mercredi 31 décembre 2008
Pour J.S. que j'admire et pour qui j'éprouve une grande affection.

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Aujourd'hui, j'ai encore et toujours envie de parler de J.M. Barrie. J'ai acquis des livres rares, des vieux journaux, des traces de lui, relevées en Amérique et en Angleterre, durant ces (longs) derniers mois, dont certaines pièces rarissimes et d'autres tout simplement émouvantes.







(Lire un article de Chesterton, comme si je le lisais dans un magazine actuel est une drôle de sensation...)

  Tout ceci est posé ici et là dans la maison et attend les déploiements de ma patience et de ma ferveur. Je trouverai le temps, bien sûr ; on le trouve toujours pour ce que l'on aime vraiment. Tôt ou tard.

J'écoute de la cornemuse. En ce moment, je vis, du moins en imagination, en Écosse. Je rêve des îles que j'irai visiter, peut-être, au printemps. Et quand je pense en riant qu'il est des êtres en ce monde qui n'aiment pas la cornemuse... (Vilain ! Oui, toi, qui ne me liras pas de toute façon ! Oser conspuer un tel instrument... ! Et mon amour de mari qui se frotte les mains, car son seul défaut est de ne point aimer la cornemuse !) Je suis ouatée dans une joie féroce. C'est à peine si j'entends le glas qui sonne dans l'Église d'à côté.

On dirait que rien de grave ne peut m'arriver ces jours-ci. Pourvu que...
Et que j'aime cet opus 24 ! Il conviendrait bien à cet enterrement qui se prépare à côté. Comment ne pas songer à sa propre mort en pensant à la mort des choses et des êtres, de ce temps qui passe et que des fous célèbrent un 31 décembre, alors qu'ils devraient plutôt le pleurer...

Puis, il y a peu, j'ai reçu des mains du facteur un étrange colis que j'ouvre...

Et, à l'intérieur, une petite merveille que je découvre...

Moment d'émotion prodigieux provoqué par un ami, également ami de Barrie, à qui je dois une ombre qui ne me quitte pas et que vous pouvez admirer ici.

Grâce à James Matthew Barrie, j'ai pu rencontrer quelques personnes magnifiques et trouver un écrivain qui a fait de sa vie une œuvre qui se confond avec son existence quotidienne. Il n'est pas un modèle pour moi - il serait un idéal par trop inaccessible -, il est mieux que ça : il est une île-mère pour moi, le creux de la main qui recueille la poussière que je suis. Je l'aime comme seul un enfant aime quand il aime sans savoir qu'il aime. Appelez ceci innocence, si vous voulez. Mais il ne s'agit pas de cela. Il est de ces rares êtres, morts ou vivants, que j'aime pour toujours.

Terminons l'année en partant à la rencontre d'une dame...



Ellen Terry, oui, c'est elle ! L'auriez-vous reconnue ? A seize ans, puis dans les années 1880. Le temps et la nature ne sont pas favorables aux femmes, hélas.

Ellen Terry (1847 - 1928) dont on m'a dit qu'elle était une très belle actrice de l'époque victorienne - édouardienne, fut prise pour modèle par de grands artistes peintres.

[Tableau de George Frederic Watts, vers 1864]


[En Lady Macbeth, peinte par John Singer Sargent (1889).]

Je la rencontre souvent au détour de mes lectures sans réellement bien la connaître, mais je suppose que ces coïncidences d'elle à moi ne sont pas que fortuites. Nous fréquentons le même monde.

Elle joua le rôle d'Alice, dans une pièce de J. M. Barrie, Alice Sit-By-The-Fire [Cf. cette page où il en est question passim], et évoque l'auteur - ainsi que Lewis Carroll, puisqu'elle compare les deux hommes-écrivains, mais j'en parlerai sur la page idoine (dès que je prends le temps de regagner le monde de Dodgson) - avec beaucoup de tendresse et d'admiration, dans son autobiographie, intitulée sobrement The Story of My Life.

Des deux hommes elle dit ceci :
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"Il n’y a pas deux hommes plus dissemblables que M. Dodgson et M. Barrie ; pourtant, il y a plus de points communs entre eux qu’on ne le pense.
Si, au coeur des bibliothèques, Alice au pays des merveilles est le classique de la littérature enfantine, et l’un de ceux qui est, peut-être, plus aimé par les enfants adultes que par les autres, Peter Pan est le classique enfantin des scènes théâtrales et, là encore, les enfants les plus vieux sont les admirateurs les plus fervents. Je suis une très vieille enfant, presque assez âgée pour être une "belle arrière-grand-mère" (un rôle que j’ai supplié M. Barrie d’écrire pour moi) et je vais voir Peter, année après année, et l’aime davantage à chaque fois. Il y a un avantage à être un enfant adulte : vous n’avez plus peur des pirates ou du crocodile."
Je ne résiste pas à l'idée de donner traduction rapide d'un extrait (puisqu'il y est question de J. M. Barrie) d'une de ses lettres, si révélatrice de son esprit, mais également de la manière dont il concevait son oeuvre.

"Je devins une amoureuse passionnée de Monsieur Barrie à travers Sentimental Tommy et je lui écrivis sans ambages pour lui dire l'immense plaisir que j'avais pris à sa lecture. En guise de réponse, je reçus une lettre de Tommy en personne !

Chère Mademoiselle Ellen Terry,
Vous m'étonnez, tout simplement. J'ai remarqué que M. Barrie, l'auteur (le prétendu auteur) et sa maîtresse femme avaient en leur possession une lettre qu'ils voulaient me celer. J'ai donc mis la main dessus et il s'est avéré qu'elle était de vous et il n'y avait pas une seule ligne pour moi dedans! Si vous aimez le livre, c'est moi que vous aimez et non pas lui, et c'est à moi que vous devriez adresser votre amour, et non pas à lui.
Corp [N.D.T. : Corp Shiach, personnage du roman, de trois ans plus âgé que Tommy] pense, cependant, que vous n'aimez pas faire le premier pas et, si telle est l'explication, je vous demande permission de joindre ici mon amour fiévreux (ne parlez pas de ceci à Elspeth) [N.D.T. : Elspeth, la soeur de Tommy, qui est très proche de lui et jalouse dans le roman...] et de dire que je désire que vous veniez jouer avec nous dans le Den (ne laissez pas entendre à Grizel [N.D.T. : amoureuse officielle de Tommy] que je vous ai invitée). À la minute où je vous ai vue, je me suis dit : "Le genre que j'aime !" et, pendant que les gens s'agitaient autour de moi, je pensais seulement à votre jeu d'actrice, je me demandais quel était le meilleur moyen de faire de vous mon esclave consentante et je peux affirmer que je crois avoir "trouvé un moyen" - et, par le plus grand des bonheurs, ceux précisément que je désire le plus me soumettre sont ceux qui sont le moins capables de me résister... Nous nous amuserions follement. Vous seriez Jean MacGregor, prisonnière dans le Queen's Bower, mais je grimperais au péril de ma vie pour vous sauver et vous vous évanouiriez dans mes bras solides et Grizel ne sursauterait-elle pas quand elle viendrait vers nous, pendant que nous nous chuchoterions de doux petits riens le long de la Promenade des Amants ? Je pense qu'il est permis de dire par écrit que je ne les considérerais, en effet, que comme des petits riens (parce que Grizel est réellement mienne), mais tant qu'ils sont doux, qu'est-ce que cela peut faire (à ce moment)  ? De plus, il est possible que vous m'aimiez vraiment et, désinvolte, je ferais disparaître vos larmes sous mes baisers. Corp est un peu nerveux à ce sujet, parce qu'il dit qu'il y en a déjà deux qui m'aiment, mais je me sens confiant, car je peux bien m'en sortir avec plus de deux. Je compte sur vous pour venir au Cuttle Well, [situé dans le Den, lieu de rendez-vous des amoureux] samedi, quand la cloche de huit heures sonnera. Je suis "Votre bienveillant commandant",
T. Sandys.
P.S. : Pouvez-vous apporter quelque armure du Lyceum avec vous, ainsi que deux œufs durs ?"

[Merci de ne point réutiliser mon travail et mes notes. Je ne sais pas exactement à quoi pense Barrie quand il parle de "Lyceum armor", je suppose qu'il fait référence à un costume du théâtre Lyceum mais j'ai un doute... ]

Bien à vous, tous.

Je vous offre mon meilleur sourire millésimé 2008 pour l'enterrer.

Prenez soin de vous.

lundi 22 décembre 2008
"Attention… Attention… Il faut parler à voix basse. – Il ne faut plus l’inquiéter… L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule… Elle souffre si timidement… Mais la tristesse, Golaud… mais la tristesse de tout ce que l’on voit !… Oh ! oh ! oh !…"
Pelléas et Mélisande (que l'on peut lire ici, car l'œuvre est libre de droits)


Ce matin, la ville est solitaire. J'en ressens la faible pulsation au loin. Il y a quelque chose de morbide dans cette langueur, selon que l'on est ou non capable de mettre des pensées un peu colorées à l'intérieur – pensées qui se dilueront ou non dans cette blancheur ou neutralité grise au cœur. Aujourd'hui, j'ai envie de croire que l'hiver n'est qu'un printemps endormi. Le facteur vient de faire tomber le numéro de janvier du "Monde de la Musique" dans ma boîte. Le beau visage de Maurizio Pollini éclaire ma matinée, de biais, tandis que très doucement Sinatra me parle plus qu'il ne me chante : I fall in love too easily... J'aime l'état dans lequel je suis ce matin. Un équilibre mélodique de ma mélancolie. Cela ressemble à un bonheur qui pourrait devenir violent ou bien à un état d''âme qui peut tout aussi bien verser dans un cafard ou un cirage terrible, le cafard absolument noir. Holly Golightly, la vraie, en parle mieux que moi, celle de Truman Capote :
« Mais ce n'est pas pour cela que Tiffany me rend folle. Écoutez. Vous savez ces jours où vous êtes dans le cirage ?
- Autrement dit le cafard ?
- Non, fit-elle méditativement. Le cafard, c'est quand vous craignez d'engraisser ou qu'il a plu trop longtemps. Ça vous rend triste, c’est tout. Mais le cirage, c’est horrible. Vous avez peur, vous suez d’angoisse, mais vous ne savez pas de quoi vous avez peur. Sauf que quelque chose d'horrible va vous arriver mais vous ne savez pas quoi. (…) Ce que j’ai trouvé de mieux c’était de prendre un taxi et d’aller chez Tiffany. Cela me calme immédiatement. La sérénité, l’air de supériorité. On a le sentiment que rien de très mauvais ne pourrait vous atteindre là (... )» (Paris, Folio, 2000, p. 46 - Traduction de Germaine Beaumont)


Mon Dieu que c'est vrai ! Faute de Tiffany, il me reste Sinatra, Barrie, Cary Grant pour retrouver ce sentiment.

Je vais sortir tout à l'heure, pour poster des petites choses à deux amis. J'ai envie de parler de Mélisande, ce matin, avant de partir.

Probablement l'un de mes deux opéras préférés - l'autre étant Tristan und Isolde de Wagner ; et il y a une cohérence sous-jacente à cette association - et une œuvre littéraire dont la lecture m'a bouleversée à jamais, par son symbolisme impossible à pénétrer autrement que de la pointe de l'âme, par la langue presque blanche ou chuchotée de Maeterlinck. L'impénétrabilité d'un voile de mousseline recouvre mots et gestes de cette pièce impossible à mettre en scène sans la brutaliser et la trahir.
J'ai la chance de posséder une belle édition illustrée d'œuvres de Maurice Maeterlinck, trouvée sur les Quais parisiens, il y a une bonne année. Mais je regrette qu'il soit si difficile de trouver des éditions neuves de certaines pièces de cet auteur si raffiné, si profond, si précis, si simple et pourtant dont le propos est insaisissable, comme toutes les vérités viscérales le sont. (C'est ainsi, ma chère Virginia, que je n'ai pu mettre la main sur une édition de Pelléas et Mélisande que je te destinais à Noël... C'était LE cadeau que je voulais pour toi et j'ai échoué dans ma quête.)







Par le hasard des affinités électives, ou au contraire peut-être est-ce le fruit de leur nécessité, Maurice Maeterlinck, l'auteur de la pièce originale, et Claude Debussy, le compositeur de l'opéra, ont un lien avec James Matthew Barrie. J'ai évoqué le premier ici. Du second, je rappellerai un ou deux détails, en citant ce qu'a écrit Paul Hooreman dans La revue de musicologie (volume 48, juillet-décembre 1962) :

"Quand j'étais enfant, - c'était hier, c'était en 1911, -j'allais souvent goûter chez mon oncle Francis de Miomandre, et là, pendant que ma tante, éclectique et bonne pianiste, m'imprégnait de Mozart ou de Fauré, de Debussy ou de Wagner, je lisais et relisais, couché à plat ventre sur le tapis du salon, un livre dont l'histoire m'enchantait, et dont les illustrations, surtout, exerçaient sur moi une fascination délicieuse. Je ne soupçonnais pas qu'en ce même temps, dans un hôtel du Bois-de-Boulogne, une petite fille de mon âge lisait le même livre avec le même plaisir, tandis que son père, lui, jouait peut-être moins de Wagner, mais sûrement plus de Debussy. La petite fille s'appelait Claude-Emma Debussy, mieux connue dans l'histoire de la musique sous le nom de Chouchou, et le livre, Peter Pan dans les jardins de Kensington, de James Matthew Barrie [une partie de "mon" Petit oiseau blanc, donc]. Hachette venait d'en publier la traduction française, illustrée des ravissantes aquarelles d'Arthur Rackham. Le mystérieux jardin londonien, la vie secrète des gnomes et des fées dans le creux des arbres, Peter Pan naviguant sur la Serpentine dans une barque faite d'un nid d'oiseau, tout cela m'émerveillait, moins peut-être par la grâce émouvante du récit que par la poésie secrète des paysages de Rackham. Une image, entre autres, charmait le musicien en herbe que j'étais ; son titre, imprimé sur une mince feuille de garde, disait (c'est une citation extraite du conte) : " ... Les fées sont des danseuses consommées".





Et certes, elle était aérienne, la petite fée que Rackham faisait danser sur un fil de la Vierge, au son d'une basse de violon jouée par une araignée. Qu'un grand musicien que j'aimais en est fait le sujet d'une de ses œuvres ne m'étonna point, quand je découvris plus tard le deuxième livre des Préludes, et il me semblait évident que tout le monde dût connaître l'aquarelle de Rackham, et le conte de J.-M. Barrie. La parenté des trois œuvres était pour moi chose si avérée que le titre du prélude en vint à se substituer dans ma mémoire à la légende exacte de la planche illustrée. C'est récemment qu'il m'est apparu que les commentateurs ignorent cette source de l'imagerie debussyste - ce qu'ils disent du sixième prélude du livre II n'est que paraphrases poétiques - et qu'il me faudrait peut-être un jour, à l'intention des esprits critiques, démontrer «musicologiquement» ce que je savais depuis l'enfance. Voici donc, avec mes excuses aux fées, les pièces justificatives de leur procès.
I. L'édition originale anglaise de Peter Pan in Kensington Gardens, illustrée par Arthur Rackham, parut à Londres en 1906.

II. En 1907 parut une seconde édition moins coûteuse, dont Hachette publia la traduction française. (Miomandre m'avait dit le nom du traducteur, mais je l'ai oublié ; ce n'était ni Henry-D. Davray ni Robert d’Humières.)

III. En 1911 parurent encore une édition anglaise et une française du même texte, mais en un format plus petit et avec un moindre nombre de planches. (Sur ces diverses éditions, le lecteur studieux consultera la monographie de Derek Hudson, Arthur Rackham, His Life and Work, London 1960 -et y prendra bien du plaisir.)
IV. Les Préludes de Claude Debussy, deuxième livre, parurent chez Durand en 1913. Selon Vallas (Debussy et son temps, p. 299), le musicien y travaillait depuis 1910, et Ricardo Vines joua les Fées en première audition à la Société Nationale le 5 avril 1913.
V. Dans l'édition des Préludes, le titre : "Les fées sont d'exquises Danseuses" est ainsi imprimé, entre guillemets, à la fin du prélude et dans la table des pièces ; il est le seul à présenter cette particularité.Pour qui connaît la minutie graphique de Debussy, ce n'est point là un accident ; l'auteur tenait à signaler qu'il s'agissait d'une citation.
VI. Une lettre de Debussy à Robert Godet, publiée dans les Lettres à deux amis, Paris 1942 (lettre XLV, p. 132, datée du 3 janvier 1912 ), dit ces précises paroles : "Très cher Godet, Chouchou, pour qui Rackham est déjà "ce vieux Rackham". a été ravie de votre envoi. Elle me prie de vous en remercier ("bien gentiment" en vous souhaitant une "bonne et heureuse année"... Vieille formule qui reprend toute sa grâce en passant par la bouche d'un enfant ! [...]"
Mais, dira le lecteur, "exquises danseuses" du prélude et "danseuses consommées" du conte, ce n'est pas la même chose ; qui peut nous assurer que Debussy s'est bien inspiré de Peter Pan ? - Réponse : le texte anglais lui-même, qui dit : "Fairies are exquisite dancers" (et non pas : "consummate"). Debussy, qui savait médiocrement l'anglais (cf. Serenade for the Doll dans le Children's Corner), a transposé littéralement le "faux ami" que le traducteur du conte avait soigneusement rendu.
Ceci nous fait supposer que Debussy avait connu les aquarelles de Rackham en 1908 déjà, lors de son voyage à Londres, et que l'envoi de Robert Godet -apparemment la petite édition de 1911 -n'a fait que raviver son souvenir, puisque Chouchou connaissait déjà les illustrations de Rackham. Le livre envoyé par Godet ne peut être Ondine, le conte de La Motte-Fouqué, dont l'édition française illustrée par Rackham ne parut qu'en 1912, mais il est infiniment probable, quoique manquent ici les preuves tangibles, qu'Ondine, le huitième prélude du même livre II, a été, lui aussi, inspiré par les aquarelles de Rackham.
On a souvent remarqué l'attrait de Debussy pour tout ce qui venait d'Angleterre, et chacun sait quel rôle primordial jouait la stimulation visuelle dans l'imagination créatrice de l'auteur d'Images et d'Estampes.

Sur l'un et l'autre point les Fées nous apportent un exemple de plus.
Mais je serais consterné que quelque sot prit argument de mon article pour faire de Debussy un musicien descriptif, une sorte de Richard Strauss moins grossier ; je vois déjà, avec horreur, l'aquarelle de Rackham reproduite sur l'enveloppe d'un disque !... Certes, les paysages étaient pour lui source constante d'inspiration ("rien n'est plus musical qu'un coucher de soleil ..."), et les tableaux (Whistler), les objets (Canope), les images (Hokousai), les cartes postales (La Puerta del Vino) pouvaient en tenir lieu, si leur force d'évocation était assez grande,mais ils ne lui servaient que d'étincelle inspiratrice et le musicien en transcendait tous les détails pittoresques. On ne saurait trop relire, sur ce point, ce qu'il publiait en 1911 : "Qui connaîtra le secret de la composition musicale ? Le bruit de la mer, la courbe d'un horizon, le vent dans les feuilles, le cri d'un oiseau déposent en nous de multiples impressions. Et, tout à coup, sans que l'on y consente le moins du monde, l'un de ces souvenirs se répand hors de nous et s'exprime en langage musical..."
Pour son anglomanie, il est injuste de la rattacher à la mode du temps et d'y voir une affectation "fashionable", comme on disait alors. C'est une affinité plus profonde qui relie Debussy à ce qu'il y a d'essentiellement rêveur et de contemplatif, de "mystique naturiste", dirais-je de pentaphonique, dans l'âme et la sensibilité anglaises ; la nationalité n'est pour rien dans ces parentés caractérologiques. Même son intérêt d'un jour pour les fées d'Arthur Rackham témoigne dans le même sens : pour le Français typique, les fées sont une invention charmante, certes, mais d'une imagination puérile qu'on rejette dès qu'on a l'âge de raisonner ; bien avant Shakespeare elles étaient réelles (de cette réalité évidente et imaginaire propre à la poésie) pour l'Anglais, qui ira jusqu'à les photographier [Cf. ce billet sur Conan Doyle], même si c'est with his tongue in his cheek... Et certes, parmi tous les documents qu'on possède sur l'existence de ces petits êtres qui transfigurent de leur présence évanescente et fugace les lieux qu'ils habitent, l'un des plus significatifs est assurément celui que nous a légué Debussy.

Mais revenons à Pelléas et Mélisande...



Le livret de l'opéra : ici. Les partitions : ici. La version en ma possession et que je recommande, même si mes compétences en musique sont quasi inexistantes, ne me fiant qu'à l'émotion produite, est celle-ci :




Vladimir Jankélévitch, philosophe musicien, qui a écrit deux livres consacrés à Debussy, nous dit ceci dans La musique et l'ineffable : "Gabriel Fauré, qui est le poète du demi-jour et de la pénombre, nous invite, comme Michel-Ange et comme Maeterlinck, à parler bas : "tout bas", - tel est le dernier mot du poème de Verlaine C'est l'extase et presque le dernier mot de Pelléas et Mélisande. "Pénétrons bien notre amour De ce silence profond", nous dit "une fête galante", En sourdine, dans la nuit des chuchotements et des frôlements. De même que l'homme guette le "seuil indistinct où de la nuit devient de l'aube", et le moment où le jour se fait ténèbres, pour surprendre les messages de l'aurore et du crépuscule, de même il guette passionnément la naissance et l'extinction du bruit pour surprendre les secrets de la vie et de la mort. (...) Debussy cherche à saisir l'instant liminal à partir duquel le silence devient musique. (...) Les dernières lignes du récit admirable de Bounine [Ivan Bounine] pourraient sans doute s'appliquer à cette transparente Mélisande : "Maintenant la légère respiration s'est dissipée dans l'univers, dans ce ciel nuageux, dans le vent froid de ce printemps." Si le silence favorise la transmission d'un "message", c'est d'abord parce que la négation silencieuse supprime ou atténue le secteur le plus tapageur de l'expérience. La recherche du silence est la recherche d'un au-delà métempirique ou supra-sensible plus essentiel que l'existence tonitruante et rugissante : elle nous prépare donc sinon à connaître, du moins à recevoir la vérité."



Mélisande est faite de silence et de ces riens de l'âme, de battements de cœur impromptus, et Debussy a réussi à en capturer l'essence par sa musique si particulière. Il faut écouter plusieurs fois à la suite son opéra et lire encore davantage la pièce de Maeterlinck, dans laquelle il fait des coupes, pour tenter de comprendre à quoi tient le génie des deux hommes. Cette profondeur, cet indicible tiennent à des choses impossibles à concevoir face à face. Rilke a très bien compris Pelléas et Mélisande, il me semble, et la difficulté à la mettre en scène : "Des paroles verrouillées dont personne ne possédait la clé, des noms comme des tours aux aguets en terre étrangère, et des gestes que les acteurs utilisaient craintivement, comme des armes dont ils ne comprenaient pas le danger ou des vêtements qu'ils ne savaient pas porter. Ce fut sur scène un combat continuel avec ce drame qui ne voulait pas prendre corps, qui soudain s'échappait des mots pour fuir les virtuoses et les comédiens et aller se cacher dans l'obscurité du sentiment où un jour il est né. Car chaque profonde œuvre d'art a un tel refuge, et ses ostensoirs radieux attendent sous des voûtes oubliées que les pas de la populace pillarde s'éloignent à nouveau et que leur bruit se taise." (R. M. Rilke, Œuvres en prose, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, pp. 703-704)


Je sais, personnellement, ce que certains mots de Pelléas ont fait pour moi mais aussi tout ce qu'ils ont empêché... Et c'est ainsi que la vie réelle - cette fausse vie dont se contentent trop de gens - n'est pas faite pour moi si je ne me trouve pas en moi et en ceux que j'aime cette compréhension des oscillations inaudibles de l'âme. Je ne vis que pour les entendre retentir en moi, pour les recueillir sur le bord des êtres. Le reste, je m'en cogne.


"C’est le dernier soir… le dernier soir. Il faut que tout finisse… j’ai joué comme un enfant autour d’une chose que je ne soupçonnais pas. J’ai joué, en rêve, autour des pièges de la destinée. Qui est-ce qui m’a réveillé tout à coup ? Je vais fuir en criant de joie et de douleur, comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison. Je vais lui dire que je vais fuir… Il est tard ; elle ne vient pas. Je ferais mieux de m’en aller sans la revoir. Il faut que je la regarde bien cette fois-ci. Il y a des choses que je ne me rappelle plus… on dirait par moments qu’il y a cent ans que je ne l’ai plus vue… Et je n’ai pas encore regardé son regard. Il ne me reste rien si je m’en vais ainsi… Et tous ces souvenirs… C’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline ; Il faut que je la voie une dernière fois jusqu’au fond de son cœur… Il faut que je lui dise tout ce que je n’ai pas dit. "
Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck (acte IV, scène 4)

[Mary Garden en Mélisande, le 4 d'avril 1908. En voyant ces photographies et en vous reportant aux scènes qu'elles illustrent vous comprendrez peut-être mieux pourquoi cette œuvre m'a captivée au sens littéral.]
mardi 16 décembre 2008
{Note du 26 décembre 2011 : suite à la destruction de mon compte Picasa, je n'ai pu restaurer les captures d'écran qui illustraient ce billet et celles, bien rares, qui furent retrouvées ne le furent pas dans leur taille originelle...}





L'artiste au sens large, qu'il écrive, qu'il peigne, qu'il compose de la musique ou qu'il filme, que nous importe, est celui qui possède au plus haut point ce que nous nommons, ailleurs, l'instinct de l'équarrisseur ou du charognard - celui qui fouille dans les entrailles et la pourriture du réel, qui sait voir le beau dans le laid et réciproquement, puis se nourrir de cette denrée privilégiée - uni à l'abstraction la plus redoutable, la plus pure, la plus efficiente également, qui peut aussi bien être pensée que geste artistique au sens large, dans une forme de perfection. C'est toujours Dionysos qui dévore Apollon et le fait un peu sien, à la fin. Guy Maddin nous convie à ce genre de banquet cannibale et incestueux, où ne savons plus très bien qui dévore qui et qui dévore quoi. Le passé est-il le père du présent ou bien simplement un placenta qu'il convient de digérer ? Guy Maddin nous avoue en images des choses inavouables, que nous avons tous pensées, j'en suis certaine, mais que nous croyons être les seuls à forger au centre d'un sentiment, qui fait office de rouet et qui file nos remords, notre honte d'être venu au monde.
Il faut avoir déjà raclé ses propres entrailles psychiques, en s'essayant à se dire et à exprimer les infimes oscillations de soi aux autres, pour reconnaître le sens profond et viscéral de l'œuvre de Guy Maddin. Le film que je vous présente ici est une biographie de l'inconscient du cinéaste. C'est une illustration des idées de Freud quant à la horde sauvage pour qui sait un peu "lire" ce film !

Pour peu que l'on soit un tantinet familiers de ces expériences ultimes, éprouvantes, exaltantes et terribles, on accédera à plusieurs des sens superposés de cette œuvre, qui paraîtra simplement belle, étrange, bizarre, inconnue, ou impossible à comprendre aux autres. Les autres ? Les tranquilles et les bienheureux, qui ne doutent pas du monde dans lequel ils vivent et attendent.

Le propos est simple et poétiquement attrayant : un homme mûr revient à la demeure de son enfance - un phare - parce que sa mère qu'il n'a pas revue depuis trente ans lui demande de repeindre ce phare. "Deux bonnes couches de peinture", exige-t-elle. C'est son voeu de future morte. Deux bonnes couches de peinture pour dissimuler le passé mais l'effet inverse se produit. Et Guy de se souvenir des visages d'enfants qui hantaient jadis ce triste phare...

Des enfants égarés (par qui ?), plus fils de Barrie que de Dickens...
Il y a vraiment du Barrie chez Maddin (Wendy Hale et les orphelins ou les enfants perdus, échoués sur cette drôle d'île où trône le phare)




un soupçon de Fantômette et d'Enid Blyton,


quelques images terriblement mouvantes qui rappellent L'île aux trente cercueils, le tout est mâtiné de Lord of the Flies,


sans réelle intention, je le gage, de la part de l'auteur, simplement parce qu'il fait parler, en ventriloque, les effrois de l'enfance par les sens de l'adulte devenu et que toutes les frayeurs primaires de l'humanité sont les mêmes, en nombre assez restreint, ma foi : l'homophagie, la peur que l'on lise dans ses pensées, le vol de l'âme...
Ce film est un chef-d'oeuvre de perversité et un hymne à la liberté que les enfants doivent prendre sur leurs parents. A bien y regarder ce film a valeur de mythe ou il illustre tous ceux qui fondent l'humanité, à son échelle de film-monde.

Les parents, le couple propriétaire du phare-orphelinat, se délectent au sens propre des enfants - buvant le nectar de leur jeunesse, qu'ils extraient de leur cerveau - autant que les enfants (les deux légitimes, les deux non-orphelins) en viennent, ensuite, à chasser et à tuer les parents...



  L'érotisme de la découverte amoureuse des deux héros principaux, Guy et sa soeur, se conjugue contre les tentatives incestueuses de la mère à l'encontre du fils et du viol symbolique du père sur sa fille.

Je ne suis guère étonnée que David Cronenberg ou Tom Waits apprécient le travail de Guy Maddin, qui est un cinéaste tout à fait inclassable, comme le sont les artistes véritables – ce qui ne signifie pas qu'il ne s'inscrit pas dans des filiations diverses : Feuillade, Bunuel, Cocteau, Méliès, Murnau... Et il recompose au sein de son imaginaire une autobiographie fantasmée, en douze chapitres (douze étant à peu près l'âge de la puberté),


une inquiétante étrangeté terriblement vivante qui corrompt toute velléité d'innocence rétrospective prend place en nous et nous étreint jusqu'au malaise. Le surréalisme de l'oeuvre n'est pas une démarche élaborée d'écriture automatique, mais une plongée pleinement consciente, malsaine et salutaire, lumineuse et glauque dans l'inconscient de l'auteur – et le nôtre pour peu que nous ayons eu une mère abusive (ne le sont-elles pas toutes par le simple fait d'avoir un "droit d'existence" sur leur rejeton?), incestueuse, tant sur le plan physique que psychique.
La mère, celle qui donne la vie et transmet la mort, est au coeur de toutes les pensées du réalisateur. Elle articule les enfants et le monde qui les porte.
Cette femme, monstre ordinaire revêtu des oripeaux du conte, que met en scène Guy Maddin, n'est pas sans me rappeler Mrs Darling, qui trie les pensées de ses enfants pendant qu'ils dorment, qui pénètre autant leur coeur que leur esprit, afin de les dresser dans l'ordre qui lui plaît, puis de se mirer dans leur âme. Que cherche-t-elle en cet endroit ? La preuve qu'elle n'est pas aimée, parce que grandir, c'est trahir la mère - dans le meilleur des cas, sinon on demeure un enfant ?
Dans le premier chapitre du roman Peter Pan, James Matthew Barrie fait une description parfaite du phénomène que Guy Maddin met en scène dans son film. « Madame Darling avait entendu parler de Peter pour la première fois alors qu’elle s’efforçait de mettre en ordre l’esprit de ses enfants. C’est là l’habitude de toutes les bonnes mères que d’attendre le sommeil de leurs enfants afin de fouiller dans leur esprit et d’y ranger les choses pour le matin suivant, remettant à leur juste place les nombreux éléments qui se sont éparpillés pendant la journée. Si vous pouviez demeurer éveillés (mais bien sûr vous ne le pouvez pas) vous verriez votre propre mère agir ainsi et vous prendriez un grand intérêt l’observer dans cette activité. C’est un peu comme ranger des tiroirs. Vous la verriez à genoux, je le suppose, s’attardant avec humour sur certaines des idées que vous recélez dans votre esprit, se demandant où diable vous êtes allé dénicher ça, découvrant des choses douces et moins douces, pressant ceci contre sa joue comme s’il s’agissait d’un gentil chaton et, en toute hâte, le rangeant hors de vue. Quand vous vous réveillez le matin, les vilaines conduites et les passions méchantes avec lesquelles vous êtes allés au lit ont été pliées soigneusement et placés au fond de votre esprit, tandis qu’au sommet de celui-ci, vos plus jolies pensées ont pris élégamment l’air et sont étendues, prêtes à être enfilées. » (notre traduction, je souligne)
Barrie donne une image du psychisme humain très intéressante, qui est aussi une illustration du travail de l'écrivain sur son propre psychisme, sorte de garde-manger pour l'écrivain - qui est toujours un ogre, de manière consciente ou non. Et Guy Maddin procède de la sorte pour réaliser ce film, conçu à la manière d'un film muet, pour les images, et narré par la voix-off d'Isabella Rossellini.



La mère de Guy Maddin, cinéaste et héros du film, lit sans réserve dans les coeurs, cardiomancienne inquiétante,
qui tire un à un les fils qui constituent la trame pensante et éprouvante de ses enfants, rêvant de la jeunesse de sa fille et songeant à coucher avec son fils,

incarnant ce qui ne devrait que demeurer symbole. Elle fait éclater les rêves de sa progéniture, comme des cloques, plonge sa pensée et son œil dans les cratères de leur imagination, tous ces mondes, toutes ces îles, espèces de grands nids, qui sont l'apanage des enfants et des jeunes gens qui tombent amoureux pour la première fois.
Brand Upon the Brain! (Des trous dans la tête) est sans hésitation le film qui m'aura le plus surprise et le plus émue cette année, suivi par La frontière de l'aube de Philippe Garrel



deux poèmes cinématographiques dont les vertus cardinales sont la beauté trouble et la profondeur. Il s'inscrit très facilement dans mes propres thèmes de recherche, de réflexion et d'écriture : le rapport des enfants et des adultes, la maternité, le passage de l'enfance à ce qui n'est pas elle et l'impossibilité à coïncider exactement de soi à soi, dans le prolongement des premières années, qui possèdent assurément quelque chose d'irréel, comme si, finalement, nous n'avions jamais été des enfants ou bien que nous ne sachions rien de l'enfance vécue et que nous nous en inventions une, effrayés de l'avoir perdue sans l'avoir connue, à l'instar de Peter Pan ou de Peter Schlemihl qui sont épouvantés par la perte de leur ombre.

En découvrant ce film, instinctivement, j'ai songé à deux autres films liés par un fil de soie solide : Sparrows de William Beaudine (sorti en DVD par Bach Films)

avec la délicieuse Mary Pickford et, terrifiant et superbement onirique, The Night of the Hunter de Charles Laughton.



Nous atteignons par la simple puissance suggestive des images notre propre inconscient et nous lisons, tremblant, ce qui ne peut s'énoncer que sous une dissimulation esthétique particulièrement séductrice et dangereuse.
Bande annonce du film :


********************
Il m'a semblé judicieux de mettre en relation avec ce film un livre découvert il y a quelques mois, par l'entremise de mon ami américain, Jim, et qui est peut-être le livre qui m'a le plus ravie en 2008, parmi tous ceux que j'ai lus - et il y en avait un certain nombre à l'appel...










Achetez ce livre à ceux que vous aimez !
Achetez ce livre à ceux qui ne sont pas sots au point de croire qu'aimer l'enfance est soit faire preuve d'infantilisme soit sacrifier à des penchants condamnables. Achetez ce livre à tous les garçons que vous connaissez et à tous les hommes, qui ont encore du garçon en eux. Les meilleurs d'entre eux sont encore des boys.
Il y est question des rapports entre plusieurs artistes, écrivains, penseurs (dont mon bien-aimé James Matthew Barrie), des garçons plutôt que des hommes à franchement dire, et de leur mère. J'espère avoir un peu de temps pour reparler de ce livre en tous points exceptionnel pour dire les relations complexes qui unissent ces êtres.

Lien pour en savoir plus.

Je vous souhaite à tous et à toutes, par avance, un Joyeux Noël !
Merry Christmas to the happy few!
A bientôt, peut-être... Ici ou ailleurs... Un jour ou l'autre. Un jour, certainement.
MélancHollyquement vôtre,
Céline
lundi 15 décembre 2008
Frank Sinatra, un film de Minnelli, une promiscuité agréable avec Fred Astaire et Ginger Rogers et la présence de Truman Capote - dont je relis les nouvelles qui ont trait à Noël, chaque année, à la même époque - ont le dont de provoquer en moi une émotion de saison.
Bientôt Noël, une fête particulièrement importante pour moi, et ce pour des raisons non religieuses. Ne me parlez pas du petit Jésus, par pitié ! J'aime Noël à la folie et je le hais avec une égale force d'âme, je crois. De toute façon, qui me connaît, même seulement un peu, mais vraiment, ne peut que remarquer à quel point je suis contradictoire. Je le suis, parce que l'existence humaine l'est et que, pour être vrai, il faut bien se rendre aux divers points de vue qui nous constituent et les faire exister par la pensée et le langage, plutôt que de se laisser définir en pointillé, ne retenant que certains d'entre eux parce qu'ils prennent plus de place. Mon désir d'être entière est tel que rien ne peut me convaincre à me réduire à tel fragment ou à un tel autre, même s'ils contituent l'un ou l'autre une grande part de ma personnalité. Je suis aussi vraie dans la forme générale que dans l'infime détail, la poussière qui se pose sur le contour et n'entre pas en lui.
Pour moi, Noël se résume, dans son essence, à une rencontre qui se produit dans le demi-sommeil, la nuit du 24 décembre.
Une fois l'an, le fantôme d'une petite fille vient me rendre visite. Invariablement. Elle n'est jamais en retard, même si elle n'arrive pas toujours à la même heure. Elle porte nattes et cœur en béton. Elle a éternellement huit ans et n'en finit pas de s'attarder dans ma mémoire, prenant le temps de jouer devant moi certaines scènes d'autrefois, voulant s'assurer probablement que je ne vais rien oublier. Comme si c'était possible ! Voyons, fillette ! C'est la nuit de Noël, une petite fille de l'âge éternel de mon fantôme, est couchée dans un lit-cage, bien trop petit pour elle - car elle a grandi mais personne ne s'en est rendu compte ou personne n'a eu assez d'argent pour acheter un autre lit - et elle doit plier un peu ses jambes pour tenir à l'intérieur. Elle prétend qu'elle n'a pas grandi tant que cela et qu'elle est confortablement installée pour ne faire de peine à personne ou pour ne pas provoquer de colère. Elle aimerait qu'on la contredise, pourtant, et cette pensée coupable, très vite, elle la rogne de son esprit. Ce soir, il est tôt et elle se couche à la même heure que tous les autres soirs, Noël ou pas Noël. Elle fait semblant de dormir, contrôlant sa respiration et l'immobilité de ses paupières, car elle se sait regardée, épiée. L'ombre au dessus d'elle la chatouille. Elle ajourne chaque mouvement qui a envie de se déployer. Elle doit dormir pour ne pas découvrir la vérité. Une vieille femme, celle avec laquelle elle vit et qu'elle appelle maman pour que ce soit vrai, lui a dit que, si un jour elle ne croyait plus au Père Noël, elle ne l'aimerait plus. Alors, elle ne doit pas savoir qui déposera le paquet au pied du sapin. Elle ne veut pas le savoir. Elle ne le saura jamais. Elle doit mimer l'ignorance. Et elle le fait si bien qu'elle s'en convainc. De cette foi dépend une foi bien plus sérieuse et essentielle : celle qu'elle dépose en cette vieille femme. Si celle-ci était convaincue de mensonge, alors la petite fille mourrait, car son existence ne tient qu'à la vérité de l'atroce grand-mère, qui prétend lui avoir donné la vie et avoir le droit de lui reprendre si elle cesse de croire en elle. "Tu existes parce que je crois en toi. Quand je ferme les yeux, tu n'es plus. Tu ne t'en rends pas compte, parce que tu dors, et parce que j'ouvre les yeux avant toi, chaque matin." La vieille dame lui a révélé ce secret et la petite fille vit dans la peur de regarder la sixième heure du jour la première.
Et c'est ainsi, très simplement, aussi simplement que s'écrivent les contes, que, d'une mère imaginaire, une enfant très peu persuadée de sa réalité est née.
Mon petit fantôme se donne du mal en pure perte. Je sais mieux qu'elle ce qui s'est réellement passé cette nuit-là et toutes les autres. Je sais bien que c'était la vieille dame qui avait besoin que l'on croie en elle pour être et non l'inverse ! Mais je la laisse encore jouer à être moi, quand je ne l'étais pas encore, simple émanation d'une pauvre femme.
Peut-être bien qu'un jour je ne lui ouvrirai pas la porte au petit fantôme et que je le laisserai se consumer dehors, comme la petite fille aux allumettes d'Andersen. J'en suis bien capable. J'ai déjà fait pire.
Alors, elle rejoindra un autre spectre, décharné, triste et grinçant. La vielle femme pourra reprendre son dû. S'apercevra-t-elle qu'elle a été dupée et que sa créature est devenue un être bel et bien réel, qui n'a plus besoin de faire semblant de croire pour mériter son existence ? Que fera-t-elle de la dépouille à laquelle elle donnera la main ? La mangera-t-elle pour s'apercevoir qu'elle est vide et sera-t-elle horrifiée quand elle comprendra que, malgré tout, son songe est devenu réalité et qu'il ne lui appartient plus, mais vit de la vie des plus que vivants ?

Nous avons adopté et habillé un arbre simple, plus dépouillé cette année, parce que, très certainement, cela correspond à une mue en moi, à un désir de laisser derrière certains vestiges qui avaient pris le poids de traditions. Le passé est peut-être simplement fait pour être sacrifié sur l'autel du futur. Et si on mettait un terme à sa rengaine et si nous décidions - quelqu'un me l'a soufflé, un encore jeune homme dangereux parce qu'aussi persuasif à mes yeux qu'un personnage barrien - qu'il n'y a aucune raison pour que demain ressemble à hier ?
On peut échouer toute sa vie et réussir au dernier jour. Quel beau cadeau, il m'a fait là en me révélant cette vérité-là !

Noël, de toute façon, est un jour ordinaire pour ceux qui souffrent. C'est un lieu commun dont je n'ai même envie de vous faire grâce. Je n'ai rien à écrire de plus que l'année dernière...
Mais hier matin, dans un élan de tendresse particulier, j'ai eu l'idée de fabriquer de très sobres décorations à l'effigie d'êtres très importants pour moi, qui constituent les branches les plus notables de ma propre famille imaginaire, ma seule famille, la seule qui devrait compter : Louis-Ferdinand Céline - qui, pour une fois, rit aux éclats,
James Matthew Barrie, vers la fin de sa vie car son regard n'en est que plus violent, et Paul Léautaud, arrogant, qui nous aguiche de sa plume fielleuse, sans oublier Cary Grant qui niche dans la verdure en compagnie, à jamais, d'Ingrid Bergman...





"Que des morts !" me ferez-vous remarquer. Oui, c'est bien ainsi qu'une part de moi pense à Noël et cela n'a rien de triste ou de lugubre. J'ai décidé que Noël devrait être la fête des morts plutôt que d'y consacrer un pouilleux jour de novembre, la fête de ceux que l'on a aimés et qui ne vivent plus qu'en nous, pour un petit moment encore.
Je devrais accrocher le portrait de mon amie Marie dans cet arbre également et celui de tant d'autres...
Dans le fond, je n'aime bien que les morts, parce que je n'ai pas assez de foi pour aimer les vivants et parce que les morts sont les seuls que j'ose regarder en face sans craindre qu'ils ne me volent mon reflet, celui que j'aime le moins.
Mais ceci peut encore changer.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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