mercredi 11 janvier 2006
Extrait d'une étude que j'ai réalisée pour le personnage de Poirot, en regard contradictoire du livre de Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Ed. de Minuit ).
La méthode de Poirot :
Poirot est sans aucun doute un émule de Sherlock(1) Holmes(2) : c’est un obsessionnel, au sens psychiatrique du terme, qui, à partir de détails dérisoires ou invisibles aux yeux de la plupart, reconstitue chaque fois tout un monde, toute une histoire. Poirot est un obsessionnel et, à ce titre, il aime l’ordre. Il n’est pas loin de présenter le type du paranoïaque qui, selon Freud, attribue «la plus grande signification aux petits détails que nous négligeons d’ordinaire dans le comportement d’autrui, ils interprètent à fond [ausdeuten] et ils en tirent des conclusions de grande portée.» Or, dans l’esprit d’une telle personnalité, l’ordre et le désordre, et ce en dépit de tout ce que ces notions ont de relatif ou d’instable, signifient la même chose. Un maniaque de la propreté et du rangement est, du point de vue du psychiatre, atteint du même trouble qu’un sujet qui vit dans une porcherie. Ceci ne contrariant pas l’affirmation de Freud selon laquelle, l’inconscient ne sait rien des contraires.
Du point de vue du Docteur Sheppard, dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, Poirot fait régner dans son salon, «un ordre méticuleux» ; rien de traîne et il n’y a pas un grain de poussière, sûrement. Agatha Christie écrit dans La mystérieuse affaire de Styles, la première fois où est décrit Poirot : « The neatness of his attire was almost incredible; I believe a speck of dust would have caused him more pain than a bullet wound. » (« L’aspect soigné de sa tenue était presque incroyable ; je crois qu’un grain de poussière lui aurait causé plus de souffrance qu’une blessure par balle. ») Il semble qu’il faille prendre au premier degré ce que dit l’auteur de son personnage. Dans le cadre de notre étude « métaphysique » sur la poussière, la description prend un autre sens.
« Ah ! s’exclama le Belge, la méthode ! C’est mon mot-clé, à moi aussi. Méthode, ordre, et les petites cellules grises.
- Des cellules ? s’ébahit l’inspecteur les yeux ronds.
- Mais oui, les petites cellules grises du cerveau.
- Oh ! je vois. Nous nous servons tous des nôtres, je suppose.
- Plus ou moins, murmura Poirot, et elles diffèrent en qualité, ce qui compte aussi. Tout comme la psychologie d’un crime : il convient de l’étudier avec soin. »
On penserait presque à Descartes ! A tort. Bien sûr, Poirot ne définit jamais vraiment cette méthode – qui fait ses preuves, puisque Poirot n’échoue jamais – mais il la montre à l’œuvre et elle ne ressemble pas à celle du philosophe susnommé. En effet, Descartes préconise de diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait. L’inspecteur de police en concurrence avec Poirot agit de la sorte. Le détective belge, agit d’après son intuition et la « psychologie du crime » qui n’est pas autre chose que la manière dont se trahit l’assassin en tuant telle ou telle personne. Celui qui est tué a un lien avec son meurtrier et ce lien est perceptible par les deux caractères de la victime et de son bourreau.
Ce passage nous donne quelques informations sur la manière de Poirot, mais guère : «Mais alors, c’est possible après tout… oui, bien sûr que c’est possible… mais alors… ah ! il faut que je remette mes idées en ordre. Oui, de l’ordre et de la méthode, je n’en ai jamais eu autant besoin. Tout doit concorder… chaque élément doit trouver sa place, sinon… sinon je suis sur une fausse piste. » Ce monologue auquel se livre Poirot devant Sheppard est sûrement une mise en scène (ce dernier lui fait remarquer que le maître chanteur peut être une femme, alors qu’ils ont tenu pour acquis depuis le début que c’était un homme) mais ne négligeons pas pour autant son contenu. La police produit un raisonnement sans surprise qui la conduit à un assassin vraisemblable, tandis que Poirot, lui, raisonne a contrario et découvre un assassin inattendu. Plus le coupable est évident, plus il lui paraît impossible et vice-versa. La pensée du belge est paradoxale.
Le détail est une notion captivante. Poirot semble aimer les détails et à ses yeux, seules ces miettes ont de la valeur à ses yeux et prennent plus de place dans son esprit que ce qui remplit l’espace, ce qui est en gros plan. « Puis il revint au milieu de la pièce et la parcourut d’un regard vif, inquisiteur, auquel nul détail n’échappait. Le coup d’œil exercé du professionnel. » Le mot « détail » est réemployé dans ce passage. L’un d’entre eux, celui qui va permettre à Poirot de résoudre l’énigme, est le déplacement d’un fauteuil, d’une bergère (large fauteuil à oreilles : pour mieux entendre ? Il n’y a là aucun jeu de mot, comme la suite le montre…) pour être très précis. Ce fauteuil servait à cacher la table sur laquelle était posé le magnétophone, doté d’un mécanisme à retardement, qui devait fournir l’alibi du Docteur Sheppard. La voix de Ackroyd devant être entendue pour la dernière fois alors que le Docteur était chez lui. Il est tentant de fournir une explication psychanalytique – dont il est fort possible qu’Agatha Christie en connaisse les méthodes et les idées, puisque l’inspecteur fait référence à cette « science » avec mépris – de ce déplacement. Le personnage du Docteur Sheppard est obligé de connaître la théorie psychanalytique.
Il faut garder à l’esprit que Poirot est Belge et que son Anglais (à dessein parfois) n’est pas parfait. La page 157 de notre édition est pleine de sous-entendus et de subtilité. Poirot use du terme «perturbé » pour « dérangé » ; en fait, ce qui est dérangé est ce qui contrarie l’ordre habituel ou raisonnable des choses, mais le mot désigne également quelqu’un qui n’a pas d’ordre dans ses pensées, qui est « fou ». Le mot anglais correspondant à « perturbé » n’a que le sens du désordre mental et non celui des choses ou des événements. Poirot peut, en toute bonne foi, penser que le terme anglais comporte ce double sens, mais il peut mésuser de la langue à des fins d’ironie ou de cynisme : il s’adresse au notaire qui gérait les affaires de Mrs Ferrars et le Dr Sheppard corrige le mauvais terme. Si Poirot souhaite cette correction, c’est pour lui montrer sans le lui dire explicitement, qu’il a compris que lui aussi est très sensible aux détails. L’interprétation, pour le paranoïaque en tout cas, engage la notion de projection.
Comment, dans ces conditions, n’a-t-il pas remarqué le déplacement du fauteuil ? En outre, il veut lui faire prononcer le mot « dérangé » afin de souligner le mot et lui insuffler le soupçon que Poirot sait qu’il a dérangé le fauteuil… Au crédit de cette idée, on pourrait retrouver d’autres occasions, dans l’œuvre d’Agatha Christie, où Poirot emploie un terme inadéquat et transmet un message « télépathique » à son interlocuteur. Ici même, dans Le meurtre de Roger Ackroyd, on retrouve un exemple de ce procédé cher à Poirot :
« Comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il s’animait, Poirot devint soudainement très continental.
- Monsieur l’inspecteur, s’écria-t-il dans un anglais hésitant entrecoupé de français, prenez garde au… au chemin aveugle…, non … comment dit-on ? la petite rue qui ne débouche sur nulle part.
L’inspecteur Raglan ouvrit des yeux ronds, mais je compris plus vite.
- Une impasse, c’est cela ?
- Oui, voilà : l’impasse qui ne mène nulle part. Et les empreintes [sur le poignard qui a servi à tuer Roger Ackroyd], c’est la même chose : elles ne vous mèneront peut-être nulle part. »
Là encore, Poirot arrache le mot à son adversaire qui, souvent, ressemble à une sorte de double de lui-même, plus qu’à un remplaçant d’Hastings. L’impasse est aussi une notion propre au jeu de cartes, notamment au whist (l’ancêtre du bridge), typiquement anglais. (3) En outre, Agatha Christie s’est servi de cette image dans l’une des nouvelles du recueil consacré au couple Beresford, déjà mentionné.(4) Dans le cas mentionné ici, Poirot oblige Sheppard à dévoiler son jeu en lui faisant dire ce qu’il ne veut pas dire – impasse - et qui est la fausse piste qui dissimule la véritable piste.
Le chemin aveugle s’il n’est une référence à Œdipe est un acte manqué criant !
Le bon chemin est celui qu’a suivi Poirot à partir des indices mis à sa disposition et ce chemin le conduit au narrateur.
Une nouvelle fois le terme « dérangé » est utilisé dans une conversation (par Raymond, le secrétaire) et le mot, alors, a le sens de fou : «Mais personne ne lirait ce genre de lettre tout haut, à moins de … d’être un peu dérangé.» Agatha Christie se montre très ironique vis à vis de ses lecteurs.
Lorsque Poirot lance à Sheppard dans le premier passage cité : « Quel souci du terme exact ! » ce n’est pas un compliment, mais une pique, qui laisse supposer que le Docteur maîtrise le langage (sous-entendu le texte de l’histoire).
Le détail est le révélateur de ce qui est caché ou invisible pour reprendre le terme en italique(5) employé par Poirot au sujet de la bergère qui masquait la petite table. Un détail est un fragment. Celui qui s’attache aux détails est celui qui s’attache au concret, par opposition à celui qui abstrait et dont le but est l’ensemble ou le tout. Ce qui ne veut pas dire que l’amateur de détails néglige l’ordre du tout ; au contraire, ils lui permettent d’en comprendre la structure, comme si le détail était un monde en miniature.
Hastings est pour Poirot un révélateur. Voici de quelle manière (peu flatteuse) : « Il avait le chic pour découvrir la vérité comme par hasard, et sans même s’en rendre compte, bien entendu. Il laissait échapper une remarque saugrenue… et c’était justement cette remarque qui me mettait sur la voie. » C’est d’un aveugle que Poirot apprend ce qui est, comme Œdipe de Tirésias. L’aveuglement peut être de nature différente. L’aveuglement est toujours vis à vis d’un possible.
La pierre d’achoppement est la voix de Roger Ackroyd entendue à 21h30. Le saut logique conclut au fait que l’homme était toujours en vie à cette heure. Le principe est toujours le même : une idée n’est pas envisagée (de même la solution à l’énigme du Double meurtre rue Morgue). Pour penser autrement, il faut sortir du cercle tracé par la raison. Le jugement synthétique est de cette nature : il ajoute un élément qui vient de l’extérieur, quand le jugement analytique ne fait que donner ce qu’il contient déjà en lui. Le problème des jugements synthétiques a priori posé par Kant peut être envisagé ici.
(1) A noter que la moitié du prénom du personnage de Conan Doyle signifie « fermeture », « verrouillage », « serrure », de là à en déduire que le compagnon du Docteur Watson est à moitié fermé… A quoi ? A toutes les autres interprétations que les siennes ? Enfermé à l’intérieur de sa propre raison ?
(2) Agatha Christie aimait faire des pastiches. Voir les deux volumes consacrés à son couple de détectives en herbe, Tuppence et Tommy Beresford – Associés contre le crime et Le crime est notre affaire aux Editions du Masque, publiés en un seul volume dans l’édition originale sous le titre Partners in crime – qui s’amusent à plagier le style et les méthodes de détectives célèbres de la littérature anglo-saxonne. Le fait que Sheppard soit docteur n’est pas un hasard ou une commodité pour le récit. Si Poirot est une sorte de décalque de Sherlock Holmes, Sheppard est celui de Watson, bien mieux que le piètre Hastings. De plus, elle a fait un pastiche de Poirot et Hastings dans ce recueil (Cf. Le crime est notre affaire, p. 140 à la fin). Les parodies sont des loupes . Voici donc ce qu’il y a d’essentiel à retenir sur Poirot et Hastings : « Il m’est venu le genre de petite idée – colossale, sensationnelle – qui vient tôt ou tard à l’esprit d’Hercule Poirot. » (je souligne. ) Le détail, toujours le détail, la petite chose ou le petit truc. Poirot est rusé comme l’oracle… «Tu n’es pas sensé comprendre. Hastings ne comprend jamais. » , « L’ami stupide est à jamais stupide. »
(3) « Manière de jouer qui consiste à dissimuler la carte supérieure que l’on possède, et à ne mettre sur la couleur demandée qu’une carte inférieure. Faire une impasse. L’impasse est un jeu de finesse et d’appréciation, qui n’est soumis à aucune règle précise, et qui exige, outre une prompte aptitude et une habileté consommée, la connaissance exacte de la manière de jouer du partenaire et des deux associés. » (Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, tome 9, p. 591, colonne 2)
(4) « Impasse au roi » in Associés contre le crime, Ed. du Masque, Paris, 2002 , p. 62 à 79. Un homme se dissimule derrière un autre homme, dans une soirée costumée, en s’habillant du même costume.
(5) Sauf erreur de notre part, deux mots sont mis en italique par Sheppard - exceptées les citations que Sheppard fait de son propre récit dans le dernier chapitre - dans ce récit. L’autre est situé ici : « Et Ralph Paton avait des embarras d’argent.» Cette phrase, c’est Ackroyd qui la prononce et elle prend place dans une énumération logique de faits.
Amusant. Encore une forme d'intertextualité. On n'en finit pas ! J'ai déjà évoqué ici ou là Le prisonnier. En regardant, hier soir, l'épisode intitulé "Échec et mat", je me suis rendue compte que des mesures de la musique de Bernard Hermann pour le film Vertigo avaient été reprises lors des scènes entre la dame blanche et le numéro 6. Pour me conforter dans cette idée, une scène de clocher fait écho à celle d'Hitchcock.
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