dimanche 10 décembre 2006
J'ai toujours aimé Noël. Y compris lorsque je n'en connaissais pas de beaux. J'étais un peu comme la petite fille aux allumettes d'Andersen. Je voyais des choses que les autres ne pouvaient apercevoir. Comme si je traversais certaines couches du réel, la nuit venue, dans mon lit de petite fille. Longtemps, j'ai davantage vécu les yeux fermés.
Je suppose que ma nature sensible aux contes de fées m'a toujours portée à aimer ce qui contient un esprit magique.
Alors que le sapin est arrivé à la maison et qu'il est décoré,
je me souviens d'autrefois.
J'aime les immenses sapins. J'ai l'impression de trouver soudain un père d'adoption, bourru et tendre, qui va me prendre dans ses bras et m'abriter dans son feuillage.
Un sablé dans la main, un verre de lait chaud à la cannelle dans l'autre, un chat sur les genoux et Sinatra. Je suis au Paradis.
Et pourquoi pas une histoire de saison ?
Le Banquet de Noël (fantaisie philosophique) de Nathaniel Hawthorne (dont je vous ai déjà touché un mot):
(...)
Un vieux gentilhomme fit dans son testament un legs tout à fait en rapport avec la vie mélancolique et excentrique qu’il avait menée. Il laissa une somme considérable dont l’intérêt devait servir annuellement et pour toujours à organiser, le jour de Noël, un banquet auquel prendraient part dix personnes choisies parmi les plus malheureuses qu’on pourrait trouver dans le pays.
L’intention du testateur n’était pas de faire oublier à des infortunés leurs chagrins pour quelques heures ; il voulait au contraire agir de telle sorte qu’ils en ressentissent mieux les atteintes. En choisissant même ce jour consacré et ordinairement joyeux, où ceux qui étaient invités au banquet auraient pu perdre un instant la souvenance de leurs maux au milieu des acclamations de joie proclamées à l’occasion de cette solennité par toute la chrétienté, le testateur n’avait que l’intention de perpétuer son peu de foi dans les oeuvres de la Providence, laquelle, prétendait-il, s’inquiétait fort peu du sort des pauvres humains.
Le vieux gentilhomme avait désigné, pour ses exécuteurs testamentaires, deux de ses plus intimes amis, qui étaient, comme lui, deux sombres humoristes, et dont la seule occupation était d’observer tous les malheurs auxquels nous sommes exposés. Ils se refusaient même à l’évidence qui prouve qu’un Dieu bienfaisant a placé le bien à côté du mal, et que chaque devoir que nous accomplissons, tout pénible qu’il soit, est la source d’un vrai plaisir. Ces deux philosophes, d’un genre tout particulier, étaient donc chargés d’inviter les convives du banquet ou de les choisir parmi ceux qui prétendaient avoir quelque droit à assister à ce bizarre festin.
Le premier repas eut lieu. Pour dire vrai, l’aspect des convives n’était pas fait pour satisfaire ceux qui les auraient aperçus rangés autour de cette table, car les chagrins de ces personnages ne suffisaient pas pour donner une idée du grand nombre des souffrances répandues sur la Terre. Et pourtant, après un examen de quelques instants, on ne pouvait contester que ces souffrances, tout en provenant de causes en apparence imaginaires, accusaient néanmoins la nature de notre organisation.
Les décorations de la salle du banquet étaient arrangées de manière à rappeler aux convives que le seul but que nous soyons sûrs d’atteindre ici-bas, c’est la mort. Telle avait été la pensée immuable du testateur. Éclairée au moyen de torches, cette salle était toute tendue de drap noir, ornée de guirlandes faites de branches de cyprès et de couronnes d’immortelles desséchées, semblables à celles qu’on jette sur les cercueils. Chaque assiette était entourée de persil. Le vin, décanté dans une urne d’argent, était versé à chaque convive dans de petits vases pareils à des lacrymatoires romains. Les exécuteurs de ce legs singulier, – je ne saurais dire si c’était leur goût qui avait présidé à tous ces détails, – n’avaient pas oublié l’usage des anciens Égyptiens qui plaçaient un squelette à la table du festin, dans le but de se moquer de la gaieté des convives. Le squelette était enveloppé d’un manteau noir et placé sur un siège au centre de la table. On prétendait que le testateur lui-même avait vécu en compagnie de ce triste emblème de la mort, et qu’il avait stipulé, dans son testament, qu’on placerait chaque année ce squelette au milieu des dix convives qu’il invitait au banquet de la fête de Noël. Selon toute probabilité, le vieux gentilhomme désirait prouver que, pendant sa longue existence, il n’avait jamais cru à une autre vie.
– Que signifie cette couronne ? demandèrent à la fois plusieurs invités en entrant dans la salle où le banquet était préparé.
Ces gens-là faisaient allusion à une couronne de cyprès appendue à l’extrémité du bras du squelette, qui sortait seul des plis du manteau noir dont il était enveloppé.
Un des exécuteurs testamentaires répondit :
– C’est une couronne qui sera offerte, non pas au plus digne, mais au plus malheureux, lorsqu’il aura prouvé qu’il a le droit de l’obtenir.
Le premier invité était un homme d’un caractère doux, mais tout à fait dénué d’énergie pour combattre le profond découragement auquel il était naturellement enclin ; aussi, sans que rien en apparence ne pût l’empêcher de prétendre au bonheur, avait-il passé sa vie dans la plus molle indolence, à tel point que son sang, ayant presque oublié de circuler dans ses veines, oppressait sa poitrine et faisait battre son cœur avec violence. Son malheur dépendait donc de son organisation.
Le deuxième convive était misérable parce qu’il avait un esprit inquiet et malade ; il était même devenu tellement impressionnable qu’un mot piquant d’un ennemi, la plaisanterie la plus inoffensive d’un étranger, la pression d’une main amie, lui étaient pénibles comme c’est ordinairement l’habitude de ces gens-là. Sa principale occupation était d’exposer ses griefs à ceux qui voulaient bien les entendre.
Le troisième individu était un hypocondriaque à qui son imagination faisait trouver des monstres partout ; il en apercevait même au coin de son feu. Il se figurait voir des dragons dans les nuages, des esprits infernaux cachés sous les traits des plus jolies femmes, quelque chose d’affreux et de malfaisant dans tout ce que la nature offre de plus enchanteur.
Son voisin était un de ces hommes qui, dans leur première jeunesse, ont eu une trop grande confiance dans leurs semblables ; il avait trop espéré d’eux ; il avait été si souvent trompé qu’il était devenu misanthrope.
Depuis plusieurs années, il cherchait tous les motifs possibles pour haïr et mépriser l’humanité entière. Et il n’avait, pour faire cela, qu’à envisager le meurtre, la débauche, la fausseté, l’ingratitude, le manque de bonne foi entre amis, les vices instinctifs chez les enfants, tous les crimes cachés des êtres créés à l’image de Dieu, et qui ont tous les dehors de la vertu ; il lui fallait seulement examiner une à une toutes ces tristes réalités, qui cherchent à se décorer des apparences les plus attrayantes. Mais à chaque mauvaise action qu’il inscrivait sur son catalogue, à chaque nouvelle découverte qui augmentait la triste nomenclature instructive à laquelle il avait voué sa vie, son cœur, naturellement aimant et confiant, recommençait à saigner.
L’homme qui venait ensuite avait des sourcils épais et tenait les yeux baissés. Sa physionomie exprimait la passion et montrait une animation sans pareille. Dès sa plus tendre enfance, il s’était cru un messager inspiré par la Divinité, et avait essayé de remplir la mission à laquelle il pensait être destiné. Hélas ! il n’avait pas été assez éloquent pour se faire écouter. Une fois convaincu de son impuissance, il s’était sans cesse adressé cette pénible question : « Pourquoi les hommes ne veulent-ils pas m’entendre et se laisser persuader ? – C’est parce que je suis un fou. Qu’ai-je à faire ici-bas ? Quand trouverai-je ma tombe ? » Pendant tout le festin, cet homme se versait de fréquentes rasades pour éteindre, disait-il, le feu céleste qui le consumait, et qui était inutile à sa race.
Tout à coup, on vit entrer, après avoir froissé et jeté un billet de bal, un petit-maître qui, la veille du jour de ce banquet, avait aperçu quatre ou cinq rides sur son front, et plus de cheveux blancs sur sa tête qu’il ne pouvait en compter. Doué d’intelligence et de sentiment, le vieux dandy avait follement dépensé sa jeunesse, et était arrivé à cette époque de la vie où la folie nous abandonne et nous oblige à aimer la sagesse.
Pour compléter le nombre des convives, les exécuteurs testamentaires avaient invité un malheureux poète réduit à la plus grande misère, et un idiot qu’ils avaient trouvé au coin de la rue. Ce dernier avait juste assez d’intelligence pour savoir ce qui lui manquait ; il cherchait donc vainement ce que la nature lui avait refusé ; et, dans ce but, il errait çà et là dans les rues en gémissant, car il s’apercevait que ses efforts étaient inutiles.
La seule dame qui eût pénétré dans la salle du banquet aurait été parfaitement belle, si elle n’eût légèrement louché de l’œil gauche ; mais ce défaut, si petit qu’il fût, la chagrinait à un tel point qu’elle passait sa vie dans la solitude et qu’elle n’osait même pas se regarder dans une glace. On plaça cette infortunée en face du squelette.
Il nous reste un autre convive à décrire. C’était un jeune homme de bonne mine, à l’air doux, au maintien élégant. À le voir, on eût pensé qu'il aurait plutôt dû aller s’asseoir à quelque joyeuse table qu'à celle où se trouvaient tous ces malheureux.
Un bruit de murmures s’éleva parmi les autres convives, lorsqu'ils remarquèrent le regard inquisiteur jeté sur eux par le nouveau venu.
– Que vient faire ce monsieur parmi nous ? Pourquoi le squelette du fondateur de cette fête ne se lève-t-il pas et ne chasse-t-il pas cet étranger ?
– C’est honteux, ajouta le malade, qui éprouva un nouvel élancement au coeur. Ce gentleman vient ici pour se moquer de nous ! Nous allons servir de texte à ses plaisanteries, quand il retournera auprès de ses amis, à la taverne voisine. Il rira avec eux de nos misères et les exposera peut-être sur le théâtre dans un drame de sa composition.
– Eh, qu’importe ! reprit l’hypocondriaque en souriant d’un air de dédain ; il portera à ses lèvres une cuillerée de soupe faite avec des vipères ; et s’il y a une macédoine de scorpions sur la table, il faudra bien qu’il en ait sa part. Après tout, si notre banquet de Noël lui convient, il y reviendra l’année prochaine !
– Ne le troublez pas, murmura avec douceur le personnage mélancolique ; peu importe qu’il acquière, quelques années plus tôt ou plus tard, la conscience du malheur ! Si ce jeune homme se croit heureux maintenant, laissez-le s’asseoir parmi nous, car il ignore quels sont les maux qui l’attendent.
Le pauvre idiot s’approcha du nouveau convive avec cet air inquiet et inquisiteur qu’on remarquait toujours en lui, ce qui faisait dire qu’il était sans cesse à la recherche de l’esprit qui lui manquait. Après s’être livré à un court examen, le pauvre insensé toucha la main de l’étranger, tout en retirant immédiatement la sienne ; puis il branla la tête et un frisson parcourut ses membres.
– C’est froid, c’est froid ! s’écria l’idiot.
Le jeune homme ne put réprimer un frisson de terreur, et sourit pourtant avec grâce.
– Messieurs et madame, dit alors un des ordonnateurs de la fête, n’allez pas nous taxer d’insanité, et croire que nous avons admis ce jeune étranger, qui s’appelle Gervayse Hastings, sans avoir pris de minutieuses informations. – Croyez-moi, personne entre vous n’a, plus que lui, le droit de venir s’asseoir à cette table.
Chacun se crut obligé d’accepter ces paroles ; puis ensuite les invités prirent leurs places.
La bonne harmonie fut bientôt troublée par l’hypocondriaque, qui repoussa sa chaise en se plaignant à haute voix, parce que, disait-il, on avait mis devant lui un plat contenant des crapauds et des vipères. On chercha à lui faire comprendre qu’il se trompait ; il reprit alors tranquillement son siège.
Le vin coulait à grands flots de l’urne sépulcrale ; mais on eût dit qu’il en sortait mêlé à de sombres inspirations ; ainsi, au lieu d’exciter à la gaieté, il ne servait qu’à augmenter la tristesse générale.
Les convives se racontaient des histoires effrayantes sur certains personnages qui auraient eu de grands droits à venir s’asseoir parmi eux. On parlait des maux auxquels tous les hommes sont exposés, de crimes horribles, d’existences qui n’avaient été que de longues agonies, d’autres qui paraissaient heureuses et qui avaient été empoisonnées tôt ou tard par de cuisants chagrins. On s’entretenait des derniers moments des humains, de leurs dernières paroles, des instructions qu’on pouvait en tirer ; des différentes manières de mettre fin à ses jours, des moyens préférables à employer pour y parvenir : le couteau, le poison, la noyade, la pendaison ou la vapeur du charbon.
La plupart des convives, comme c’est l’habitude chez les gens très affligés, aimaient à parler de leurs malheurs et cherchaient à en faire le sujet de la conversation générale. Ils voulaient, avant tout, prouver que leur propre infortune était la plus grande de toutes.
Le misanthrope, énumérant tous les torts du genre humain à son égard, prétendait que l’homme est incapable d’éprouver aucun bon sentiment, et il se plaisait à rappeler tous les faits qui pouvaient appuyer son opinion. Puis, dès qu’il eut exprimé sa manière de penser, il cacha son visage dans ses mains et pleura amèrement.
Ce banquet, on le voit, était une fête à laquelle chaque homme et chaque femme, quelque favorisés qu’ils fussent par la fortune, eût pu, dans un moment donné, réclamer le triste privilège d’assister.
Tant que dura le festin, on remarqua que le jeune étranger, Gervayse Hastings, n’éprouva pas la moindre émotion. Toutes les tristes pensées exprimées par ses compagnons le trouvaient insensible : son regard trahissait plus d’étonnement que celui du pauvre idiot, dont le cœur cherchait à comprendre, et qui souvent parvenait à son but. La conversation de Gervayse était froide, incisive, légère et souvent éloquente ; mais on découvrait que celui qui parlait n’avait jamais ni aimé ni souffert.
– Monsieur, dit d’un ton brusque le misanthrope qui répondit à quelques observations d’Hastings, je vous prie de ne plus m’adresser la parole. Nous ne pouvons nous comprendre, car nos sentiments n’ont rien de sympathique. De quel droit êtes-vous venu vous joindre à nous ? Je ne saurais le deviner ; mais il me semble qu’après avoir prononcé les phrases malséantes que nous venons d'entendre, vous devez nous considérer, mes compagnons et moi, comme des ombres flottant sur la muraille. À dire vrai, vous nous produisez le même effet.
Le jeune homme se prit à sourire, s’inclina avec politesse, repoussa sa chaise en arrière sans se lever, et boutonna son habit sur sa poitrine, comme si la salle du festin fût devenue plus froide. L’idiot fixa encore une fois son regard mélancolique sur le jeune homme et murmura ces paroles :
– C’est froid ! C’est froid ! C’est froid !
Le banquet une fois terminé, les convives se retirèrent. À peine eurent-ils franchi le seuil de la porte que la scène qui venait d’avoir lieu ne semblait plus à leurs souvenirs que la vision d’un esprit malade.
De temps à autre, pendant l’année suivante, ces infortunés s’entrevirent çà et là, ce qui convainquit chacun d’eux qu’ils étaient bien tous des habitants de la Terre, et qu’ils existaient réellement.
À diverses reprises, plusieurs d’entre eux se trouvèrent le soir, face à face, enveloppés dans de sombres manteaux. Quelquefois aussi ils se rencontrèrent dans des cimetières.
Il arriva aussi que certains convives du banquet de Noël tressaillirent en se reconnaissant à la lumière du soleil, au milieu d’une rue fréquentée, où ils erraient comme des spectres. Sans doute ces gens-là étaient surpris que le squelette ne sortît pas aussi à l’heure de midi.
Mais chaque fois que, par suite de leurs affaires, les convives du banquet de Noël étaient obligés de se mêler à la foule, ils étaient certains de rencontrer le jeune homme, qui, sans qu’on pût en découvrir la cause, avait pris part à cette fête lugubre.
En le voyant se mêler aux heureux du jour ; en apercevant son œil brillant ; en entendant résonner ses paroles légères et insouciantes ; chacun d’eux se disait en lui-même, avec indignation :
– Quel traître ! quel vil imposteur ! La Providence, dans un temps donné, permettra qu’il ait réellement le droit de venir s’asseoir au milieu de nous.
Le jeune homme, loin de détourner son regard, l’arrêtait, au contraire, sur chaque triste visage passant près de lui, et semblait dire avec un air de mépris : « Hélas ! si vous connaissiez mon secret, vous pourriez alors comparer vos droits avec les miens ! »
Les mois et les heures s’écoulèrent et ramenèrent les gaietés de Noël, accompagnées des cérémonies de l’église, des jeux, des festins et de la joie sur tous les visages. La salle du banquet se revêtit encore de ses noires draperies : on l’éclaira avec les torchères funèbres, et on décora la table d’une façon toute sépulcrale. Le squelette, recouvert de son manteau, reprit sa place désignée, tenant entre ses doigts la couronne de cyprès, présent destiné au convive le plus affligé.
Comme les ordonnateurs de la fête étaient certains que l’on trouverait toujours sur la Terre de nouvelles misères, et comme ils désiraient jouir de ce spectacle sous toutes les formes, ils ne crurent pas convenable de réunir les convives de l’année précédente : de nouvelles figures vinrent donc se placer autour de la table.
Là se trouvait un homme à la conscience timorée, qui portait une tache de sang dans son cœur, – souvenir de la mort de l’un de ses semblables, – mort qui, pour sa plus grande torture, avait été suivie de circonstances si extraordinaires, que le malheureux pensait que ses souffrances venaient des vœux qu’il avait formés pour que la mort le visitât lui-même à son tour.
En effet, depuis l’époque de ce meurtre, l’existence de cet homme était empoisonnée ; il vivait dans une perpétuelle agonie, s’accusant intérieurement d’avoir tué son semblable : sans cesse il avait présents à la mémoire tous les détails de cette horrible catastrophe. C’était là sa seule pensée.
À côté de cet homme, il y avait une mère, – autrefois heureuse, et maintenant désolée. Il s’était cependant écoulé un grand nombre d’années depuis le jour où elle était allée à une partie de plaisir, et avait trouvé à son retour son petit enfant étouffé dans son berceau. Toujours, depuis cet instant funeste, la malheureuse était persécutée par cette pensée terrible que son enfant étouffait dans son cercueil.
Cette malheureuse avait pour voisine, au banquet de Noël, une vieille dame qui, depuis son adolescence, avait été atteinte d’un tremblement convulsif qui ébranlait toute sa personne. Rien n’était plus effrayant que l’aspect de son ombre vacillante sur la muraille ; ses lèvres tremblaient, et l’expression de ses yeux semblait annoncer que son âme aussi était agitée.
Cet état provenait de la confusion qui existait dans son intelligence ; personne ne pouvait dire quel terrible chagrin avait frappé l’infortunée d’une manière aussi cruelle ; les exécuteurs testamentaires avaient pourtant jugé qu’ils devaient l’admettre au nombre des convives, non d’après ce qu’ils connaissaient de son histoire, mais sur la seule inspection de son triste visage.
Les convives ne purent réprimer un mouvement de surprise lorsqu’ils virent paraître un certain M. Smith, gentleman à la face rubiconde, qui avait probablement reçu plus d’une invitation bien préférable à celle qui le conviait à cette fête. L’expression ordinaire de la physionomie de ce personnage annonçait que, pour la cause la plus futile, il était disposé à rire. M. Smith évitait cependant tout ce qui pouvait exciter sa gaieté, car il était atteint d’une maladie de coeur qui, à chaque instant, menaçait de mettre fin à ses jours. Toute émotion de joie pouvait lui être fatale, et l’animation produite par de riantes pensées aurait pu occasionner la même fin terrible. Eu égard à sa triste situation, M. Smith s’était fait admettre au banquet, dans l’espoir d’y puiser un fonds de mélancolie qui prolongerait ses jours.
On avait aussi invité deux époux, par cette seule raison, bien connue de tous, qu’ils étaient affreusement malheureux dès qu’ils se trouvaient réunis : il allait donc sans dire qu’ils devaient se rencontrer à ce festin.
Pour faire pendant à ces deux malheureux, on apercevait autour de cette table deux autres individus qui n’avaient jamais été mariés. Dans leur première jeunesse, ils s’étaient promis de s’adorer toujours : mais, séparés par les circonstances, ils étaient demeurés si longtemps loin l’un de l’autre que maintenant ils ne pouvaient plus sympathiser. Isolés dans la vie, ces deux êtres considéraient l’éternité comme un désert sans bornes.
Près du squelette, était assis un des plus joyeux fils de la Terre: un spéculateur, un chercheur d’or ; sa principale affaire étant son grand livre, la Bourse lui servait de prison. Ce personnage avait été fort surpris en recevant cette invitation, car il se figurait être le plus fortuné des mortels. Ceux qui l’avaient convié au festin déclaraient qu’il ne savait pas combien grande était sa misère.
Un instant après, on vit entrer dans la salle un individu avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance. C’était Gervayse Hastings, dont la présence, l’année précédente, avait soulevé tant de questions et causé de nombreuses critiques.
Hastings s’assit encore à la même place, avec l’intime conviction qu’elle lui appartenait, et qu’il n’avait nullement besoin de l’assentiment d’autrui ; et pourtant, chose étonnante, son air enjoué, sa physionomie placide ne trahissaient aucun chagrin. Ceux qui l’examinaient et qui étaient experts dans l’art de découvrir les peines de leurs semblables regardèrent un instant Gervayse Hastings, et, tout en branlant la tête, n’éprouvèrent pour lui aucune sympathie.
– Qui est donc ce jeune homme ? demanda l’homme à la conscience troublée. Assurément, il n’a jamais souffert. De quel droit vient-il s’asseoir parmi nous ?
– Savez-vous que c’est très mal d’entrer ici sans être frappé d’un chagrin mortel ! murmura la vieille dame d’une voix aussi tremblante que l’était toute sa personne. Quittez-nous, jeune homme ! Votre cœur n’a jamais été brisé ; et je tremble plus encore pour mon repos, rien qu’à vous regarder.
– Son cœur brisé ! oh non, j’en réponds, répliqua M. Smith en portant la main sur sa poitrine et en s’efforçant de paraître triste, car il craignait de se livrer à un fatal éclat de rire. Je connais fort bien ce gentleman ; il a devant lui les plus belles espérances, aussi ne doit-il pas se mêler à nous. Il n’a pas plus le droit de s’asseoir à cette table que l’enfant qui n’est pas encore né. Il ne fut jamais malheureux, et probablement il ne le sera jamais.
– Très honorés convives, s’écrièrent alors les ordonnateurs du banquet, allons, de grâce, ayez confiance en nous et soyez certains du moins que notre profonde vénération pour la mémoire de celui qui a institué ce festin ne nous permet pas de désobéir à ses dernières volontés. Recevez ce jeune homme à votre table. Qu’il nous suffise de vous assurer qu’aucun de vous ne voudrait troquer son cœur pour celui qui bat dans la poitrine de Gervayse Hastings.
– Si cela était, j’en serais enchanté, très enchanté, répliqua M. Smith avec un mélange de joie et de tristesse. Mais ces messieurs ne savent pas ce qu’ils disent ; mon cœur est le seul qui souffre réellement ici, puisque certainement il sera cause de ma mort !
Malgré toutes ces récriminations, comme le jugement des exécuteurs testamentaires était sans appel, la compagnie prit place autour de la table. Le convive, qu’on aurait volontiers expulsé, n’entama la conversation avec aucun de ses voisins ; il paraissait seulement écouter avec une grande attention, dans l’espoir de découvrir quelque vérité. À dire vrai, les plaintes exprimées par ces infortunés ne pouvaient point être le sujet d’une instruction ou d’une consolation, quelles qu’elles fussent, pour personne.
La conversation générale parut si absurde au bon M. Smith qu’il ne put s’empêcher d’éclater de rire, quoique ses médecins lui eussent expressément défendu cette incartade ; et certes la science avait raison cette fois, car le malheureux tomba en arrière en faisant une affreuse grimace et expira sur-le-champ.
Cette catastrophe mit fin au repas.
– Eh quoi ! Vous ne tremblez pas ? demanda la vieille dame à Gervayse Hastings, qui regardait fixement le cadavre. N’est-ce pas un horrible spectacle à voir, et n’est-il pas terrible de penser qu’un homme d’une nature si ardente et si robuste est mort en une minute ? Mon âme tremblera toujours, mais en ce moment elle tremble bien plus encore ; aussi je ne puis comprendre comment vous êtes calme !
– En quoi cet événement subit peut-il m’apprendre quelque chose, madame, ou me faire éprouver la moindre émotion ? répondit Gervayse Hastings en poussant un profond soupir. Les hommes passent devant moi comme les ombres sur une muraille. Leurs actions, leurs passions, leurs sentiments produisent à mes yeux l’effet d’une lumière vacillante. Dans une seconde, tout s’évanouit ! Ni ce cadavre, ni ce squelette, ni le tremblement continuel de cette vieille dame ne peuvent me procurer la sensation que je cherche.
Les convives se séparèrent.
Nous n’entrerons pas dans des détails plus circonstanciés sur ces singuliers festins, lesquels, selon la volonté du fondateur, eurent lieu régulièrement à l’époque désignée.
Quelques années plus tard, les exécuteurs de ces bizarres volontés adoptèrent la coutume d’inviter de loin et de près des individus dont les infortunes semblaient plus grandes que celles de leurs semblables, soit à cause de leur intelligence cultivée, soit eu égard à la haute position qu’ils avaient occupée. Le noble exilé par la Révolution française et le soldat qui avait déposé les armes à la chute de l’Empire vinrent prendre part à ce banquet. Les monarques détrônés, errants sur la Terre, furent admis à ce triste et lugubre festin. L’homme d’État, dont le parti était vaincu, pouvait, s’il le désirait, être encore un grand homme pendant tout le temps que durait le repas.
Le nom d’Aaron Burns prit place parmi tous ces représentants des misères humaines, quand sa ruine, la plus grande et la plus frappante, causée par des circonstances morales plus étonnantes que celles de la vie de tout autre homme, fut entièrement accomplie.
À l’époque de sa vieillesse, Stephen Girard, lorsque son opulence lui parut un fardeau trop lourd à porter, chercha une fois à être admis au banquet de Noël.
Et cependant ces personnages ne pouvaient point donner mieux que d’autres ces enseignements extraordinaires de misère et de chagrin qui sont étudiés surtout dans la vie ordinaire. Mais il est bon de remarquer que plus les malheureux sont illustres, plus ils éveillent de profondes sympathies ; et cela non parce que leurs malheurs sont plus terribles, mais parce que, étant placés sur un piédestal élevé, ceux qui les éprouvent servent bien mieux d’exemples au genre humain.
J’ajouterai qu’à chaque banquet de Noël Gervayse Hastings se mêlait aux convives : mais l’infortuné changeait graduellement. De la brillante jeunesse, il était passé à la virilité soucieuse ; puis de la virilité à la vieillesse, qui avait imprimé un certain air de dignité à sa physionomie. Il était le seul individu qui vint aussi assidûment chaque année, et cependant sa présence excitait toujours de nouveaux murmures de la part de ceux qui connaissaient son caractère et sa position : ceux-là même dont le coeur était brisé ne pouvaient fraterniser avec lui.
– Qui est donc cet homme impassible ? s’était-on demandé plus de cent fois.
– A-t-il souffert ? a-t-il commis quelque faute ? Sa personne ne porte ni traces de douleur ni de remords. Alors pourquoi se trouve-t-il ici ?
– Demandez-le à ceux qui sont chargés de faire les invitations, ou interrogez-le lui-même.
Telle était la réponse générale.
– Mais cet homme est bien connu dans la ville, et tout ce qu’on dit de lui prouve qu’il doit être heureux. D’où vient qu’il arrive ici tous les ans pour se placer au milieu des convives comme une vraie statue de marbre ?
– Demandez-le au squelette : peut-être vous donnera-t-il le mot de l’énigme.
– En vérité, c’est extraordinaire, se disait-on à la ronde.
L’existence de Gervayse était non seulement prospère, mais encore fort brillante. Tout lui avait réussi ; sa fortune aurait suffi pour satisfaire les goûts les plus dispendieux. Il aurait pu voyager dans les contrées les plus éloignées ; s’il avait eu l’amour de la science, il aurait pu se former une nombreuse bibliothèque.
Hélas ! Malgré toute son opulence, cet homme était malheureux. Il avait désiré jouir du bonheur domestique et aurait dû le trouver avec une épouse charmante et affectionnée, des enfants qui promettaient la réalisation des plus douces espérances. Hastings s’était élevé au-dessus des limites qui séparent les hommes obscurs des hommes distingués ; et il s’était acquis une réputation sans tache dans des affaires de la plus haute importance.
Sa renommée n’était pourtant pas populaire, car il lui manquait ce qui est nécessaire pour acquérir l’affection des masses. Pour le public, Hastings était une froide abstraction, dépourvue d’enthousiasme et de la faculté de faire passer dans le coeur de la multitude les impulsions du sien ; c’est surtout à ce don divin que le peuple reconnaît ses favoris. J’ajouterai que ceux qui étaient admis dans l’intimité de cet infortuné et qui désiraient l’aimer étaient effrayés de voir que cela leur était impossible.
Ils l’approuvaient et l’admiraient ; mais dans ces moments où l’esprit humain cherche à découvrir la réalité, ils s’éloignaient de Gervayse, qui n’avait pas le pouvoir de leur donner ce qu’ils voulaient trouver ; et ils éprouvaient ce sentiment de regret que l’on ressent lorsqu’on retire sa main, après l’avoir tendue à une ombre que l’on a aperçue sur la muraille.
La jeunesse d’Hastings, tout à coup disparue, et l’effet qu’il produisait devinrent bientôt plus perceptibles ; ses enfants, lorsqu’il leur tendait les bras, venaient, sans la moindre joie, s’asseoir sur ses genoux ; bien plus, ils n’y prenaient jamais place sans y être invités. Sa femme pleurait en secret et s’accusait intérieurement de rester insensible auprès de lui. Hastings lui-même paraissait ressentir les effets de cette froideur qu’il répandait sur tous ceux qui l’entouraient. Il aurait donné tout au monde pour pouvoir se réchauffer. La vieillesse, qui l’accabla avant l’âge, l’engourdit bientôt plus encore.
Un jour, il perdit sa femme et quelques-uns de ses enfants, puis ensuite les autres le quittèrent, et le vieux Gervayse Hastings resta seul. Il ne désirait plus d’entourage.
C’est ainsi qu’il continua à vivre, et, à chaque fête de Noël, il ne manquait pas de se rendre au lugubre banquet. Son privilège était devenu un droit, et s’il avait réclamé la place d’honneur, le squelette la lui aurait cédée.
Lorsque Hastings eut atteint ses quatre-vingts ans, cet homme au visage pâle, au front chauve, à la physionomie immobile, voulut venir encore une fois s’installer à la place du banquet de Noël, où il était admis tous les ans. Sa physionomie était toujours aussi impassible. Le temps l’avait changé à l’extérieur ; mais intérieurement il ne lui avait fait ni bien ni mal.
Avant de s’asseoir dans le fauteuil qui lui était destiné, Hastings jeta un regard inquisiteur autour de la table, dans le but de s’assurer qu’il n’y retrouverait pas quelques-uns des convives des années précédentes. – Le malheureux n’avait rien appris à ces tristes fêtes. Il ignorait encore ce profond secret, – la vie dans la vie, – qui se manifeste par la joie ou par le chagrin.
– Mes amis, fit tout à coup Gervayse Hastings en prenant cet air d’assurance seul permis à un convive de fondation, soyez les bienvenus ! Je bois à tous vos vœux dans cette coupe sépulcrale !
Les invités répondirent avec urbanité, mais d’une manière qui prouvait qu’ils ne sympathisaient pas avec ce personnage d’un aspect glacial, car tous semblaient dire qu’ils refusaient de le reconnaître pour un de leurs frères.
Donnons avant tout à nos lecteurs une description succincte de ceux qui assistaient au banquet.
Là se trouvait un ministre protestant très enthousiaste, appartenant probablement à la famille de ces anciens puritains qui avaient foi en leur vocation et se comptaient au nombre des puissants de la terre. Cédant aux tendances de l’époque, ce ministre s’était éloigné des principes sévères de la foi primitive : son esprit errait dans d’obscures régions, où il ne trouvait que ténèbres et déceptions. Ses idées étaient tellement confuses que bien souvent il se tordait les mains avec désespoir, tandis qu’en d’autres circonstances il riait de sa propre folie. Cet homme était vraiment misérable.
Près de lui était assis un utopiste. Sa secte était nombreuse, quoiqu’il se crût le seul de son espèce depuis la création du monde. Cet individu avait formé le projet de faire disparaître de la surface du globe toutes les douleurs physiques et morales, et d’assurer le bonheur de chacun : mais l’incrédulité des hommes l’empêchait d’accomplir ses projets. Son chagrin était tellement profond que tous les maux auxquels il ne pouvait remédier semblaient s’être appesantis sur lui.
Un vieillard d’un aspect fort simple, couvert de vêtements noirs, attirait ensuite l’attention des personnes présentes. On le prenait pour le père Miller3 qui paraissait s’abandonner au désespoir en attendant le moment fatal qui devait tout anéantir.
Là se trouvait encore un homme connu pour son orgueil et son obstination ; il avait possédé de grandes richesses, il s’était vu à la tête d’une grande administration où il avait pu régir despotiquement ses subordonnés qui tremblaient en sa présence. Mais quand survint une ruine totale, tout son pouvoir avait disparu.
On remarquait aussi un philanthrope qui s’affligeait tellement de tous les malheurs des humains et de la négligence que l’on mettait à prendre des mesures générales pour les soulager, qu’il n’avait pas le courage de faire le peu de bien dont il était capable. Ce personnage se contentait d’être malheureux par sympathie.
Près de lui était assis un individu dont l’espèce ne date que de l’époque actuelle. Depuis qu’il avait atteint l’âge où on lit les journaux, il s’était vanté d’appartenir à un parti politique. Pendant les discussions de ces dernières années, son esprit s’était tellement troublé qu’il ne savait plus à quel parti s’attacher. Le chagrin qu’éprouvait cet homme ne peut être compris que par ceux qui l’ont éprouvé.
À son côté on avait placé un orateur populaire qui avait perdu la voix ; et, comme c’était là à peu près tout ce qu’il possédait, il était tombé dans un état de mélancolie désespéré.
À la table du banquet se trouvaient aussi deux dames : l’une était une pauvre ouvrière presque morte de faim, malade de la poitrine ; elle représentait là un million de femmes de sa condition, toutes aussi misérables qu’elle. L’autre personne était une femme douée d’une mâle énergie dont elle ne pouvait faire usage. Elle ne trouvait dans le monde rien à faire et rien qui lui procurât ou du plaisir ou du chagrin. Cette pauvre infortunée était devenue presque folle en voyant que son sexe était exclu des grandes affaires.
Comme le nombre des convives était complet, on avait ajouté une petite table pour trois ou quatre pauvres chercheurs d’emploi, que les ordonnateurs du festin avaient cru pouvoir admettre. Ces pauvres diables étaient dans une si grande détresse qu’ils avaient réellement besoin d’un bon repas.
Tous ceux qui assistaient à ce banquet étaient vraiment dignes de compassion. Le vieux Gervayse les intéressait peu, et il aurait pu disparaître sans qu’aucun des convives demandât : Où est-il allé ?
– Monsieur, dit enfin le philanthrope à Hastings, voici bien des années que vous prenez part à cette fête, et probablement vous avez tiré de la vue de tous ces convives du malheur de très utiles enseignements. J’envie votre sort. Pouvez-vous me révéler un secret pour remédier à la masse des misères qui affligent le monde ?
– Je ne connais qu’une seule misère, répondit Gervayse d’un air tranquille, et c’est la mienne.
– La vôtre ! répliqua le philanthrope ; si vous vous rappelez l’existence heureuse et brillante que vous avez menée toute votre vie, comment osez-vous dire que vous êtes le seul infortuné de l’espèce humaine ?
– Je vous le dirais que vous ne le comprendriez pas, répliqua Gervayse Hastings d’une voix faible, et avec une prononciation embarrassée, en employant quelquefois un mot pour un autre. Personne ne m’a compris, pas même ceux qui étaient atteints du même mal. Ce que j’éprouve est l’absence de toute espèce de passions. Il me semble que mon coeur est formé de vapeur. Il m’est impossible de saisir la réalité. Ainsi, en ayant l’air de posséder tout ce qui est au pouvoir des hommes, tout ce qu’ils désirent, je n’ai réellement rien possédé, ni joie, ni chagrin. Toutes choses, toutes personnes, et j’ai eu la preuve de ce que j’avance à cette table même depuis que je viens m’y asseoir, m’ont fait l’effet d’ombres vacillant sur la muraille. Ma femme, mes enfants et mes amis ont produit sur moi la même sensation. Il en est de même de vous que je vois devant moi. Je n’ai réellement pas connu l’existence, et je ne suis moi-même qu’une ombre comme ce qui m’entoure.
– Et que pensez-vous de l'autre vie ? demanda à Hastings le ministre en levant les yeux au ciel.
– Hélas ! je suis plus malheureux que vous, répliqua le vieillard, car je n'ai pas la faculté nécessaire pour craindre ou pour espérer. Mon malheur est le seul au monde, ma souffrance est la seule qui ne guérit pas. Ce coeur froid, cette existence sans réalité, ah ! c’est une vraie montagne de glace qui pèse sur ma poitrine !
Le hasard fit qu’à la fin de cette conversation les ligaments usés du squelette se détachèrent, et, tout à coup, ses os desséchés et la couronne de cyprès tombèrent sur la table. Cet incident attira l’attention des convives et fut cause que l’on perdit Hastings de vue pendant quelques instants. Lorsque les membres du banquet reportèrent leurs regards sur le vieillard, ils s’aperçurent qu’il avait subi une transformation complète.
Son ombre avait cessé de vaciller sur la muraille...
(...)
Traduit de l'anglais par B.-H. Révoil.
Repris dans Contes fantastiques de Noël, Ed. Librio.
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