mardi 7 novembre 2006
Cioran a toujours joué avec l’idée de la mort, la sienne y comprise, mais plutôt envisagée en troisième personne, si l’on nous pardonne cette locution toute jankélévitchienne. L’idée de la mort a souvent aidé Cioran à passer plus d’une mauvaise nuit (1). Il disait même que l’idée du suicide le dispensait de se suicider. Voici un florilège de ses déclarations les plus représentatives de sa pensée sur ce point :
« Le désir de mourir fut mon seul et unique souci ; je lui ai tout sacrifié, même la mort. » (Syllogismes de l’amertume 2) ;
« Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée du suicide, je me serais tué depuis toujours.» (Ibidem 3) ;
« Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir. » (Aveux et anathèmes) ;
« Ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard. » (De l’inconvénient d’être né).
La pensée de Cioran est de celle que l’on qualifie trop rapidement de noire, de morbide ou de cynique, quand on ne fait pas appel à la pathologie pour l’expliquer. Or, si le terme de cynique (la lignée est prestigieuse, stoïciens compris) ne lui cause pas de tort, les autres qualificatifs ne rendent pas hommage à sa pensée et la pervertissent. La pensée de Cioran s’explique en grande partie par l’axiome suivant : «Ayant toujours vécu avec la crainte d’être surpris par le pire, j’ai, en toute circonstance, essayé de prendre les devants, en me jetant dans le malheur bien avant qu’il ne survînt.» (De l’inconvénient d’être né) Nous avons affaire à un émule de Gribouille. Pour Cioran, le pire est toujours certain et il a raison, si l’on considère que le pire est la mort, la sienne, celle des êtres et des choses que l’on aime. Le pire a pour lui le temps. Le pire est la vérité. Croire au pire, est-ce la définition du pessimisme ou bien suprême compréhension ? Cioran se définirait plutôt comme un homme lucide, quelqu’un qui voit à travers les illusions et les mensonges que l’on s’invente en guise de berceuse, de motifs et de prétentions à l’existence ; le pessimisme a une connotation douloureuse, amère qui ressemble trop au ressentiment tel que Nietzsche le conçoit.
Cioran manifeste par sa pensée le remède à une angoisse existentielle, à la peur de vivre, tout simplement. Que peut-il arriver de mal à quelqu’un qui est déjà mort, du moins théoriquement? En effet, la « logique du pire », pour reprendre une expression de Clément Rosset est exclusive et, en cela, elle est soumise aux mêmes critiques que l’optimisme. Sur ce point, il appert que les idées de Rosset soient tout aussi critiquables que celles qu’il remet en cause avec brio. Que tout tende au pire ou au mieux, cela revient au même : il y a un ordre, une armature au monde, qui le maintient dans un état d’où est exclu le risque ou le possible. N’est plus un risque ce qui est prévu et désinvesti. Le risque est celui du hasard, du non justifié. La pensée du hasard n’est pas tragique si le hasard est subordonné à une justification rationnelle. Le pire ou le mieux est toujours une hiérarchie des faits soumis à un principe approuvé par la raison- par son aspect rationnel, sinon raisonnable.
Une anecdote avant de poursuivre. Une jeune personne avait l’intention de se suicider, une idée réelle, ni un fantasme romantique d’enfant ni l’amour éphémère d’une idée. Une envie solidement harnachée dans son ventre et sa tête. Un projet gratuit. Son pied buta dans la rue sur un objet sale. Elle ramassa sur un trottoir un livre écorné et abîmé qui devait être tombé d’une poche. Il s’agissait d’un livre de Cioran, qu’elle parcourut par curiosité. Elle s’arrêta un peu et elle se mit à rire en lisant les propos diffamatoires du philosophe. Un authentique rire. Ni gai ni triste. Ni méchant ni bienveillant. Sans complaisance d’aucune sorte. Elle ne se suicida pas ce soir-là, ni les suivants. Peut-être une autre fois… Probablement. Qu’importe ? Est-ce que ce fait ne vaut pas une démonstration ? L’idée du suicide permet d’éviter le suicide ; le suicide, lui-même, est une manière d’éviter la mort, ceci expliquant pourquoi Schopenhauer n’était pas dupe de la volonté de vivre qui se cachait en lui : «Bien loin d’être une négation de Volonté, le suicide est une marque intense d’affirmation de la Volonté [Il est à se demander si, par paradoxe, le suicide n’est pas une des plus hautes affirmations de la Volonté]. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie [celui qui les déteste est celui qui est attaché aux douceurs que la vie peut offrir et qui, très prosaïquement, a envie de vivre], mais en ce qu’on en déteste les jouissances [ce qui serait alors une marque d’indifférence]. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s’affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne lui permettent point et il en ressent une grande douleur. » (4) La Volonté est une force indestructible individuellement.
Hume [mon philosophe préféré, avec Kant et quelques autres bons esprits], quant à lui, dans son essai sur le suicide (5) élabore une plaidoirie en faveur de ce moyen d’éviter la souffrance, la peine, la maladie, le malheur. Il répond ici à deux sortes d’objection. D’abord, il s’étonne que l’on puisse songer sérieusement que l’homme commet un crime contre la divinité qui lui aurait soit disant remis la garde de son corps, quand une mouche peut l’anéantir ; il aurait le pouvoir de le défendre mieux que cela si tel était son rôle. Il explique, contre ceux qui arguent du crime que l’on commet, en se suicidant, contre la Providence ou la divinité, que celle-ci est tout aussi bien représentée dans la main de celui qui s’ôte la vie que dans les autres accidents dont elle parsème notre route. En outre, il affirme que l’homme s’accorde plus d’importance qu’il n’en a s’il s’imagine que son suicide puisse déranger l’agencement de l’univers : « Mais la vie d’un homme n’a pas plus d’importance au regard de l’univers que celle d’une huître.» (6) Il appuie d’ailleurs cette idée sur une déclaration paradoxale dont son esprit et sa plume sont friands, mais qui sont toujours troublantes et ne ratent pas leur cible : s’il est criminel de se tuer, il l’est tout autant de préserver sa vie en évitant certains accidents que la Providence a disposés pour nous sur notre chemin ! En outre, Hume a une certitude qui, à elle seule, justifie le suicide : « Je ne crois pas qu’aucun homme ne se soit jamais débarrassé de l’existence, pendant qu’il avait intérêt à la garder. » (7) Si certains philosophes ou esprits nient la possibilité d’un suicide philosophique, ou au moins raisonné et rationnel, Hume semble, quant à lui, oublier le suicide comme raptus.
Cf. mon ancien billet consacré à "Deuil et mélancolie", un texte de Freud épatant.
(1) Il se disait insomniaque. Ayant côtoyé des proches de l’homme du fragment, il semble que cela ait été vrai.
(2) Œuvres, Ed. Gallimard, Coll. Quarto, p. 777.
(3) Op. cit., p.775
(4) Le monde comme volonté et comme représentation, p.499.
(5) Essays on suicide and the immortality of the soul
(5) « But the life of a man is of no greater importance to the universe than that of an oyster. »
(6) «I believe that no man ever threw away life, while it was worth keeping. »
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Catégorie :
Libellés :Cioran,Hume,philosophie,Schopenhauer,suicide
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