dimanche 1 juin 2008
Lorsque que Berdiaeff, dans sa préface aux Frères Karamazov[1],
affirme de Dostoïevski que
« L’originalité de son génie était telle qu’il a pu, en analysant jusqu’au bout son propre destin, exprimer en même temps le destin universel de l’homme. »
et que
« (…) chez lui, nous voyons que le délire orgiaque, loin d’exclure la pensée, s’exerce sur elle, que ce sont les idées et leur dialectique qui suivent un rythme dionysiaque. Dostoïevski est grisé par les idées, car dans son œuvre les idées grisent ; mais, au milieu de cette ivresse, la finesse d’esprit ne s’émousse jamais. Ceux que n’intéresse pas cette dialectique, ce cheminement tragique de la pensée géniale de Dostoïevski, ceux qui ne voient en lui qu’un artiste ou un psychologue, ne le comprennent certainement pas. Car son œuvre entière est la solution d’un vaste problème d’idées. Le héros de L’Esprit souterrain, c’est une idée ; Raskolnikov est une idée ; une idée, Stavroguine ; Kirilov, Chatov, Verhovenski - des idées. Ivan Karamazov est une idée. Tous ces héros sont à la lettre engloutis par des idées ; ils en sont ivres. Ils ne parlent que pour développer leur dialectique idéologique. Tout tourne autour de ces « maudites questions éternelles ». Ce qui ne veut pas dire que Dostoïevski ait écrit des romans à tendance ou à thèse pour la propagation de telle ou telle idée précise. Non, les idées sont immanentes à son art, il découvre leur existence d’une façon purement artistique. Il est un écrivain « idéaliste » au sens platonicien du mot, et non dans l’acception peu sympathique dans laquelle il est pris habituellement par la critique. Dostoïevski conçoit les idées originelles, mais il les conçoit toujours en mouvement, dynamiques, dans leur destin tragique. Rappelons ces lignes qu’il écrivit modestement sur lui-même : « Je suis assez faible en philosophie (mais non pas dans mon amour pour elle, dans mon amour pour elle, je suis fort). » Faible pour la philosophie académique qui lui convenait mal, car son génie intuitif connaissait en ce domaine les véritables chemins. Il fut un vrai philosophe, le plus grand philosophe russe. Il a donné infiniment à la philosophie, et il semble que la spéculation philosophique doive être pénétrée de ses conceptions. L’œuvre de Dostoïevski apporte un tribut considérable à l’anthropologie philosophique, à la philosophie de l’histoire, de la religion, à la morale. Peut-être la philosophie lui a-t-elle pu appris, mais elle a beaucoup à lui prendre ; s’il lui abandonne les questions provisoires, en ce qui concerne les choses finales, c’est elle qui vit, déjà depuis de longues années, sous le signe de Dostoïevski. »
l’on ne peut que retrouver la conception schopenhauerienne de l’art et c’est cette conception qui est le germe de notre modeste pensée. Une conception qui s’oppose à l’idée selon laquelle l’art relèverait uniquement de "catégories affectives" [2] et dont serait émancipée toute philosophie (au contraire je crois que ces catégories-là sont en amont de toute pensée philosophique). Pour moi, le monde vécu est le monde senti, qui lui-même est le monde représenté par la pensée ; ces visages du réel ne se succèdent pas mais se superposent et ne sont que des variations du premier. Tout découpage est artificiel. L’auteur de cet article auquel je fais référence dans ma note [2] oppose comme il suit la philosophie et la littérature :
Mais le degré de cohérence de la pensée et sa systématisation, correspondant à l’application sur le réel de catégories logiques, qui sont censés définir la philosophie, suffisent-ils à épuiser le réel ? Comment comprendre, dans ces conditions, l’aphorisme philosophique, dont le style est l’une des composantes essentielles ? La philosophie, dans les œuvres littéraires, est-elle condamnée à n’être qu’un « sous-sol » implicite ? Qu’est-ce qui légitime cette évidente volonté de subordination de la littérature à la philosophie ? Cette perspective hégélienne, selon laquelle l’art, bien qu’il donne une représentation sensible des idées les plus hautes que l’homme soit capable de concevoir, est inférieur à la philosophie, parce que l’idée est plus profonde et a plus d’existence que sa représentation sensible nous semble participer de cette volonté de subordination. Nous voudrions la mettre en parallèle avec la conception schopenhauerienne. De plus, l’auteur de cet article déclare que la finalité de la philosophie est la vérité et celle de l’art la beauté ; toutefois, il ne peut répondre à cette objection, naïve dans sa simplicité, peut-être : la vérité ne peut-elle donc pas être belle ?
La pierre d’achoppement d’une telle confrontation réside dans le problème du fragment, de l’aphorisme. L’auteur de l’article ne distingue la citation littéraire, extraite d’une œuvre, de l’aphorisme que par le degré de généralité que contient le second, par la marque de l’organisme que porte en lui le fragment philosophique. La citation serait donc parcellaire, incomplète, dépendante quant à son sens de l’ensemble, tandis que l’aphorisme serait comme un précipité de la pensée de l’auteur. Or, nous voyons deux objections à cela : si nous faisons passer une citation littéraire pour un aphorisme aux yeux de cet auteur, il est douteux qu’il puisse au premier coup d’œil découvrir la supercherie, ce qui laisse entendre que la généralité et la marque de l’organisme peuvent être factices et ajoutées de l’extérieur. En outre, le style qui est une des composantes essentielles de l’aphorisme n’est-il pas l’expression de la plus pure des subjectivités?
Le jugement de goût kantien n'est-il pas singulier et universel ?
affirme de Dostoïevski que
« L’originalité de son génie était telle qu’il a pu, en analysant jusqu’au bout son propre destin, exprimer en même temps le destin universel de l’homme. »
et que
« (…) chez lui, nous voyons que le délire orgiaque, loin d’exclure la pensée, s’exerce sur elle, que ce sont les idées et leur dialectique qui suivent un rythme dionysiaque. Dostoïevski est grisé par les idées, car dans son œuvre les idées grisent ; mais, au milieu de cette ivresse, la finesse d’esprit ne s’émousse jamais. Ceux que n’intéresse pas cette dialectique, ce cheminement tragique de la pensée géniale de Dostoïevski, ceux qui ne voient en lui qu’un artiste ou un psychologue, ne le comprennent certainement pas. Car son œuvre entière est la solution d’un vaste problème d’idées. Le héros de L’Esprit souterrain, c’est une idée ; Raskolnikov est une idée ; une idée, Stavroguine ; Kirilov, Chatov, Verhovenski - des idées. Ivan Karamazov est une idée. Tous ces héros sont à la lettre engloutis par des idées ; ils en sont ivres. Ils ne parlent que pour développer leur dialectique idéologique. Tout tourne autour de ces « maudites questions éternelles ». Ce qui ne veut pas dire que Dostoïevski ait écrit des romans à tendance ou à thèse pour la propagation de telle ou telle idée précise. Non, les idées sont immanentes à son art, il découvre leur existence d’une façon purement artistique. Il est un écrivain « idéaliste » au sens platonicien du mot, et non dans l’acception peu sympathique dans laquelle il est pris habituellement par la critique. Dostoïevski conçoit les idées originelles, mais il les conçoit toujours en mouvement, dynamiques, dans leur destin tragique. Rappelons ces lignes qu’il écrivit modestement sur lui-même : « Je suis assez faible en philosophie (mais non pas dans mon amour pour elle, dans mon amour pour elle, je suis fort). » Faible pour la philosophie académique qui lui convenait mal, car son génie intuitif connaissait en ce domaine les véritables chemins. Il fut un vrai philosophe, le plus grand philosophe russe. Il a donné infiniment à la philosophie, et il semble que la spéculation philosophique doive être pénétrée de ses conceptions. L’œuvre de Dostoïevski apporte un tribut considérable à l’anthropologie philosophique, à la philosophie de l’histoire, de la religion, à la morale. Peut-être la philosophie lui a-t-elle pu appris, mais elle a beaucoup à lui prendre ; s’il lui abandonne les questions provisoires, en ce qui concerne les choses finales, c’est elle qui vit, déjà depuis de longues années, sous le signe de Dostoïevski. »
l’on ne peut que retrouver la conception schopenhauerienne de l’art et c’est cette conception qui est le germe de notre modeste pensée. Une conception qui s’oppose à l’idée selon laquelle l’art relèverait uniquement de "catégories affectives" [2] et dont serait émancipée toute philosophie (au contraire je crois que ces catégories-là sont en amont de toute pensée philosophique). Pour moi, le monde vécu est le monde senti, qui lui-même est le monde représenté par la pensée ; ces visages du réel ne se succèdent pas mais se superposent et ne sont que des variations du premier. Tout découpage est artificiel. L’auteur de cet article auquel je fais référence dans ma note [2] oppose comme il suit la philosophie et la littérature :
Philosophie | Littérature |
1) Théorie générale 2) Intention systématique 3) Discours organique 4) Transcender la subjectivité individuelle Lois 6) Abstractions conceptuelles 7) Démarche critique 8) Edification d’une pensée rationnelle à partir de principes clairs 9) Vérité conceptuelle 10) Vérité | 1) Singularité de l’expérience subjective 2) Irréductible originalité du vécu 3) Atome, parcelle, précipité 4) Retrouver l’universel dans le subjectif 5) Anarchie du sentiment 6) Concret 7) Illumination intérieure 8) Solidification du vécu dans un « tissage littéraire » 9) Véracité, authenticité 10) Beauté |
Mais le degré de cohérence de la pensée et sa systématisation, correspondant à l’application sur le réel de catégories logiques, qui sont censés définir la philosophie, suffisent-ils à épuiser le réel ? Comment comprendre, dans ces conditions, l’aphorisme philosophique, dont le style est l’une des composantes essentielles ? La philosophie, dans les œuvres littéraires, est-elle condamnée à n’être qu’un « sous-sol » implicite ? Qu’est-ce qui légitime cette évidente volonté de subordination de la littérature à la philosophie ? Cette perspective hégélienne, selon laquelle l’art, bien qu’il donne une représentation sensible des idées les plus hautes que l’homme soit capable de concevoir, est inférieur à la philosophie, parce que l’idée est plus profonde et a plus d’existence que sa représentation sensible nous semble participer de cette volonté de subordination. Nous voudrions la mettre en parallèle avec la conception schopenhauerienne. De plus, l’auteur de cet article déclare que la finalité de la philosophie est la vérité et celle de l’art la beauté ; toutefois, il ne peut répondre à cette objection, naïve dans sa simplicité, peut-être : la vérité ne peut-elle donc pas être belle ?
La pierre d’achoppement d’une telle confrontation réside dans le problème du fragment, de l’aphorisme. L’auteur de l’article ne distingue la citation littéraire, extraite d’une œuvre, de l’aphorisme que par le degré de généralité que contient le second, par la marque de l’organisme que porte en lui le fragment philosophique. La citation serait donc parcellaire, incomplète, dépendante quant à son sens de l’ensemble, tandis que l’aphorisme serait comme un précipité de la pensée de l’auteur. Or, nous voyons deux objections à cela : si nous faisons passer une citation littéraire pour un aphorisme aux yeux de cet auteur, il est douteux qu’il puisse au premier coup d’œil découvrir la supercherie, ce qui laisse entendre que la généralité et la marque de l’organisme peuvent être factices et ajoutées de l’extérieur. En outre, le style qui est une des composantes essentielles de l’aphorisme n’est-il pas l’expression de la plus pure des subjectivités?
Le jugement de goût kantien n'est-il pas singulier et universel ?
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