mercredi 28 novembre 2007
J’ai déjà laissé entendre, ici, avec ma maladresse coutumière, mon admiration pour Kant et mon amour de dévotion pour Hume.
Un autre de mes philosophes préférés, qui figure en bonne place dans mon bestiaire improvisé, n’est autre que Leibniz. Et pas seulement parce qu’il rabat son caquet à Descartes, que je ne nourris pas tellement de ma sympathie. Et pas seulement parce qu’il entretient certains rapports avec la Chine, qui me fait rêver dans sa langue.
J’ai lu le Discours de métaphysique à 17 ans, en classe de terminale. Ou plus exactement, pendant l’année que je passai à l’hôpital, en chimiothérapie, à raison de trois jours par semaine. Même si je ne subissais pas personnellement les foudres de ce remède, parfois pire que le mal en question, l’association de Leibniz et de la mort en ligne de fuite m’a suppliciée dans ce goût pour Gottfried Wilhelm. Je crois que, finalement, mon choix de lecture était approprié. J’ai à jamais connu la mort avant l’amour et, de cette préséance, est née mon impossible tranquillité d’âme. Mais de cette mort annoncée est aussi né, par une de ces ironies que nous nous plaisons à lire dans le marc de nos existences passées, le seul amour que je connaîtrai jamais, le grand amour.
Si je reviens à Leibniz, aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour des raisons qui prennent corps dans mes divers petits travaux du moment, mais aussi à la suite d’une conversation, ce matin, avec mon professeur de violon – dont je ne dirais goutte, car, malgré les apparences, parfois, ce journal n’est pas réellement intime. Il n’est que la trace solidifiée des jours qui passent et encore cette trace est-elle celle que je creuse avec beaucoup de conscience, certainement, et fort peu d’abandon. Cette démission des apparences, je ne la donne qu’aux rares amis et à l’amour.
Leibniz n’était pas au programme de mon année de terminale – seule année heureuse de toute ma scolarité, où je m’adonnais au grec et à la philosophie avec une ferveur de bénédictine -, mais le titre de ce premier opuscule, Le Discours de métaphysique, m’avait tentée et j’étais aventureuse – je le suis moins aujourd’hui, car mes goûts sont faits et affirmés, et je ne me trompe guère (même si je laisse à Maître Hasard la grâce de me surprendre, de temps en temps) : je sais d’évidence ce qui me plaira et ce qui est mauvais pour mes nerfs. Je n’ai cure de Dieu et de ses saints, et Leibniz, ma foi, a bien besoin de Dieu pour tenir son système, de même qu’un index ou un pouce étrangers sont utiles pour faire un nœud solide sur un paquet cadeau. Je crois que Dieu ne m’a jamais fait de clin d’œil. Dommage car j’aime bien que l’on m’aguiche. Ou peut-être que je suis aveugle au point d’être sourde ! Non, Dieu répond à trop de nos désirs d’ogre pour n’être pas une charmante illusion ! Et les douces illusions, je les broie. Je suis comme celui qui écrase une fée en songeant, après coup, qu’elle n’était que libellule.
Trois textes de Leibniz m’excitent au plus haut point : La monadologie, De l’origine radicale des choses (ce sont deux textes courts mais d’une richesse, d’une concision, d’une précision admirable ; l’exercice de la logique s’y expose dans une forme de perfection ; j’appelle ceci du brou de pensée – alors savoir pourquoi…) et Les nouveaux essais sur l’entendement humain.
Ce dernier texte est une réponse à un livre de Locke, Les essais sur l’entendement humain.
Je les ai lus à 19 ans. Je me rappelle parfaitement de ces premiers émois intellectuels, de ce bonheur facile qui ne consistait qu’à comprendre des mots, des phrases, à voler des pensées et à les croire siennes, sans même avoir l’idée de les contredire. Le monde naissait sous mes yeux. Je me croyais élue. Je possédais la joie pure des enfants. J’étais en grâce mais je l’ignorais. Triste leçon qu’une vie entière ne parvient pas à nous apprendre, car il m’arrive de temps en temps de revenir à ces sensations bénies d’un autre temps, mais je préfère le présent. En ceci, je ne suis plus tout à fait une enfant ou de ces enfants que l’on a amputé de leur démesure. La raison de ma claudication, entre ce pouvoir et ce devoir qui ne sont pas égaux.
Aujourd’hui, ce bonheur d’étude, de claustration dans la lecture et la méditation, n’est pas mort, mais il est plus exigeant, plus erratique et, parfois, faux. Pourtant, au détour d’une phrase, quelque chose s’éveille à nouveau en moi. J’ai ressenti la pointe d’une hallebarde en relisant quelques passages du texte cité dans ce paragraphe. Les nouveaux essais sur l’entendement ont été écrits par Leibniz en français. Il s’agit d’un dialogue entre Philalèthe et Théophile. Le premier expose les idées de Locke, le second les objections de Leibniz lui-même ! Puisque Locke refusait de discuter avec lui des objections qu’il lui opposait, Leibniz prit à témoin le monde d’une manière quelque peu ironique. Mais Locke meurt en 1704 et se dérobe d’une autre manière à la confrontation. Leibniz renonce à publier son livre, qu’il ne juge pas achevé, et ce dernier ne ressortira des limbes qu’après sa propre mort.
Dans la préface (édition G.F., p. 41 et suivantes), il est question de ce que l’on nomme « les petites perceptions » ou comment Leibniz devance Freud en évoquant, sans le savoir, l’inconscient, et je ne résiste pas au plaisir de partager le mien avec vous, sans autre finalité. Ces parties insensibles de nos perceptions sensibles sont ce que l’atome est à la matière quant à nos sens.
« Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant (...) et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers :
Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur. »
C’est ainsi que je conçois les Roses de décembre. Comme une myriade de gouttelettes que l’on n’entend pas, en arrière-plan, et qui forment une vague que l’on perçoit, sans pour autant savoir ses parties les plus fines. C’est aussi ce que nous sommes les uns pour les autres et ainsi que nous est scellée, souvent ou toujours, la part d’indéfinissable qui nous attache ou nous sépare d’autrui et de nous-même. De la vie à la mort, nous passons imperceptiblement et pourtant ce passage a une réalité, une matérialité même ; chaque grain du sablier que nous sommes tombe à chaque instant dans le néant, presque sans bruit. Mais ce bruit existe : c’est celui qui est attaché à notre chute, qui se produit au ralenti depuis notre naissance. Puis, le sablier se brise.
Un jour, nous ne serons plus, mais nous avons déjà commencé à ne plus être.
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