde), mise en scène épatante d'Alexis Moati, que j'ai traduite. La pièce a même été diffusée deux fois sur Arte ! J'ai, dans mes tiroirs, des tas d'autres traductions qui attendent une publication, une fausse-vraie biographie de Barrie en cours d'écriture, un petit essai qui va être publié en Angleterre, etc. J'ai des projets solides avec mes éditeurs. Il y aura des surprises... Patience et persévérance sont deux qualités essentielles. Je me suis engagée à traduire Barrie in extenso, si Dieu me prête vie. Je travaille également sur l'adaptation, pour le théâtre, d'un roman de Barrie, avec un jeune metteur en scène parisien très talentueux. Et ce n’est pas tout…
Sylvie : Comment expliquer que ce désintérêt - relatif - semble perdurer chez les éditeurs mais, hélas, aussi chez les lecteurs ?
Céline-Albin Faivre : En 2005/ 2006, lorsque j'ai commencé à oeuvrer pour Barrie, votre propos eût été juste. Il l'est un peu moins aujourd'hui. Je fus la première à pester contre cet oubli. Je suis même à l'origine de la première mouture de l'article Barrie dans Wikipedia ! Il n'existait rien sur Barrie en France, hormis une biographie fautive, pompée sur des biographies anglaises existantes, et les sempiternelles traductions du roman Peter et Wendy, traductions diverses et variées, en général de qualité médiocre, parce que tronquées et / ou ne prenant pas en compte la subtilité du texte et ses divers niveaux de lecture. Les choses changent et j'aime à penser que mon enthousiasme et ma volonté n'y sont pas pour rien...
Comme je l'ai expliqué en long et en large, Disney et Peter Pan ont "tué" Barrie pendant une longue période. Des préjugés sont nés ("écrivain pour enfants" — c'est une insulte) et ils ont, comme vous le savez, la vie dure.
Faut-il préciser, aujourd’hui encore, que Barrie ne fut jamais un auteur qui écrivit « pour » les enfants ?
Cela ne serait pas une honte, bien au contraire ; Lewis Carroll disait, il me semble, qu’écrire pour les enfants ou bien pour les adultes ne comportait qu’une seule différence : écrire pour les enfants requérait davantage de talent. Sans aller jusqu’à être parfaitement d’accord avec le Révérend Dodgson, ou encore avec Michel Tournier (écrivain admirable), lequel exprime des idées semblables, je m’insurge toutefois contre l’idée qu’écrire pour les enfants soit une étape préparatoire avant d’écrire pour les adultes (opinion de Gripari) ou une sous-littérature. J’ai trop de respect pour les enfants (meilleurs lecteurs que les adultes, s’ils n’ont pas eu la sensibilité et l’intelligence déformés par ces derniers). Et il serait tout à fait sot de croire qu’une œuvre d’art véritable ait une date de péremption. Ce qui touche l’âme des enfants touche l’âme des adultes et, j’ose le dire, la réciproque est vraie. Il n’y a pas de différence de nature entre les enfants et les adultes, juste des différences de degrés, de profondeur... La seule différence réelle qui existe, c’est celle qui sépare les lecteurs dignes de ce nom et les êtres légers (mais Dieu qu’ils sont lourds, ceux-là !) en quête de divertissement. L’art parle à l’humain en nous, pas à l’enfant ou à l’adulte, spécifiquement. L’adulte est déjà dans l’enfant et, sauf accident répandu, l’enfant demeure en l’adulte, jusqu’à la fin. Le livre parle à cet être-gigogne. Si tel n’est pas le cas, l’œuvre est une imposture. Il me faudrait trop de temps pour développer ces points si importants… Qu’il me suffise de dire que Peter Pan, remède des auteurs et des illustrateurs contemporains en mal d’inspiration, n’est pas le personnage principal d’un texte destiné aux enfants. C’est une œuvre universelle et intemporelle, qui n’a pas de destinataires exclusifs, sinon des lecteurs dignes de ce nom, quel que soit leur âge. C’est un chef-d’œuvre de la littérature mondiale dont la grande valeur, néanmoins, apparaît pourtant plus clairement (pas davantage, mais plus distinctement) à l’âge adulte que dans l’enfance… Ce propos vaut autant pour Peter et Wendy que pour Peter Pan dans les Jardins de Kensington.
Barrie a un noyau de lecteurs curieux, exigeants et fidèles ; je le sais grâce au nombre de courriels que je reçois. Le désintérêt relatif pour Barrie tient à notre époque — plutôt vulgaire, superficielle et inculte. Il n'est pas le seul à en souffrir. Je m'intéresse à des tas d'auteurs anglo-saxons de grande qualité totalement inconnus en France. Bien des éditeurs suivent une pente descendante et fortifient le déclin de la culture. Ce n'est pas nouveau ! Il y a des cycles comme cela... Dans leur majorité, les éditeurs sont des marchands et non des philanthropes. Simple et logique. Je ne vous apprends rien. Cela dit, il existe d’excellents éditeurs et des entreprises éditoriales qui forcent le respect. J’apprécie beaucoup — pour ne pas citer des personnes que je connais personnellement ou professionnellement — L’âge d’Homme. Leur édition de Chesterton est un projet de longue haleine que j’admire. Mais nombre d’éditeurs généralistes publient vraiment beaucoup de « déchets », qui se vendent évidemment très bien. L’édition, c’est un cercle vicieux. Beaucoup de lecteurs (la plupart) achètent non pas des livres mais un produit de divertissement. Idem pour le cinéma. Ils veulent « passer un bon moment ». Dieu que j’exècre cette expression ! La littérature, ce n’est pas cela. Lire est une autre manière d’écrire. Cela doit réformer l’esprit, frictionner l’âme, bouleverser, être une expérience métaphysique ou s’en approcher… Sinon aucun intérêt.
J'ajouterais que traduire Barrie, ce n'est pas une sinécure : le scots, les infinies références implicites, toujours mine de rien, à la culture écossaise, à la littérature, voire à la philosophie... Cela demande beaucoup de temps et d’énergie, de connaissances aussi…
En tout cas, Actes Sud s'est engagé pour Barrie et Terre de Brume aussi. Ce n'est pas rien ! Hubert Nyssen avait beaucoup aimé le premier livre de Barrie que j'ai publié chez Actes Sud. C'est plus qu'encourageant, venant d'une âme aussi cultivée et fine. Il y aura d'autres traductions de Barrie, je vous le promets... Rendez-vous en octobre, déjà !
Sylvie : Quelles sont les difficultés techniques que vous avez pu rencontrer pour traduire les oeuvres de Barrie ?
Céline-Albin Faivre : Cela relève de la "cuisine" du traducteur, cela n'intéresse peut-être que lui, dans le fond.
On entre dans un domaine très complexe (mais aussi privé, en quelque sorte !) et il me faudrait beaucoup de temps pour vous répondre. Cela tient aussi à une sorte de pacte secret entre lui et moi, aussi étrange que cela puisse paraître.
Je peux tout de même dire que les difficultés tiennent davantage à une tournure d'esprit très particulière de Barrie qu'à la langue elle-même (le scots et l'anglais) même si elle présente des difficultés comme toutes les langues (et j'en connais plusieurs), ou même aux références, parfois très implicites (à la littérature, à la Bible, à l'histoire de son pays, à un certain régionalisme, à la religion, etc.), dont use Barrie. Il m'est arrivé d'attendre un an avant de comprendre (par fulgurance) le sens de certaines formules, bien qu'ayant l'aide d'amis anglais, écossais, et toujours des personnes fort lettrées... Barrie use également de certaines formules qu'il invente et fait passer dans la langue comme si elles appartenaient au langage commun. Cela sert également l'expression de cet humour qui lui est si particulier et si difficilement explicable à ceux qui ne le ressentent pas d'emblée. Je crois que Barrie requiert pour être pleinement apprécié, jusque dans le détail, une certaine intimité — non, une PARENTÉ — entre lui et le lecteur, et encore plus entre lui et le traducteur. Barrie se lit toujours à trois / quatre niveaux, alors qu'il paraît si simple à lire au premier abord. L'écueil des traducteurs de Barrie, c'est de ne pas voir cela et de vouloir gommer ces particularités, afin d'offrir une traduction plate, bien lisible et sans ambiguïtés au pauvre lecteur français que l'on prend pour un simple d'esprit (et il ne mérite pas toujours, fort heureusement, ce traitement ; j’ai toujours, quant à moi, présupposé que le lecteur était un véritable lecteur, donc un être a priori intelligent et sensible ; j’essaie, par mes notes, de lui donner toutes les clefs principales de la demeure Barrie et de ne rien gommer de l’étrangeté barrienne ni de la distance culturelle).
Barrie, pour faire référence à Proust, écrit "dans sa langue maternelle comme si c'était une langue étrangère". Le traducteur se trouve donc face à un double bilinguisme : le feuilletage scots et anglais — l'anglais et le scots, d'une part, donc —, et un curieux idiolecte propre à Barrie à l'intérieur de cette langue, en creux. J'appelle cela in petto des "barrienismes". Barrie écrit en zigzags. Il n'emprunte jamais la ligne droite pour exprimer l'essentiel. Plus je le lis, plus je le traduis, plus je comprends à quel point il est impossible de le traduire sans lui faire une injustice ; plus je comprends combien de chemin il me reste à parcourir. C'est toujours le cas d'une traduction, bien sûr, mais je vous assure que Barrie est hors norme.
Sylvie : Petite curiosité de ma part, y a-t-il réellement une grande différence culturelle entre un écrivain anglais et un écrivain écossais ?
Céline-Albin Faivre : Et comment ! Ce sont deux univers totalement différents. Du point de vue linguistique, culturel, historique et religieux. Et, entre un écrivain écossais du sud et un écrivain écossais du nord, c'est la même chose. Je vais citer deux fois Stevenson, afin de répondre à cette question :
« Je ne sais pas ce qu'il en est en Angleterre, mais, au moins, en Écosse, où le gaélique est parlé à Fife depuis un peu plus d’un siècle et depuis guère plus longtemps à Galloway, je réfute le fait qu’il existe une chose telle qu’un pure Saxon et je pense qu’il est plus que discutable qu’il existe un pur Celte. Mais qu’avons-nous à faire de tout cela ? Et qu’en ai-je à faire ? Continuons à imprimer nos bouts d’histoires et laissons aux barbares leur fureur ! »
« Le fait demeure : même s’ils n’ont pas le même sang ni le même langage, le Lowlander se reconnaît, d’un point de vue sentimental, comme le compatriote du Higlander. Lorsqu’ils se rencontrent à l’étranger, ils tombent en esprit dans les bras l’un de l’autre ; jusque dans leur maison, on sent dans leur conservation qu’ils partagent une sorte d’intimité clanique. Mais, de son compatriote du sud, le Lowlander se tient intentionnellement à distance. Il a reçu une éducation différente ; il obéit à des lois différente ; il rédigera son testament dans d’autres termes ; selon d’autres procédures, il divorcera et se mariera ; il se sent étranger lorsque son regard embrasse un paysage anglais ou lorsqu’il se trouve dans des demeures anglaises ; son oreille n’est pas accoutumée à l’intonation anglaise au point de l’oublier ; et, même si sa langue acquiert l’accent du sud, son esprit conservera toujours un fort accent écossais. »
Sylvie : Enfin, (et ça c'est parce que j'ai lu sur votre blog les comptes rendus de vos périples en Écosse), jugez-vous nécessaire de vous rendre dans un lieu lié à l'auteur traduit (son pays, sa maison natale, peu importe). En résumé, est-ce un élément du processus de traduction ?
Céline-Albin Faivre : 1/ Je hais le terme de "blog". Mes Roses de décembre ne sont pas un blog, mais ce que j'ai nommé un JIACO (Journal Intime à Ciel Ouvert) et l'antichambre de mon site Barrie.
2/ Ma réponse va être ambivalente et paradoxale.
Cela n'est pas nécessaire, sinon il serait impossible de traduire Shakespeare ou Aristote par exemple. Un texte littéraire « tient tout seul », il est détaché de son auteur, une fois pour toutes. Cela est vrai de toute œuvre d'art, qui existe comme un organisme indépendant. On peut donc théoriquement et légitimement le traduire sans rien savoir de son auteur. La raison dit cela. Sinon le texte n'est lisible que par des « initiés » et l'on peut alors douter de sa portée universelle (ce qui est tout de même le critère de l’œuvre : la singularité de l'artiste qui s'élève à une expression universelle et intemporelle). Barrie est universel, les thèmes de ses oeuvres, dans l'ensemble, le sont.
On en revient à Proust contre Saint-Beuve... qui ont tort et raison tous les deux.
Voilà pour l'aspect rationnel et objectif.
Mais il existe un autre aspect, qui m'intéresse davantage, et qui relève de l'intime, de tout ce qui n'est pas enseigné ni transmissible lorsque l'on obtient, par exemple, un diplôme de traduction (qui ne sert à rien ou pas à grand-chose, somme toute, sinon à rassurer). On peut traduire comme un bon technicien ou comme un écrivain et / ou un amoureux. Je préfère, bien entendu, la seconde possibilité. Les traductions de Vialatte par exemple, ne sont peut-être pas techniquement parfaites, il peut même y avoir des erreurs, mais elles sont d'une valeur supérieure et plus proches de Kafka que des traductions qui ont reçu la bénédiction des universitaires (qui possèdent rarement la sensibilité de l’artiste)...
Il m'est évident que plus la proximité entre un traducteur et l'écrivain qu'il traduit est grande plus la traduction rend justice au texte original, parce que l'on est alors en mesure d'en ressentir chacune des palpitations et des arrière-pensées. Cette proximité ou intimité peut se créer par la fréquentation assidue, répétée, quotidienne des œuvres de l'auteur, et non pas par un simple face à face occasionnel avec un texte à traduire ; cela se peut également par une sorte de communion (c'est presque mystique, cela) entre lui et le traducteur, communion qui peut prendre des formes diverses. La voie biographique en est une. Mais la biographie n'explique pas l'oeuvre, je ne dis pas cela, même si elle peut l'éclairer et confirmer des intuitions. Le voyage, tant intérieur que réel, permet aussi cela et, partant, d'ouvrir d'autres veines du texte, qui demeuraient invisibles sans cela. On viole certains secrets, peut-être. Il y a aussi un danger à cela, c'est de se détourner du texte et de chercher à l'extérieur ses raisons. C'est très compliqué.
Pour moi, traduire Barrie, c'est converser avec lui, sans cesse, le deviner, remplir les blancs du texte, résoudre des énigmes... Alors, oui, marcher dans ses pas, me frotter aux lieux qu'il a hantés, comprendre l'histoire de son pays, sa géographie, sa religion, tout cela m'est nécessaire pour le traduire, parce que cela me permet de le comprendre intimement et abolit autant que possible toute distance spatiale et temporelle entre lui et moi. Cela m'a même permis de vérifier in concreto certaines hypothèses que j'avais faites. J'ai besoin de toucher, de ressentir... Je suis une sensuelle, une « sensitive », pas une intellectuelle. J'ai besoin de nourrir et de vérifier la justesse ou la valeur de mes instincts.
Et qui n'a pas vu le Den à Kirriemuir ou le Glen Prosen, qui n'a jamais touché une Pierre de Logan ou un dyke, ne peut pas l'imaginer et donc ne peut pas savoir exactement ce que recouvrent les mots de Barrie. Si l'on fait l'expérience de ces réalités géographiques, physiques, on traduira mieux, c'est évident. Même si l'essentiel est immédiat, advient par la lecture — si elle est digne de ce nom — encore une fois…
Lorsque je me suis rendue à Haworth, sur les traces des Brontë, j'ai vraiment saisi une autre dimension de leurs oeuvres. Idem, plus récemment, pour Louis-Ferdinand Céline et son exil à Copenhague.
Le voyage vers l'artiste, dans le temps et l'espace, est une étape nourrissante, une étape dans ce que j'appelle le processus de communion. Elle ne suffit pas à comprendre l'oeuvre, bien entendu, et ce serait idiot de le prétendre, mais elle est immensément importante. Pour moi. Je ne parle que de moi. Je ne traduis que Barrie, ou peu s'en faut, et n'ai le désir que de le traduire, lui, et un ou deux autres écrivains. Je ne suis pas représentative du travail des traducteurs, car traduire Barrie fait partie de ma vie, c'est quelque chose de très personnel, que je vis intensément. Je ne le fais pas pour gagner ma croûte, mais par amour, par folie.
Sylvie : Pouvez-vous me dire à quel(s) genre(s) s’est frotté Barrie ? J’ai parcouru la liste de ses œuvres sur votre site consacré à l’écrivain, mais la nature de certains ouvrages me demeure obscure. J’ai noté qu’il avait écrit des pièces de théâtre et des textes que je ne saurais classer. Le terme de fantasy me paraît trop réducteur pour un écrivain de cette envergure, mais je me trompe peut-être…
Céline-Albin Faivre : Barrie a débuté sa carrière en tant que « journaliste ». Il a écrit une pléthore d’articles pour divers journaux, notamment des chroniques de son pays natal, qui devinrent ensuite des livres (ce qui lui valu longtemps l’étiquette d’ « écrivain régionaliste », alors que les points communs avec les écrivains de la « Kailyard School » n’étaient que superficiels), des critiques littéraires, des pastiches, des pièces de théâtre (il est surtout connu et reconnu en tant que dramaturge), des romans, des discours fameux, une autobiographie et même quelques poèmes… Il était également très intéressé par le cinéma et a écrit, entre autres essais, un scénario pour Peter Pan… Il n’est guère de genres auxquels il ne soit pas essayé…
Fantasy est un terme que je n’ai jamais aimé. Aujourd’hui, je le déteste franchement. D’ailleurs, je déteste toutes les étiquettes bien collées. Il est toujours mauvais signe de ressentir le besoin d’en attribuer une. C’est une limite. Autant je peux apprécier le genre littéraire que ce mot désigne (j’ai lu beaucoup d’œuvres classées en « fantasy » à une époque de ma vie et je peux dire qu’il est très peu d’ouvrages de qualité dans ce domaine, il faut l’avouer — le summum étant pour moi His Dark Materials de Philip Pullman, À la croisée des mondes en V.F., ou encore la série de livres de Robert Holdstock consacrés aux Mythagos, mais est-ce juste de classer ces livres ?), autant le nom me fait frémir. Je crois avoir évoqué cela dans la préface au Petit Oiseau blanc, jadis… En résumé, une œuvre d’art véritable transcende tous les genres. Barrie est inclassable. Tous les écrivains le sont. Les autres, les écrivains de genre, sont des artisans. Ce qui n’est déjà si mal — s’ils sont des artisans compétents et honnêtes.
Ainsi, non, cette dénomination ne lui convient absolument pas. Ne serait-ce que parce qu’il y a, somme toute, par exemple, que peu d’éléments de merveilleux dans son œuvre (qui ne se réduit pas aux livres mettant en scène Peter Pan) et ceux-ci ont toujours à voir avec le secret de l’âme humaine universelle. Si je voulais être provocante, mais pas si loin de la vérité, je proposerais de classer Barrie dans le rayon psychanalyse ! Mais il est trop génial pour cela. Et mon but a toujours été d’inciter les libraires à cataloguer les livres de Barrie en littérature dite « générale ». J’y suis parvenue avec Portrait de Margaret Ogilvy par son fils (livre adoré par Proust et Léautaud, dois-je le redire ?) et j’espère que le prochain, publié également dans la collection « Un endroit où aller », chez Actes Sud, prendra le même chemin (rayon).
Sylvie : Serait-il envisageable de faire publier, un jour, les deux pastiches sur Sherlock Holmes que j’ai lus, toujours sur votre site Barrie. J’adore ces deux histoires (d’autant que je suis une grande fan de ce cher Sherlock), et je crois que bon nombre de lecteurs, n’ayant pas accès à internet ou n’aimant pas lire sur un écran, seraient ravis d’une telle publication.
Merci à Sylvie.
***
Je vous renvoie à ce billet de mes Roses de décembre II, où j'évoque passim la différence entre le "lecteur" et le "liseur", car cela est lié à ma conception de la traduction...
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- Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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