dimanche 24 septembre 2006

« Je crois que David Copperfield est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles 1er ! Il est bienveillant ; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui. C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après tout, sinon une sorte d'originalité mentale ? Je dis la folie et non point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés. »

Anatole France

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  • Avant de réviser ma très grossière traduction du petit livre que Barrie a écrit sur sa mère, je dépose ici un extrait, qui correspond au premier chapitre.
    Il est si limpide qu'il ne semble pas utile de le commenter ici à outrance. Ouvrez grand les yeux et tendez l'oreille. Tout est dit, surtout ce qui est celé et qui transperce les mots délicats, pour qui sait lire : Barrie aimait et haïssait sa mère, qui abusa des forces vives de l'enfance et les détourna à son profit, à la manière d'une main humaine qui dévoie le cours d'une rivière au moyen d'un barrage. Oh, bien sûr, Jamie n'a jamais élevé la voix ou le verbe, mais il n'est guère besoin d'être psychologue pour l'entendre se plaindre au loin, très doucement.
    L'ironie, l'humour et le paradoxe sont la défense impassible des outragés sensibles. On remarquera cette habitude qu'ont en commun Barrie et Dickens : celle de prêter vie, de personnifier les objets. Y a-t-il début romanesque plus célèbre que celui inauguré par la bouilloire du Grillon du foyer ?
    Les premières lignes de Margaret Ogilvy sont terriblement dickensiennes. Le Maître du Roman, celui qui a droit à ce titre selon moi, a toujours su décrire les naissances de ses héros :
    "Le nom de famille de mon père était Pirrip, et mon nom de baptême Philip, de ces deux mots ma langue enfantine ne sut rien faire de plus long ni de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je me donnai le nom de Pip et que l'on vint à m'appeler Pip. Je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père sur la foi de sa pierre tombale et sur la foi de ma soeur, Mrs Joey Gargery, la femme du forgeron. N'ayant jamais vu ni mon père, ni ma père, ni même un portrait de l'un d'eux (car ils vécurent bien longtemps avant le temps des photographies), la première idée que je me fis de leur apparence fut tirée, contre toute raison, de leur pierre tombale. D'après la forme des lettres gravées sur la tombe de mon père, j'imaginai assez bizarrement un homme carré, robuste, basané, aux cheveux noirs et frisés. Mais du caractère et du tour de l'inscription "ainsi que Georgiana, épouse du ci-dessus", je tirai la conclusion puérile que ma mère avait été une femme maladive, marquée de taches de rousseur. Quant aux cinq petits losanges de pierre longs d'un pied et demi environ, régulièrement alignés auprès de leur tombe, et consacrés à la mémoire de cinq petits frères qui avaient renoncés par trop tôt à tenter de gagner leur vie dans la mêlée universelle, je leur dois d'avoir nourri religieusement cette croyance qu'ils étaient tous venus au monde sur le dos, les mains dans les poches de leur pantalon, et qu'ils ne les en avaient jamais tirées pendant leur existence terrestre."
    (De grandes espérances, Traduction Pierre Leyris)
    "Longtemps après que le médecin de la paroisse l'eut introduit dans ce monde de douleur et de tourments, on fut considérablement enclin à croire que l'enfant ne survivrait pas pour porter quelque nom que ce fût (...)"
    (Oliver Twist, Traduction de Francis Ledoux)
    "Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupée par quelque autre ? [La plus belle première phrase de tous les romans du monde, selon moi !] A ces pages de le montrer. Pour commencer l'histoire de ma vie par le commencement, je note que je suis né (on me l'a dit et je le crois) un vendredi à minuit. On remarqua que l'horloge se mit à sonner, et moi à crier, simultanément. (...) Je suis né coiffé; et ma coiffe fut mise en vente, par voie d'annonce dans les journaux, au très bas prix de quinze guinées."
    (David Copperfield, Trad. collective dans La Pléiade)
    De même, John Irving, qui se réclame ouvertement de Dickens, que ce soit dans Le Monde selon Garp ou encore dans L'oeuvre de Dieu, la part du diable, fait la part belle à la dénomination des personnages et à leur si singulière naissance. Ce n'est bien sûr pas un hasard. Mais je n'en dis pas plus pour le moment, car j'y reviendrai tantôt à travers l'oeuvre de Marthe Robert. Le bâtard et l'enfant trouvé incarnent la quintessence du Roman. Mais n'anticipons pas ! Patience ! Ajoutons que le rire de Margaret Ogilvy n'est pas étranger au dernier baiser de Mrs Darling... Ils sont aussi fuyants l'un que l'autre.
    Barrie s'inscrit aisément dans cette tradition dickensienne. Voici matière à juger de mon affirmation : Chapitre 1 – Où il est dit comment la douceur se posa sur le visage de ma mère Le jour où je naquis, nous achetâmes six chaises avec une assise en crin. Ce fut un événement d’importance, à l’échelle de notre petite maison, mais cela représentait une première victoire dans la longue campagne d’une femme. Le travail qu’elles représentaient, le billet d’une livre et les trente-trois pence qu’elles avaient coûté, l’anxiété qui avait précédé leur achat, le spectacle qu’elles constituaient dans la chambre Ouest, l’air étrangement détaché de mon père quand il les avait ramenées à la maison (mais son visage était pâle), tous ces détails étaient partie prenante de l’histoire que je devais entendre si souvent par la suite. J’ai participé à tant de triomphes de cette sorte, lorsque j’étais enfant, et plus tard encore, quand je fus adulte, que l’arrivée des chaises semble inscrite dans mes propres souvenirs, comme si, âgé d’un jour, j’avais sauté du lit et couru voir l’effet produit. Je suis persuadé que les pieds de ma mère faisaient tout leur possible afin de l’amener jusqu’à cette pièce, bien avant qu’ils ne pussent être assurés de leur stabilité. Et l’instant qui suivit celui où elle se retrouva seule avec moi, on la trouva nus pieds dans la chambre Ouest en train de soigner une éraflure (qu’elle avait été la première à diagnostiquer) sur l’une des chaises, ou bien en train de s’asseoir royalement sur chacune d’entre elles, ou encore disparaissant et revenant sur ses pas ouvrir soudainement la porte, pour les prendre toutes les six par surprise. Alors, il me semble qu’un châle avait été jeté sur elle (et il m’est étrange de penser que ce n’était pas moi qui avais couru après elle avec ce vêtement) et qu’elle avait été ramenée au lit sous une sévère escorte. On lui rappela sa promesse de ne pas bouger. À ceci elle répondit probablement qu’elle s’était absentée, mais si peu de temps que l’on pouvait donc en conclure qu’elle n’avait pas du tout quitté son lit ! Par conséquent, un petit fragment de son être me fut révélé immédiatement : je me demande si j’en ai eu immédiatement conscience. Les voisins nous rendaient visite afin de voir le garçon et les chaises. Je m’interroge encore. Était-elle sincère avec moi en affirmant qu’ils étaient nos semblables ou bien vis-je clair en elle dès le premier instant ? En effet, elle était si transparente… Quand elle fit mine de s’accorder avec eux sur le fait qu’il m’était impossible de recevoir une éducation supérieure, me laissais-je abuser ou bien étais-je déjà conscient de la nature des ambitions brûlantes abritées par ce visage aimé ? Quand ils parlèrent des chaises comme d’un but rapidement atteint, étais-je si novice que ses lèvres timides fussent obligées de proclamer : « Elles ne sont qu’un début ! », avant même d’entendre ces mots ? Et, quand nous fûmes laissés seuls en tête à tête, ai-je ri des grandes choses qui agitaient son esprit ou bien dut-elle m’en informer d’abord dans un murmure ? L’ai-je ensuite enlacée, en lui disant que je l’aiderais dans ses projets ? Il en fut ainsi pendant si longtemps qu’il me paraît étrange qu’il y eut un jour un début à cela. Pendant six ans, tout fut matière à conjectures, et la femme que je vois et qui habite ces années est précisément celle qui entra tout à coup en scène quand elles furent à l’agonie. « Ses lèvres timides », ai-je dit, mais elles ne l’étaient pas à l’époque, elles l’étaient devenues quand je fis vraiment sa connaissance. Le doux visage, ces années-là disent qu’il ne l’était pas autant alors… Le châle qui avait été jeté sur elle – nous n’avions pas commencé à la pourchasser avec un châle, ni à faire pour elle un rempart de nos corps contre les courants d’air, nous n’avions pas pénétré sur la pointe des pieds dans sa chambre vingt fois pendant la nuit, pour se tenir là à la regarder dormir. Nous ne la voyions pas alors devenir petite, pas plus que nous ne tournions brusquement notre tête quand elle disait d’un air étonné à quel point ses bras avaient rapetissé. Dans ses moments les plus heureux, et jamais il n’y eut une femme plus heureuse, sa bouche n’était pas agitée par un tic soudain et les larmes n’emplissaient pas ses yeux bleus muets, dans lesquels je lus tout ce que j’ai jamais su de la vie et tout ce que j’ai à cœur d’écrire. Oui, lorsque vous regardiez dans les yeux de ma mère vous saviez, comme s’Il vous l’avait dit lui-même, pourquoi Dieu l’avait mise au monde. C’était pour ouvrir l’esprit de tous ceux qui étaient en quête de belles pensées. Ceci est le commencement et la fin de la littérature. Ces yeux, que je ne peux voir avant d’atteindre mes six ans, m’ont éclairé à travers la vie et je prie Dieu qu’ils puissent demeurer jusqu’au dernier jour mes seuls juges sur cette terre. Ils ne furent jamais davantage mon guide que lorsque j’apportai mon aide pour la mettre en terre. Je ne pleurnichais pas parce que ma mère m’avait été reprise après soixante-seize ans d’une vie glorieuse, mais même devant sa tombe j’exultais à l’idée de cette vie qui avait été la sienne. Un fils s’en était allé loin d’elle, pour étudier. Je me rappelle si peu de lui : ne me revient à la mémoire que le visage joyeux d’un garçon qui courait comme un écureuil jusqu’au sommet d’un arbre et qui secouait les branches, pour faire tomber les cerises dans mon giron. Quand il eut treize ans et que j’eus la moitié de son âge, l’effroyable nouvelle nous parvint. On me raconta que le visage de ma mère était affreux et perclus de sang-froid, quand elle se mit en route pour se planter en travers de la Mort et de son petit garçon. Nous nous dirigeâmes avec elle en direction de la colline qui menait à la gare, une bâtisse en bois. Je crois que je l’enviais à cause de ce voyage dans ces mystérieux wagons. Je sais que nous jouions à ses côtés, fiers de notre droit à être présents en cet endroit, mais je ne m’en souviens pas. Je parle uniquement d’après ouï-dire. On contrôla son billet. Elle nous avait dit au revoir avec ce visage combattant que je ne peux pas encore voir, quand soudain mon père sortit du bureau du télégraphe et dit d’une voix enrouée : « Il est parti. » Nous revînmes sur nos pas, très silencieux, et rentrâmes à la maison en remontant le petit sentier. Maintenant, je ne parle plus par ouï-dire. Désormais, j’ai fait, à jamais, la connaissance de ma mère. C’est ainsi que ce doux visage fut sien, reflétant ses manières pathétiques et son immense charité. C’est pourquoi les mères accouraient chez elle quand elles avaient perdu un enfant. « Ne pleure pas, ma pauvre Janet ! » leur disait-elle et ces femmes répondaient : « Ah, Margaret, mais toi-même tu pleures… » Margaret Ogilvy était son nom de jeune fille et, d’après la coutume écossaise, elle demeurait Margaret Ogilvy pour ses vieux amis. « Margaret Ogilvy. » J’aimais l’appeler ainsi. Souvent, quand j’étais un petit garçon, je m’adressais ainsi en direction de l’escalier : « Margaret Ogilvy, êtes-vous là ? » Elle devint à jamais fragile à partir de cette heure-là et, pendant des mois, elle fut très malade. J’ai entendu dire que la première chose qu’elle exprima fut un vœu, celui de voir la robe de baptême, et elle la regarda longtemps, puis tourna son visage vers le mur. Ceci me laissa penser, tout petit garçon que je fus, que c’était la robe dans laquelle il avait été baptisé. Plus tard, j’appris que nous avions tous été baptisés avec le vêtement, du plus vieux de la famille au plus jeune, que vingt ans séparaient. Des centaines d’autres enfants avaient été baptisés dedans ; de telles robes étaient alors une possession rare et le prêt de la nôtre était l’une des gloires de notre mère. Elle était transportée soigneusement d’une maison à l’autre, comme s’il se fût agi d’un enfant ! Ma mère faisait grand cas de ce vêtement, le défroissait, lui souriait, avant de le mettre dans les bras de ceux à qui il était prêté. Elle siégeait sur notre banc à l’église pour le voir porté avec magnificence (avec quelque chose à l’intérieur !) le long de l’allée en direction de la chaire, quand un frisson d’agitation et d’impatience parcourait l’intérieur de l’église ; nous nous donnions des coups de pied sous le pupitre mais notre visage ne cessait dans le même temps d’exprimer notre piété. Dans l’intervalle, quel que fût le comportement de l’enfant - il pouvait rire sans pudeur ou hurler à la grande honte de sa mère – et quoi que fît le père, tandis qu’il l’élevait, l’air idiot probablement, et s’inclinant au mauvais moment, la robe de baptême, de sa longue expérience les faisait bénéficier et les aidait à se tirer de ce mauvais pas. Quand la robe lui était rendue, elle la prenait dans ses bras, aussi délicatement que possible, comme si elle s’était endormie, puis elle la pressait, sans s’en rendre compte, contre sa poitrine. Il n’y avait rien dans la maison qui lui parlait avec autant d’éloquence que la petite robe. C’était le seul de ses enfants qui demeurait toujours un bébé. Et elle ne l’avait pas cousue elle-même, ce qui à mes yeux était une chose bien merveilleuse, car elle semblait avoir fabriqué elle-même toutes les autres choses. Tous les vêtements dans la maison étaient nés de ses mains et vous ne la connaissez pas du tout si vous pensez qu’ils étaient démodés. Elle les transformait et leur donnait une allure nouvelle. Elle les reprisait et leur offrait une autre vie. Puis, elle les persuadait par la ruse de se transformer en autre chose pour la dernière fois. Ensuite, elle les élargissait et les reprenait de nouveau, en posant un nouveau galon, après quoi elle ajoutait un morceau de tissu dans le dos, et ainsi le vêtement passait d’un membre de la famille à un autre, jusqu’au plus jeune. Et, alors même que nous en avions fini avec eux, ils réapparaissaient sous une autre forme. À la mode ! Je dois revenir sur ce sujet. Aucune femme n’avait un œil pareil : elle ne possédait aucune gravure de mode ; elle n’en avait nul besoin. La femme du pasteur (une cape), les filles du banquier (la nouvelle manche) : elles n’avaient qu’à passer une seule fois devant notre fenêtre, et le scalp, si je puis m’exprimer ainsi, était entre les mains de ma mère. Regardez-la se précipiter, les ciseaux en main, un fil dans la bouche, en direction des tiroirs où les vêtements du dimanche de ses filles sont rangés ! Ou bien allez à l’église dimanche prochain et regardez certaine famille qui y pénètre en file indienne : le garçon lève ses jambes assez haut pour faire le fier et montrer ses nouvelles bottines, mais tous les autres demeurent discrets, spécialement la timide petite femme à l’air si peu perspicace qui se tient en arrière. Si vous étiez à la place de la femme du pasteur ce jour-ci ou à celle des filles du banquier, vous auriez un choc ! Mais elle a acheté la robe de baptême et, quand j’avais coutume de lui en demander la raison, elle rayonnait et paraissait réfléchir, puis répondait qu’elle voulait être une fois dans sa vie dispendieuse ! Et elle me dit, sans cesser de sourire, que plus une femme avait tendance à coudre et à fabriquer les choses elle-même plus grand et ardent était son désir ensuite de se précipiter dans un magasin et « de faire des folies ». La robe de baptême, avec ses volants pathétiques, a plus d’un demi-siècle maintenant et elle commence à se faner un peu, à la manière d’une pâquerette dont le temps est passé, mais elle est conservée avec autant d’affection qu’autrefois. Je l’ai vue en exercice, à nouveau, l’autre jour. Ma mère était allongée dans son lit, avec la robe de baptême à ses côtés. Je l’observais à la dérobée à de nombreuses reprises et me dirigeais vers l’escalier pour m’y asseoir et pleurer. Je ne sais pas si ce fut ce jour-ci, le premier, ou plusieurs jours après, que vint ma sœur, la fille préférée de ma mère[1]. Oui, elle l’aimait encore plus que moi, j’en suis certain. La gloire de cette sœur remonte à mes six ans. L’adolescence la quittait. Elle vint à moi, le visage marqué par l’anxiété et les mains tordues ; elle m’incita à aller au chevet de ma mère, afin de lui dire qu’elle avait toujours un autre petit garçon. Je me rendis donc à son chevet, excité. Mais la chambre était noire et, quand j’entendis la porte se refermer et qu’aucun son ne provint du lit, je fus effrayé. Je me tins sans bouger. Je suppose que je respirai bruyamment ou peut-être que je pleurai, car, après un certain temps, j’entendis une voix apathique, qui ne l’avait jamais été auparavant, dire : « Est-ce toi ? » Je pense que le ton me fit mal, puisque je ne répondis pas. La voix répéta avec plus d’anxiété que la première fois : « Est-ce toi ? ». Je pensais qu’elle s’adressait au petit garçon mort et je dis d’une petite voix esseulée : « Non, ce n’est pas lui, ce n’est que moi ! » J’entendis un cri et ma mère se retourna dans le lit et, bien qu’il fît noir, je sus qu’elle me tendait les bras. Après ceci, j’entrepris dans son lit une grande affaire, essayant de le lui faire oublier- ce qui était mon astucieuse manière de jouer au docteur. Et, si je voyais quelqu’un dehors faire quelque chose qui enclenchait le rire des autres, je me précipitais vers cette chambre obscure et le reproduisait devant elle. Je suppose que j’étais un curieux petit être. On m’a raconté que mon souci d’égayer sa personne donnait à mon visage un air tendu et faisait glisser un tremblement dans ma plaisanterie ; je me tenais sur la tête dans son lit, mes pieds contre le mur et alors je criais plein d’excitation : « Riez-vous, mère ? » Peut-être que ce qui provoquait son rire était quelque chose dont j’étais inconscient, mais elle riait de temps en temps, ce sur quoi je m’écriais triomphalement à l’attention de cette tendre sœur, qui était toujours dans l’attente de cette vision, afin qu’elle accourût voir ce spectacle. Mais, le temps qu’elle arrivât, le doux visage était à nouveau couvert de larmes. Par conséquent, j’étais privé d’une part de ma gloire et je me rappelle ne l’avoir fait rire devant témoins qu’une seule fois. Je gardais trace de ses rires sur un morceau de papier : un trait pour chacun ; il était dans mes habitudes de le montrer, imbu de fierté, chaque matin, au docteur. Il y avait cinq traits la première fois où je lui glissai le papier entre les doigts. Puis, le sens des tirets lui fut expliqué et il se mit à rire de si bon cœur que je m’écriai : « J’aimerais que ce fût l’un des siens ! » Il devint tout à coup bienveillant et me demanda si j’avais montré le papier à ma mère ; quand je lui fis signe que non, il me dit que si je lui montrais maintenant et lui expliquais que ses cinq rires reposaient là, je pourrais bien en gagner un autre. Ma confiance était moindre, mais il était l’homme mystérieux chez qui vous pouviez courir au plus noir de la nuit (vous lanciez une poignée de graviers à sa fenêtre afin de le réveiller et, s’il s’agissait simplement d’un mal de dents, il extrayait la dent par la fenêtre ouverte, mais s’il s’agissait de quelque mal plus rude il se trouvait avec vous sur la place obscure, instantanément, avec la rapidité d’un homme qui dormirait dans son pardessus) ; c’est pourquoi je m’exécutai ainsi qu’il m’y avait enjoint, et non seulement elle rit en le voyant, mais, quand je cochai sur le papier ce rire-ci, il y eut un autre rire et, bien qu’il fût un seul rire coupé en son milieu par une larme, je le comptais double. Le doute n’est pas permis : c’est la même sœur qui me dit de ne pas bouder quand ma mère demeurait allongée à penser à lui, mais plutôt d’essayer de l’entraîner à parler de lui. Je ne voyais pas comment ceci pouvait faire d’elle la mère joyeuse qu’elle avait été, mais on m’affirma que si je ne pouvais pas accomplir ce prodige personne d’autre ne le pourrait. Cette certitude m’incita à essayer. Dans les premiers temps, me dirent-ils, j’étais souvent jaloux, l’arrêtant dans l’évocation de ses tendres souvenirs avec ce cri : « Ne vous souciez-vous donc pas de moi ? » Cependant, cette attitude ne perdura pas. Sa place fut prise par un désir intense (à nouveau, je pense, ma sœur avait dû l’animer de son souffle) de devenir tellement semblable à lui que même ma mère ne pourrait voir la différence. Nombreuses et ingénieuses étaient les questions que je formulais en vue de cette fin. Je m’entraînais en secret, mais après une semaine entière écoulée j’étais toujours davantage moi-même. Il avait une manière de siffler si joyeuse, m’avait-elle appris, que lorsqu’elle travaillait elle était toujours plus gaie à l’entendre siffler. Quand il sifflait, il se tenait debout, les pieds écartés et les mains dans les poches de ses knickerbockers. Je décidai de me fier à ce détail, et un jour, après avoir appris sa manière de ses anciens camarades – chaque garçon qui possède un peu d’initiative invente sa propre façon de siffler –, je mis secrètement un de ses costumes ; il était gris foncé, avec des petits motifs, et il m’alla encore bien des années après. Puis, ainsi déguisé, j’entrai, à l’insu des autres, dans la chambre de ma mère. Tremblant, sans aucun doute, et pourtant si content, je me tins tranquille jusqu’à ce qu’elle me vît et, alors, combien dut-elle être blessée ! «Écoutez ! » lui criai-je, triomphal. Et j’écartai mes jambes et plongeai mes mains dans les poches de mes knickerbockers et commençai à siffler. Elle lui survécut vingt-neuf ans. Elle traversait les années avec tant d’énergie, et ce jusqu’aux approches de la fin, que vous n’aviez jamais moyen de savoir où elle était, à moins de l’attraper ! Bien qu’elle fût frêle désormais, et chaque jour un peu plus, la tenue de sa maison devint à nouveau célèbre, de sorte que les jeunes mariées faisaient appel à elle pour observer sa manière de blanchir le foyer, de défroisser le linge ou de coudre. Il y a encore des vieilles gens, une ou deux personnes, qui racontent avec de l’émerveillement dans les yeux comment elle pouvait cuire vingt-quatre bannocks[2] dans l’heure et ne pas en rater un seul. Et elle en offrait beaucoup ! Elle partageait grand nombre de ses possessions et avait une jolie manière de donner. Son visage rayonnait et ondulait sous l’effet d’une joie excessive, comme par le passé. Ce rire, que j’avais essayé de forcer si fort, venait de nouveau courir à travers la maison. Je n’ai jamais entendu un rire tel que le sien, sauf celui produit par des enfants joyeux : le rire de la plupart d’entre nous vieillit et s’use en même temps que le corps, mais le sien demeura radieux jusqu’à la fin, comme s’il renaissait à la vie chaque matin. L’enfance ne l’avait pas quittée tout à fait et son rire était pour moi la voix de ce passé, de même que la robe de baptême l’était pour elle. Mais je ne parvins pas à lui faire oublier cette part d’elle-même qui était morte. Pendant ces vingt-neuf ans, elle ne s’est pas éloignée de lui ni de cette journée d’une seule pensée. Souvent, elle s’endormait en lui parlant et, même pendant son sommeil, ses lèvres bougeaient et elle souriait comme s’il lui était revenu. Et, quand elle se réveillait, il devait disparaître si précipitamment qu’elle s’éveillait déconcertée, elle regardait autour d’elle et disait lentement : « Mon David est mort ! » Ou peut-être restait-il assez longtemps pour lui murmurer les raisons de son imminent départ ; et elle demeurait allongée, les yeux voilés. Quand je devins un homme, il était toujours un garçon de treize ans ; j’écrivis un petit texte intitulé « Mort depuis vingt ans », qui parlait d’une tragédie similaire dans la vie d’une autre femme, et c’est la seule chose que j’ai écrite dont elle ne parla jamais, pas même à sa fille, celle qu’elle aimait le plus. Personne ne lui en fit jamais mention ou ne la questionna pour savoir si elle l’avait lu; on ne demande pas à une mère si elle sait qu’il y a un petit cercueil dans sa maison. Elle lut plusieurs fois le livre dans lequel il est imprimé mais, quand elle arrivait à ce chapitre, elle posait ses mains sur son cœur ou bien se bouchait les oreilles.
    (Traduction et notes : Céline-Albin Faivre - Tous droits réservés)
    Voir ce lien-ci. 
    

    et de la sortie d'un très beau catalogue, qui compulse les diverses inspirations littéraires et picturales de Walt Disney, et par une bête association d'idées, j'ai décidé de recenser quelques-unes des peintures qui me travaillent sans relâche et tapissent mon imaginaire plus ou moins conscient en ce moment même. Je travaille en effet toujours entourée d'images précises et de sons, qui ont un rôle de talisman, à certains instants de mon existence. "La tourterelle" de Sophie Anderson (1823-1903), dont l'oeuvre est reliée à celle des préraphaélites :
    "Take the fair face of woman, and gently suspending, with butterflies, flowers, and jewels attending, thus your fairy is made of most beautiful things" (le titre est exact !) de la même artiste (j'aimerais vraiment posséder une reproduction de celle-ci) :
    "Aux alentours de Noël", joyeuse cruauté de l'enfance, toujours peinte par la délicieuse Sophie Anderson :
    "Le rat de bibliothèque" de Carl Spitzweg (1808-1885), un des des inspirateurs de Disney, précisément... Ceux qui savent mon goût prononcé pour les livres ne s'étonneront pas de cette identification à un cousin éloigné de Bartleby !
    Quelques oeuvres du suédois Gustaf Tenggren (1876-1970) auquel Blanche-Neige et Pinocchio doivent beaucoup :

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