dimanche 2 juillet 2006
Chers amis,
Je suis soumise au vulgaire prosaïsme d'une réfection de mon bureau. Je m'imagine déjà en août dans la splendeur de cette matrice rouge sang, briquée au savon noir que je concocte à la force du poignet et de l'imagination. Quels magnifiques billets rêvés vais-je vous écrire de cet endroit qui sera tout à fait mien désormais! Mais ils ne verront le jour que dans mon imaginaire, car de l'esprit au clavier et jusqu'à vous il y a des années lumière...
Ce chantier va durer quelques jours, pendant lesquels je ne serai pas aussi présente sur mon JIACO. Entre peindre (et je ne parle pas de girafe), coller des lambeaux de papier peint et écrire, il faut choisir. Mais la machine à histoires ne s'arrête pas : j'en vis presque trop en moi... Mon ordinateur va être remisé bientôt et je ne pourrai griffonner que de mon portable mais avec moins de confort et de générosité...
Je demeure mais en pointillé. Je suppose que je vous lirai plus que je ne vous écrirai. Pendant juillet, je ne serai invisible qu'une semaine
et encore je parviendrai peut-être, grâce à la télépathie, à échanger avec vous. Mais peut-être que certains d'entre vous auront pris le large.
Je me rends compte, depuis le 29 septembre 2005, lorsque j'ai ouvert cet espace avec le poignard subtile emprunté à Pullman, que la forme de l'ensemble a changé. Des éléments plus personnels se sont introduits presque malgré moi et je me sens liée à ceux qui viennent chaque jour m'écrire quelques lignes. Et le pire de tout, c'est que j'aime ce sentiment de fraternité et qu'il m'aide à travailler dans la solitude de mon antre. Je vous en remercie tous. On ne sait jamais ce que l'on apporte aux autres en définitive.
Une étude de mon compteur m'indique que certaines personnes (un nombre fixe et parfaitement circonscrit) viennent chaque jour sans jamais franchir le pas du commentaire. Je sais leur présence et je suis intriguée par leur silence, mais je le respecte.
Vider cette grande pièce d'où je vous écris est une expérience qui me met mal à l'aise : j'y retrouve sous les couches supérieures, dans les abîmes de mon univers, mes cours de première année de philosophie et même une photocopie de ma copie de philo au bac - j'en avais demandé un double, car je ne croyais pas ma bonne fortune ; je supposais qu'il y avait erreur tant la note me paraissait excessive eu égard au travail que j'avais accompli ce jour-là ! Je suis une sceptique... On qualifie déjà mon travail d'étrange. Ce mot revient souvent sous la plume et dans la bouche de mes maîtres. Je ne le comprends pas.
Il y aussi des vieux courriers qui voisinent avec mille traces d'un passé à vol d'oiseau : une coupure de journal de mes 16 ans en compagnie de ma classe de seconde ; nous avions participé à un concours sur une radio nationale... Des bribes d'anciens chagrins et la présence de mes écrivains aimés : Céline, Camus, Cioran, de la poésie... Le tapuscrit de mon premier "roman", composé à la machine à écrire, quand je me prenais pour Sagan ou Bazin, celui qui avait failli avoir son heure de gloire, auréolé d'une publication, et qu'aujourd'hui je hais. Il a des tas de textes. Je vais prendre de grands sacs à poubelle. Je sais mieux aujourd'hui ce que je veux et où je vais.
Je reprends un vieux Camus et je le relis in extenso : je sais que je n'ai pas changé ; l'émotion est la même.
Lorsque Camus, dans Le mythe de Sisyphe, étudie les comportements de « l’homme absurde », il dit qu’« Il y a aussi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde», il faut entendre par ces mots que l’homme absurde se fond avec le monde et n’essaie pas de jaillir à sa surface. Se fondre, c'est faire corps avec un monde, lui appartenir réellement sans vouloir s'en distinguer, en s'élevant par la pensée, la réflexion, la morale, la religion, la philosophie... "Faire corps" revient à accepter de se laisser assimiler par un monde, sans restriction, à en accepter la logique, ou plus exactement le cours, puisque attribuer une logique, c'est encore donner du sens (humain, nécessairement humain) et se désassembler de l'ensemble. L'absurde se définit par l'absence de rationalité, ou par ce qui échappe au rationnel et/ou au raisonnable. Quant à parler de "bonheur métaphysique", cela n'est possible que si l'on "déshumanise" la notion protéiforme de bonheur et si l'on saisit que Camus définit par ces mots un peu contradictoires une sorte d'apaisement supérieur, de sérénité cosmique : l'homme se sent appartenir à une entité qui l'englobe et n'a pas à trouver une sens supérieur, une justification transcendante à son existence ; il est inscrit au creux d'une immanence. Cette immanence ne lui demande pas de compte et lui non plus : l'homme dans l'univers est comme le fœtus dans le liquide amiotique. L'homme absurde est véritablement anti-tragique, c'est le seul, et cet état est même involontaire.
Le déraisonnable, pour Camus, n'est pas ce qui nie la raison mais ce que la raison ne peut saisir, ce qui lui échappe mais, paradoxalement, ne remet pas en cause son pouvoir. En revanche, lorsque la raison décrète qu'une chose est irrationnelle, elle se nie elle-même, car elle se remet en cause de l'intérieur : elle avoue qu'elle ne comprend pas - ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas une explication, mais ce qui veut dire qu'elle ne trouve pas cette explication -, alors qu'en décrétant qu'une chose est déraisonnable, elle affirme, au contraire, qu'il n'y a rien à comprendre. Il ne faut pas mettre sur le même plan la question du sens (signification) ou de la valeur et celle de la logique (explication). Si l'absurde désigne effectivement ce qui est réfuté par la raison, cette scission entre, d'une part, l'irrationnel et, d'autre part, le déraisonnable exprime l'ambiguïté inhérente à la notion d'absurde : un non-sens logique (cette logique n'est pas nécessairement celle des lois du langage et de l'expression, mais celle constitutive de l'enchaînement des faits dans le monde objectif) et une certaine conception métaphysique du monde. Le premier aspect de cette définition n'est pas celui qui nous intéresse au premier chef ; ce qui nous importe, c'est l'absurde né de la confrontation de l'exigence tout humaine de fondement, de justification à son existence et son échec à les découvrir. En ce sens, l'absurde est, d'abord, l'absence - absence apparente ou réelle - de finalité ultime d'une existence qui se termine nécessairement par la mort, puis plus intimement l'absence de raison d'être d'un individu qui ne sait pas quoi faire de la durée de son séjour sur terre, et enfin, d'un point de vue plus logique, l'absence de nécessité présidant à l'apparition de mon être dans la série causale qui constitue le monde. Le tragique donne naissance à l'absurde, là où la raison échoue à séparer l'homme et le monde, là où elle se résigne à l'assimilation de l'un par l'autre (un "bonheur métaphysique" ou un homme révolté, dans le premier cas, c'est le monde qui absorbe l'homme, dans le deuxième, c'est l'inverse). Pour vivre l'absurde, il n'y plus que deux solutions qui correspondent respectivement à ces deux manières de percevoir l'absurde, à ces deux impuissances de la raison : l'imbécillité ou la création. "Décrire, telle est la dernière ambition d'une pensée absurde."Pourquoi ? Parce qu'il ne lui reste que cela comme possibilité, puisqu'elle se heurte à toute tentative d'explication, d'agencement du réel. "L'explication est vaine, mais la sensation reste et, avec elle, les appels incessants d'un univers inépuisable en quantité. On comprend ici la place de l'œuvre d'art."De la description à l'admiration et à l'amour, il n'y a qu'un pas. Tels sont les sentiments qui animent l'art. C'est pourquoi, il ne faut pas être étonné si Camus place la création au sein de sa pensée absurde. La création n'est pas un remède à l'absurde. Et si l'absurde et le tragique sont cousins, et ne se différencient que par le degré de raison en eux, il y a fort à parier que la tragédie, en tant que genre théâtral, n'est pas plus un antidote au tragique, que le roman, la pièce de théâtre ou toute autre œuvre d'art ne le sont à l'absurde. Au fond, si l'on conçoit l'art - et le théâtre en particulier -comme une manière pour l'homme (l'autre manière pouvant être la philosophie, ou la pensée dans un sens large) d'établir son existence dans le monde, dans son univers, il n'y a guère de différence entre le philosophe et l'artiste : "Il n'y a pas de frontières entre les disciplines que l'homme se propose pour comprendre et aimer. Elles s'interpénètrent et la même angoisse les confond." Toutefois, il y en a une : le corps. Et cette différence qui les sépare et qui fait de la philosophie ce que j'ai appelé AILLEURS (dans ma thèse) un "évitement", est le point d'ancrage de notre problématique : la philosophie évite et le théâtre incarne, mais ils ont besoin l'un de l'autre, comme l'homme a besoin de son corps et de son entendement. La philosophie n'évite pas tant le concret que la singularité de ce concret, mais d'une certaine manière cela revient au même, car le concret n'existe réellement que dans des singularités… Le tragique est le révélateur, à travers la pièce de théâtre tragique, "du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret" et marque "le triomphe du charnel". "Raisonner" veut dire "rendre raisonnable", c'est-à-dire donner satisfaction à la raison par un comportement qui ne heurte pas l'homme. Or, une telle volonté est le fait d'un être qui se conçoit comme fin de la nature. De ce comportement procède l'idée du tragique et même celle de l'absurde au second sens. « L’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel. (…) L’œuvre absurde exige un artiste conscient de ces limites et un art où le concret ne signifie rien de plus que lui-même. (…) Créer ou ne pas créer, cela ne change rien. Le créateur absurde ne tient pas à son œuvre. (…) L’œuvre incarne donc un drame intellectuel. L’œuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être plus que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. (…) L’expression commence où la pensée finit. » Le corps est l’obstacle insurmontable pour la pensée, qui ne peut le réduire à un concept philosophique, et l’œuvre d’art absurde ne livre de ce corps qu’un fragment, mais un fragment dénué de toute enveloppe intellectuelle, même lorsque cette œuvre d’art se veut très intellectuelle ; il y a dans l’art absurde une sorte de pureté corporelle. Si cette pureté est absente, ce n’est plus une œuvre d’art, mais une parodie. Ceci ne veut pas dire que cette œuvre d’art est inintelligente ou inintelligible, cela signifie uniquement que la raison se soumet ici à la sensibilité qui la guide et se sert d’elle. L’œuvre absurde doit être gratuite, ne pas servir de justification à l’artiste ou bien viser une éternité. Si elle n’est rien de plus que le concret, elle se confond, en quelque sorte, avec le réel qu’elle représente et dont elle sort. C’est la pensée qui se fait corps. La création absurde est, au fond, plus représentation que création. Elle exprime ; elle donne la parole au corps. Elle expurge le monde de la pensée, mais après que celle-ci ait reconnu son impuissance. L’œuvre d’art absurde représente cet « impalpable » dont nous avons dit qu’il était la fin de la philosophie et son échec. Pourtant, ce corps qui parle et vit enfin, lorsque « La pensée rejoint enfin son support de chair. », et que les mots servent à dire des « vérités de chair » qu’évite la philosophie, fait appel à un usage de la raison qui n’est plus celui de la philosophie. Dans l’œuvre d’art absurde, la pensée se voue entièrement au corps, alors que dans le contexte d’une œuvre d’art impure, où le corps, le matériau, ne sont que prétextes à la glose, elle dénature le corps.
Le mythe de Sisyphe, Ed. Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1963, p. 127.
A très vite. N'oubliez pas, quoi qu'il advienne, qu'il faut imaginer Sisyphe heureux...
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