jeudi 24 août 2006
Je parle souvent de Tristram Shandy... Aujourd'hui, encore...
Petit extrait d'un travail sur le sujet :
Et si nous n’étions que des personnages d’une pièce de théâtre, dont l’auteur et le metteur en scène serait Dieu ou quel que soit le nom qu’on lui donne ?
Jacques le Fataliste,
roman ou plutôt anti-roman, clin d’œil appuyé à Sterne et son Tristram Shandy et pastiche, le lecteur est pris à partie et mis dans le secret des dieux – de l’auteur-narrateur. Le lecteur ne peut croire à l’histoire, il n’est pas le complice des personnages, comme dans le roman traditionnel (dont Dickens est l’un des représentants les plus éminents), mais celui de l’auteur, qui s’évertue à lui montrer que l’histoire dans laquelle il pénètre n’est qu’une histoire, et qu’il ne peut y croire qu’à la faveur de la vraisemblance et d’un ordre dans la narration que déploie l’auteur pour lui. Tant Diderot que Sterne abolissent la vraisemblance en cassant le récit, par leurs interventions répétées et en substituant à la chronologie – ordre diachronique de la narration – les irruptions d’une conscience divagante et fantaisiste.
Pourtant, dans le texte demeurent des îlots de vraisemblance qui forment une histoire. Paradoxalement, les interventions du démiurge-narrateur créent une attente vis-à-vis de l’histoire dont on désire le dénouement et nous révèlent la nature de ce désir.
Sterne, plus encore que Diderot, a élevé le lecteur au rang de personnage de roman grâce à la digression, qui devient l’outil de notre soumission au texte. La digression permet à l’auteur de se frayer un passage dans notre pensée. L’œuvre est vivante, de par les heurts et les ressauts de la conversation que l’auteur engage avec le lecteur, et non plus un texte figé que la lecture ne peut ranimer. Dans cette association de malfaiteurs qu’est la littérature, le lecteur devient complice de ce crime de lèse-majesté commis envers le réel :
« Ainsi, Sterne, comme ses devanciers, n’a que faire de l’isolement de l’artiste, et le héros avec lequel il s’identifie provisoirement aura toujours une conscience aiguë du lecteur, avec lequel il s’efforcera d’établir des rapports de sympathie — pour ne pas dire une connivence —et de la conserver jusqu’à la fin. » (1)
Le héros est à mi-chemin entre l’auteur et le lecteur : il est l’enfant illégitime de ces deux-là. Sans le lecteur, quel qu’il soit et en même temps, bizarrement, ce lecteur-ci et pas un autre, l’œuvre est incomplète :
« ( …) il faut que je le cherche (que je le "drague"), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la "personne" de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu. » (2)
Le roman de Sterne ou de Diderot ouvre une dimension où le lecteur rejoint la réalité de l’œuvre et devient personnage. C’est lui qui joue : il n’est plus spectateur ou lecteur ; il est acteur au plein sens du terme. C’est pourquoi l’histoire ne peut se faire sans sa coopération, il vit selon les hasards de l’auteur, sans nécessité (il peut interrompre la lecture) et néanmoins sans une réelle contingence non plus (puisque l’histoire est écrite, oui mais elle écrite pour lui…). Le fait que le personnage de Tristram Shandy n’existe pas vraiment dans le roman éponyme de Sterne – le héros ne naît pas avant le milieu de l’ouvrage et, ensuite, on l’oublie – laisse la place au lecteur pour qu’il devienne le personnage principal, voire l’auteur : ce qui expliquerait que l’ouvrage soit inachevé par exemple et que l’ensemble soit en désordre (le chapitre 26 qui se situe après le chapitre 18, la dédicace est située au milieu du livre, des pages entièrement noires, des chapitres faits de points et de lignes, etc.). C’est à celui qui lit de mettre de l’ordre à l’œuvre, de lui donner un sens qu’il tirera de lui-même et qui ne peut exister dans le livre.
Le véritable lecteur, aux yeux de Sterne, est celui qui essaie de deviner, de construire le fil de l’histoire, pas celui qui n’est tranquille que lorsqu’il sait TOUT. Sterne est insolent avec le lecteur et déclare pouvoir choisir le lecteur qui lui convient!
La lecture comme processus est comparé à un voyage qui doit permettre de découvrir des secrets, cachés sous une apparence absurde, loufoque : il faut lire entre les lignes, ce qui suggère une interprétation que doit mettre en place le lecteur, sans garanties de trouver ce qui est caché… La familiarité instaurée par l’auteur entre lui et le lecteur a pour but de faire compatir le premier et d’abolir son sens critique dans sa croyance vis-à-vis du protagoniste principal.
Au fond, ce n’est peut-être pas très évident, mais ce qui est en jeu dans Tristram Shandy, c’est l’identité du lecteur et le suspense repose sur la manière dont l’auteur va le prendre au piège et faire de lui… Quoi, au fait ? Ce que le lecteur voudra être ? Le comportement de Tristram se modifie en fonction du lecteur probable.
L’illusion d’une conversation réelle se fait moins sur la scène de l’histoire – si tant est que quelque chose d’approchant existe – que sur la scène du langage même, qui est le lieu de rencontre entre l’auteur- narrateur et le lecteur. Bien que la prose de l’auteur apparaisse comme trop complexe et trop préméditée pour restituer le langage oral, dans sa rapidité, sa fluidité et sa spontanéité, la ponctuation répare ce tort que la phrase longue et syntaxiquement tortueuse cause à l’illusion d’une conversation réelle. Le rythme est donné par les marques d’exclamation, les virgules, les points-virgules, les astérisques et surtout le tiret proprement shandien (comme il existe les trois petits points céliniens) ! A ce sujet, William Holz écrit :
« Le tiret de Sterne semble fonctionner au mieux comme l’expression imagée des nuances de geste propres au langage au meilleur de son expression ; coudre de bout en bout les pages de conversation, cela suggère constamment quelque chose d’autre, et cette autre chose est la présence de celui qui parle – l’implicite infrastructure du ton, de l’accent, du rythme, du geste et de l’expression, tous hautement personnels et chargés d’un pouvoir dramatique. » (3)
Le lecteur est romancé et virtuellement entraîné dans la narration du vieux Tristram. La distance temporelle est annulée entre le lecteur et le narrateur grâce à cet emmêlement de présent et de passé fictifs. Mais ce qui permet au narrateur de prendre le pouvoir sur l’imagination du lecteur, c’est la manière très particulière dont l’écriture se déroule : elle semble se déployer au même rythme que la conscience du lecteur et être au moins aussi imprévisible ! Ce n’est pas le lecteur qui lit à son rythme ni à sa manière, c’est l’auteur-narrateur qui le guide et lui apprend à lire cette œuvre qui a ses propres règles de fonctionnement. Ordinairement, le roman est fondé sur une continuité de la narration, là, l’auteur ne cesse de s’assurer que le lecteur a « bien » lu et lui suggère même des retours en arrière.
L’auteur-narrateur s’impose comme le souverain et le lecteur doit consentir à être son inférieur : l’auteur est omnipotent – il sait où il va et comment, du moins jusqu’à un certain point…
L’éveil du lecteur est maintenu par des allusions grivoises très subtiles ; le lecteur est un part du roman qui ne peut fonctionner sans son attention soutenue, et pas seulement en vue de repérer les polissonneries, qui sont des « récompenses » cachées dans le texte ou des appâts pour le lecteur friand de ce genre de gourmandises.
Le roman est interactif et nécessite la complicité du lecteur, sans qui la magie des mots ne peut opérer. Il requiert également du lecteur de lire et d’élucider ce que l’auteur-narrateur n’a pas le temps de développer ou de vérifier lui-même dans des livres dont il donne les références... Le livre est un monde relié à d’autres mondes (-livres) où le lecteur est convié. L’auteur-narrateur va encore plus loin : il demande au lecteur de l’aider à débarrasser et à nettoyer la scène, d’entrer dans les coulisses de son roman – ce qui va à l’encontre, bien sûr, de ce que disait Louis-Ferdinand Céline à propos de la jouissance du lecteur, qui a payé pour jouir et n’a pas à entrer dans la cuisine ou l’antichambre de l’œuvre.
Le lecteur doit intervenir dans ce monde fictionnel comme s’il en faisait partie. Le théâtre de Tristram est un cube transparent où le lecteur est invité à pénétrer. La scène et les coulisses existent dans le même monde, sans coupure, simultanément. Le lecteur n’est pas étranger à l’œuvre, comme il est d’ordinaire. Il a le doit de VOIR ce qu’on lui interdit ordinairement de regarder. L’écrivain se dit impuissant à écrire des scènes de transition, mais en écrivant cela, la transition est faite, par l’attention qu’y porte le lecteur.
Il y a, de la part de l’auteur, un appel à la reconstruction du texte : les blancs, les tirets, les astérisques… L’acte de lire participe alors pleinement de la création du texte. La responsabilité est partagée entre l’auteur et le lecteur.
Ici, par exemple, l’auteur essaie de nous faire déduire et écrire ce qu’on veut :
"— Lord have mercy upon me, — said my father to himself
—* * * * * * * * *
* * * * * * * * * *
* * * * * * * * * *
* * * * * * * * * *
* * * * * * * * *"
(VI, 39)
Il en va de même ici, où il laisse carrément un blanc pour le lecteur :
"When the first transport was over, and the registers of the brain were beginning to get a little out of the confusion into which this jumble of cross accidents had cast them — it then presently occurr’d to me, that I had left my remarks in the pocket of the chaise — and that in selling my chaise, I had sold my remarks along with it, to the chaise-vamper.
I leave this void space that the reader may swear into it, any oath that he is accustomed to — (VII, 37).
Ce jeu atteint son apogée quand l’auteur laisse généreusement au lecteur une page blanche afin qu’il y fasse le portrait, tel qu’il se l’imagine, de la Veuve Wadman (VI, 38). C’est aussi une manière de rappeler au lecteur la matérialité de cet objet qu’on appelle livre. Il nous fait pénétrer dans la fiction en nous donnant des choses à faire. Tristram Shandy déconstruit sans cesse l’illusion de la réalité.
1. Henri Fluchère, Laurence Sterne : De l’homme à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1961, p. 235.
2. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 10-11.
3.
William Holtz, "Typography, Tristram Shandy, The Aposiopesis, etc.", The Winged Skull : Papers from the Laurence Sterne Bicentenary Conference, London, Methuen, p. 251.
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