vendredi 23 février 2007
Je vous parlerai de lui, un jour, très bientôt. Mais, en ce moment, Holly est ailleurs, calée dans son fauteuil de bureau, toujours en partance. De la vieillesse à l'enfance, de l'enfance à la vieillesse, je cherche une forme de vérité, qui dirait la raison ultime ou pénultième de notre étroite existence.
Je reviendrai la semaine prochaine, probablement, quand mon hansom cab se sera arrêté ou lorsque le dirigeable se sera posé, non loin du Palais de Cristal. En attendant, je vous laisse avec lui, car ce billet était simplement pour donner des nouvelles de celle qui effeuille les roses de décembre et qui n'a pas envie ou moyen, en ce moment, de parler ou d'écrire, ailleurs que dans son histoire.
C'est le philosophe contemporain le plus élégant et le plus subtil que je connaisse, celui qui a su analyser les intermittences psychiques et émotionnelles de l'homme, qui a su capter les moindres battements du papillon qui nous sert de coeur. Il faut le lire et le relire, s'enivrer de cette prose déliée, de cette composition pleine de classe, qui solidifie l'instant sans l'abîmer.
La morale est la partie de la philosophie qui m'a toujours le plus intéressée, avant la métaphysique ou les problèmes logiques. Il n'y a guère que la pragmatique qui ait pu un jour me détourner, mais pas assez longtemps, de ce premier contact avec le ferment de ma propre pensée, si petite et médiocre fût-elle.
Je reviens toujours à lui.
"Oui, la curiosité s'oppose à la sympathie comme l'amateur à l'amant, comme la sélection à l'élection : l'amateur trie, range et détaille les individus à la manière d'un collectionneur qui classe des échantillons dans une série abstraite ou un genre impersonnel. L'amour, par contre, est indifférent aux menus détails et aux particularités matérielles ; c'est sa générosité même qui lui donne cette apparence évasive, négligente et parfois un peu approximative. L'amour ne sélectionne pas des caractères, il adopte la personne tout entière par une élection massive et indivise. L'amour ne veut rien savoir sur ce qu'il aime ; ce qu'il aime c'est le centre de la personne vivante, parce que cette personne est pour lui fin en soi, ipséité incomparable, mystère unique au monde. J'imagine un amant qui aurait vécu toute sa vie auprès d'une femme, qui l'aurait aimée passionnément, et ne lui aurait jamais rien demandé et mourrait sans rien savoir d'elle. Peut-être parce qu'il savait depuis le commencement tout ce qu'il y a à savoir."
Quelque part dans l'inachevé
"Et puisque la loi du temps est l'altérité perpétuelle, il nous faudra choisir entre la fidélité et la sincérité ; la cohérence imperturbable aux dépens de la sincérité qui nous ferait à toute minute contemporains de nous-mêmes, la sincérité au prix du démenti et de l'ingratitude. Vaut-il mieux rester fidèle sans sincérité ou demeurer sincère sans fidélité ? Soit que la volonté, décrivant lentement sa courbe, diverge peu à peu de sa première parole, soit qu'elle lui tourne le dos d'un seul coup, l'intention vraie, dans les deux cas, forme avec la ligne droite de la fidélité un angle plus ou moins ouvert : l'ouverture de cet angle mesure la marge que le fidèle, par attachement superstitieux à la lettre de sa promesse, laisse bailler entre sa vérité et son serment ; le fidèle, immobilisé dans sa constance misonéiste, est en retard sur lui-même (…)"
Un extrait de sa Radioscopie, où Chancel me semble bien loin de comprendre le grand homme...
Son propos sur le mensonge ne peut qu'inciter à la réflexion. Force est de constater que les choses ont, malheureusement, beaucoup changé en médecine. Je suis mille fois d'accord avec cette vision de Jankélévitch alors que, pourtant, le mensonge est la chose que je déteste le plus au monde et je ne fais plus jamais confiance à qui m'a sérieusement menti une fois... Mais le mensonge vital qu'évoque Jankélévitch recèle une vérité plus grande que celle qu'il semble nier, tandis que les autres mensonges sont aux trois quarts, sinon plus, des mensonges de lâcheté.
Vous pouvez, tout comme moi, acheter ce fichier et bien d'autres archives sur le site de l'I.N.A.
[Crédit photographique : le site de la B.N.F., manuscrits de Jankélévitch.]
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