lundi 29 octobre 2007
A Fauna, ma sœur de « quelquefois, jamais » (1)… qui sait l’essentiel.
Première vision. Dimanche, à « L’écume des pages » (2), un livre que mes mains moissonneuses et tremblantes de hâte avaient oublié, jadis. Une variation inespérée de Gormenghast, en traduction française, de facture honnête (3). Un petit livre ou une espèce de vigne vierge qui croît sur les murs de ce château, qui n’est rien d’autre que… l’Univers ! Ailleurs, mais loin de Gormenghast et, pourtant, dans son antre ! Eternel retour, espace au sein duquel la fuite n’est qu’une promenade en soi-même. Un Garçon, Titus, qui trébuche dans l’ombre. Ce pourrait être Peter Pan ou un Icare déchu des promesses de l’enfance, ou encore un Minotaure qui se serait pris d’affection et de bienveillance pour les jeunes gens qu’il devrait consommer. Impression de bestialité sublime. Un Bouc, une Hyène et un Agneau. Des chiens gris en meute qui poussent une yole. Et l’Enfant qui part.
Le grenier. Un boyau. Une fuite dans l’intestin du monde.
« Devant lui s’étendait un long grenier dont les poutres étaient si basses qu’on ne pouvait ni y avancer debout ni même courbé. La seule méthode était de se mettre sur le ventre et de se tortiller sur les genoux et sur les coudes. La traversée du grenier s’annonçait pénible car il était fort vaste, mais le Garçon pratiquait cette reptation avec une telle science du rythme qu’à le voir on aurait pu le prendre pour un jouet mécanique.
A l’autre bout du grenier se trouvait une trappe qui, une fois qu’il l’eut soulevée en la faisant tourner sur ses charnières, s’ouvrit sur une cavité profonde au fond de laquelle était tendue une couverture, comme un énorme hamac bleu. Ses coins étaient attachés aux poutres basses par des cordes ; le ventre de la couverture ne touchait pas le plancher.
En quelques secondes le Garçon se retrouva sur le plancher après avoir sauté par la trappe et avoir exécuté un bond acrobatique sur la couverture. Cette pièce avait dû, autrefois, être occupée par quelqu’un. Des signes d’élégance fanée subsistaient encore, mais la haute pièce carrée exhalait maintenant un parfum vétuste et lugubre. » (pp. 15-16)
Nous, lecteurs omniscients de Peake, savons qui habita cette pièce et nous sommes émus. Mais il pourrait s’agir de toute autre chose. A la limite, et c’est ce qui fait la force étrange et violente de cet auteur, il pourrait être question de n’importe quoi. Un utérus, par exemple, revisité par un ancien bébé. Imaginez ce qu’il vous plaît de croire. La prose imagée de Mervyn Peake permet toutes les folies fantasmées par l’inconscient. Ses livres sont une peau qui s’adapte parfaitement à notre psychisme. Je crois que ceux qui ne le comprennent pas sont ceux qui, le plus, ont peur de leur imaginaire et qui ne veulent pas déverrouiller leur illogisme.
A cette vision se superpose une autre image, non sans raison. Les voies de mon esprit ne sont point impénétrables. Il est même des personnes qui savent lire dans le livre (le face-à-main) que je leur tends et, ce, malgré le degré de fiction que j’y insuffle.
Il faut que je vous dise un secret, qui n’en sera plus un dès que l’encre sera sèche et que l’ombre de l’avant-dernier mot fera de l’œil à son ultime compagnon de ligne. Je dévide la pelote de cette émotion ; je transis d’effroi les spectateurs, qui tournent la tête pour ne point croiser mon regard; la métamorphose est infinie et puis voici, devant nous, une dame abstraite habillée d’un trois quarts drap et soie. J’ôte la vie à une miniature de rose rouge, non éclose, arrachée à l’endormissement pendant cette ingrate saison de l’existence. Je la dépose à la boutonnière de ce sentiment neuf et froid, né de rien, de moi cependant, et je casse une épine ancienne de l’arbuste qui sera l’aiguille qui fermera le vêtement, maintenant devenu suaire. De mes doigts, dans un soupir de contentement, naît la nuit et j’aime assez le goût de la cendre sur mes lèvres d’aubépine. Tous les feux de ma vie, je les éteindrai. Mais ils réchaufferont peut-être assez de vie pour n’être pas tout fait vains.
Le secret.
Je suis persuadée d’être une sorcière sous des dehors de femelle ordinaire et j’aime, dans l’opaque, sous les piqûres de la pluie d’automne, me travestir en petit garçon de huit ans. Je suis quelquefois le fantôme de ce frère non né, que ma « faussemère » a tué, quand il aurait pu vivre, et que je suis moi-même condamnée à ne point faire naître. J’ai vil pressentiment logé dans mes flancs, vérité que seuls les très jeunes enfants sont capables de lire dans le marc de mon âme vétuste, quand ils croquent, sans peur, armés de leur verte vergogne, la croûte de mon cœur, qui est dure comme celle de la mimolette extra vieille mais qui se fendille et rompt en sciure sous le premier assaut de la dent ou du couteau.
Vendredi, pour la première fois de ma vie, je me suis tenue à quelques centimètres d’un bébé né de la veille. Un enfant coque. Cette fleur fraîchement coupée dans le jardin de l’éternité commençait déjà à faner sur les bords, alors même que tout le monde se courbait devant ce prodige, pourtant banal, pourtant impensable ; et, grippée dans ma solitude, dans cette extra lucidité des gens ignorants de la normalité, je remarquais l’ombre d’hier qui se retirait de lui, sans bruit, quand les autres se fossilisaient, aveugles, sous l’effet de cette faconde vitale, naturelle et trompeuse.
J’ai osé poser un doigt délicat mais trop lourd sur ses mains d’elfe ou de sage, ces menottes de vieillard miniature greffées sur un corps de poupon, encore tout alangui par l’effort de naître. Il se déploie encore un peu dans le ventre du temps suspendu. Il est trop tard. On aimerait le préserver de la corruption de nos mœurs. Je songe aux lignes de Chesterton sur les enfants, ces petits champignons, si extraordinairement doués et, en même temps, si imbus de la vanité de leur âge. Ce bébé, qui n’est pas encore un petit garçon, demeurera pour toujours à l’âge de deux jours dans mes souvenirs. J’ai fermé à clef la porte derrière laquelle sa première image née en moi se tapit. Un gros chien, un Saint-bernard ou un Terre-neuve, fait le guet devant elle. Cette image flétrie tiendra compagnie là-bas aux enfants non nés, parfois songés, rarement regrettés. Ils attendent la fin des temps, à l’instar de ces orphelins fœtus figés dans les bocaux du musée Dupuytren.
C’est ainsi que Peter Pan a égaré son ombre, par étourderie, par forfanterie, par indifférence à ce chagrin de ne vivre que dans l’attente impatiente des autres, dans le danger de n’être pas assez aimé. C’est ainsi que, peut-être, je ne suis pas encore mère. C’est ainsi que nous mourrons la première fois, lorsque les enfants nous ravissent notre tranquillité et notre innocence.
(1) Sometime, never, nom du recueil dans lequel parut le texte de Mervyn Peake dont il est question dans ce billet, Boy in Darkness. Ce petit roman ou cette longue nouvelle avait pour colocataires un texte de William Golding et un autre de John Wyndham.
(2) Librairie située Boulevard Saint-Germain (mon fief), non loin des « Deux Magots » (adoré) et du Flore (honni), voisine de « La Hune », que j’exècre, à cause de sa froideur et d’un sens de l’ordre qui, jamais, ne s’accordera avec mon sens personnel de l’harmonie livresque.(3) Traduction de Bernard Hoepffner.
(2) Librairie située Boulevard Saint-Germain (mon fief), non loin des « Deux Magots » (adoré) et du Flore (honni), voisine de « La Hune », que j’exècre, à cause de sa froideur et d’un sens de l’ordre qui, jamais, ne s’accordera avec mon sens personnel de l’harmonie livresque.(3) Traduction de Bernard Hoepffner.
Libellés :enfance,petit rien
[Ajout de l'année 2012 : toutes les captures d'écran du DVD qui illustraient ce billet ont été malheureusement perdues...]
Pour mon amie E., qui aime également Marilyn, parce que rien n'est jamais ni perdu ni gagné dans la vie, et ce jusqu'au dernier souffle...
Depuis un moment je désirais voir Love Happy (La pêche miraculeuse en français)
et ce JIACO le prouve, par un retour dans le passé, et par une citation incorrecte que je faisais à l'époque...
Ce film nous intéresse à plusieurs titres : c'est le dernier long-métrage des Marx Brothers, Marilyn Monroe y est présente lors d'une scène très remarquée (l'une de ses premières apparitions à l'écran, un an environ avant The Asphalt Jungle de John Huston et All about Eve de Joseph L. Mankiewicz ; le DVD est vendu aujourd'hui surtout sur cette promesse, car le passage froufroutant et ondulant de cette fair lady ne cesse de marquer les esprits du plus doux des sceaux, malgré sa brièveté). Leo McCarey et Ben Hecht*, bien que non crédités, comme cela advenait souvent à l'époque, ont participé à ce film. Le premier est l'un des cinéastes classiques du cinéma américain que je place haut dans mon panthéon et le second est également fort connu pour ses qualités d'écriture souvent mordantes et acides (Cf. son roman Je hais les acteurs).
La fameuse scène avec Marilyn se trouve très précisément à 1h 08mn 02s sur mon lecteur de DVD. Pour le plaisir des yeux, je vous ai préparé quelques vignettes, extraites de ce passage. Sa réplique sera courte mais d'une couleur qui donnera le ton à presque tous ses rôles futurs.
Pour son malheur, peut-être. Tout se passe comme si l'image de Marilyn était à jamais incomplète mais l'illusion de l'entièreté est presque parfaite. Imaginez un jeu de taquin et vous aurez une vision assez précise de ma pensée.
Marilyn n'est pas une énigme ; elle n'est que l'envers et l'endroit inversés. Le physique et le spirituel qui se confondent. Hélas, qui le remarque ? A certains égards, Marilyn Monroe, à la fois maman et putain, s'offre à la pensée comme le ferait une figure christique. Elle possède en elle, de gré et de force, une vertu sacrificielle.
L'âme mise à nu, sans cesse, quand on ne saisit que la peau et les rondeurs, alors que l'on devrait entrevoir le cœur et les rivages de la conscience, les îles du souvenir et de la désespérance. Son statut de mythe et d'icône populaires n'est dû qu'à cette petite place vide dans le portrait placé face à nous, espace infime de vide que l'on remarque à peine, si éblouis que nous sommes par toutes les autres facettes. Sa légende ne tient sûrement qu'à ce petit fragment de couleur estompé et oublié, à ce pli creux, à ce cratère peut-être, à cet accroc dans la personnalité, à ce défaut de couture entre sa persona et le for intérieur, jusqu'à ce que l'aube et le coucher de son existence se confondent dans son propre esprit. Dans le nôtre, il est déjà trop tard. La comète ne repassera plus.
Et Groucho alias une parodie de Sherlock Holmes de répondre, l'oeil coquin :
"Really ? I can’t understand why…"
Qui pourrait s'empêcher de la suivre ?
Marilyn la fragile, Marilyn l'incomprise, Marilyn la spirituelle - bien trop pour tous ceux qui ne savaient que la voir et l'entendre sans jamais l'écouter ni la regarder. Et Truman Capote est l'un des seuls esprits forts du siècle déjà passé qui ait su dire d'elle la vérité, la sale petite vérité de tout être humain, celle qui se tortille dans le coeur, comme un ver dans le fruit. Encore faut-il savoir le lire et, parvenus au faîte de notre lucidité, comprendre notre sauvagerie. Ce que l'on préfère, ce n'est ni l'actrice, ni ses films, mais le reflet d'un destin vengeur, le revers de la gloire, une ironie abstraite soudain incarnée. Partant, la justification de notre médiocrité, alors sauvegardée de la possibilité de tout destin. Mais il n'existe pas de fatum. Vous le savez bien. Il n'est que des erreurs et des rencontres. Et, parfois, un peu de bonté et de talent.
Je n'aimerais pas que l'on imagine Marilyn sous les traits d'une victime, dans la peau d'un bouc émissaire. Victime, elle ne le fut ni des hommes, ni de l'industrie cinématographique, ni de son enfance. Si elle fut victime, elle le fut d'abord d'elle-même, très volontairement. Elle s'est jetée en offrande et en pâture au dieu qui préside au banquet des immortels. Elle s'est pelée à vif, non pas pour l'amour de x ou de y, ni même pour la gloire, qui n'était qu'un moyen, mais pour elle-même, dans l'espoir d'obtenir sa propre estime. Avec plus de conscience et de calcul qu'on ne semble le croire - et c'est faire injure à l'intelligence dont elle ne manqua jamais que de présupposer l'inverse. Le calcul et la conscience, dans ce cas précis, n'ont rien à voir avec le machiavélisme ni même avec l'hypocrisie. C'est tout le contraire.
*Ben Hecht, dont il était question plus haut, signe avec elle une autobiographie intitulée My Story.
Elle a été rééditée récemment, agrémentée des sublimes photographies de Milton H. Greene. Du film évoqué précédemment, il est fait mention au chapitre 17. Groucho, lors de l'audition, lui demanda de marcher de manière à ce que "sa vieille libido se réveille, jusqu'à lui faire sortir de la fumée par les oreilles". Elle s'appliqua si bien à satisfaire ces désirs-là que cette apparition ne fut pas oubliée.
A la même période, Marilyn, qui n'était guère fortunée, se mit en tête d'offrir un cadeau d'anniversaire de prix à son amant de l'époque - alors qu'elle ne possédait que deux dollars dans sa bourse. Elle acheta à crédit chez un joailler un bijou qui coûtait plusieurs centaines de dollars. L'heureux homme en fut comblé mais regretta qu'elle n'eût point fait graver son nom sur l'objet: "From Marilyn to_________ with love." Elle répliqua qu'elle y avait songé mais qu'elle avait changé d'idée, tout simplement parce qu'elle savait par avance que cet homme la quitterait, s'unirait à un autre cœur et ne pourrait plus user de l'objet si son nom était gravé dessus. Elle espérait qu'il la contredirait, dit-elle. Il ne le fit pas. Puis, quelques temps après, il en épousa une autre.
Je crois qu'elle avait choisi cette homme pour cette unique raison.
Afin de laisser la place vacante.
Un non-lieu. Un désamour. L'espace d'une plainte. L'endroit de la plinthe.
Si la figure avait été complète, Marilyn n'aurait jamais pu être Marilyn. De Norma à Marilyn, la cicatrice doit être visible.
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