lundi 11 octobre 2010
"La vie n'est rien auprès de nos raisons de vivre..."





Albert Caraco est un drôle de type. Du genre que j'aime – et pas à moitié. 
Je ne remercierai jamais assez mon ami Pierre de m'avoir fait rencontrer ce livre.
Caraco ne cherche pas à plaire et le lecteur sait d'instinct qu'aucune prise réelle sur lui n'est possible : il demeure sur une île taillée à ses seules dimensions, inaccessible à ce que le reste du monde peut bien penser de lui. Ce n'est pas une pose ; il y a une liberté absolue chez lui qui ne peut qu'indisposer le plus grand nombre. Je suis certaine que la plupart des lecteurs diront qu'il est un homme du ressentiment, aigri, malheureux, malsain, etc., sans jamais avoir le soupçon qu'il est simplement au monde comme un naufragé, séparé des autres comme de lui-même. Et même bien plus de lui-même que des autres. 
Il sait vivre, lui !
Là où (mon très cher et estimé) Cioran, par exemple, fait montre d'une irrésistible drôlerie, Caraco est dépourvu de tout humour, (presque) de tout pathos ; c'est une créature à sang froid : il est objectif et chirurgical. Il ne se réfugie dans aucun asile, pas même celui de la littérature ; la littérature est sa patrie, mais il ne semble tirer d'elle aucune consolation, et certainement pas la moindre glorification. Il vit la littérature ; il en est le digne fils et se veut orphelin de tout ce qui n'est pas elle. Mais l'on n'est jamais assez orphelin pour prétendre au génie, pour devenir un jour silène... Nous ne sommes jamais que des répliques de ces "Hollow Men" dont parle T.S. Eliot. 
Il n'est même pas désespéré : il a certainement dépassé ce stade dès l'enfance. Demeure cette lucidité terrible, à laquelle il manque pourtant un degré pour être tout à fait implacable : "Nous aimons ce qui doit mourir et nous n'aimons que parce que nous nous sentons mortels et menacés." ; "On aime un être que les lendemains menacent et d'autant plus qu'il est menacé, Dieu n'aime pas et n'est pas un objet d'amour, l'amour divin est un non-sens, le mieux est, certes, de n'aimer personne et pour ce nous devons commencer par nous-mêmes. Qui fait profession de se haïr rompt les attachements sensibles."

Mon fantôme, en lisant ces mots, s’assoit sur mes genoux et me dit ces mots.
Ma plus grande peur dans la vie fut de ne pas aimer assez, donc de ne pas aimer. Je ressentais tout l’effroi que ce doute, fétu après fétu, construisait patiemment et habilement en moi, jusqu'à l'étincelle. Mais ce doute était également porteur d’une jouissance terrible : souffrir de ce doute constituait un antidote à la peur elle-même et lui opposait un contre-argument salvateur ; il n’y a que ceux qui sont satisfaits qui sont coupables. Enfant, je me punissais donc lorsque j'estimais que j'avais failli à mon amour absolu pour la gardienne de mes jours : je me pinçais, je me giflais pour obtenir à mes propres yeux  mon absolution ; il fallait que je payasse mes fautes, j'ai toujours été très honnête de ce côté-là. Aimer véritablement, c'était attendre sans répit la mort de l'être aimé – afin de savoir si l’on mourait ou non de chagrin. On survivait toujours. On était factice. Aimer véritablement était une inquiétude permanente qui empêchait de vivre. Il y avait des distractions. On était réel dans ces tristes illusions que l'on faisait marcher. Un tel sentiment impliquait que l'on renonçât définitivement à soi, bien qu'on ne le pût jamais. Aimer, toutefois, apprenait l'humilité puisque l'on n'aimait jamais assez, puisque l’on n’aime jamais, puisque la réalité n'était jamais à la mesure de l'exigence ; c’était le néant qui aspirait à l’incarnation dans un possible ; c’était là toute la puissance du négatif.




"La douleur est partout et le premier devoir consiste à l'éviter, elle est la monnaie de l'amour, l'amour et la douleur marchent sur une ligne, moins nous aimons et moins nous sommes menacés, le propre de l'amour est de dégénérer en tremblement, alors nous apprenons à trembler pour les autres et nous portons la chaîne du souci."
Caraco est, somme toute, plus optimiste que moi. 
Il me semble que l'on ne souffre pas assez d'aimer, que l'on ne tremble pas de tout son être, mais superficiellement, là, dans cet infime interstice, dans ce pli infime où la peau est encore tendre, parce qu'elle n'a pas eu le temps de tout à fait durcir. Mais cela vient, avec le temps. Nous sommes tous des vaches.
Au fond, le mépris, le sublime mépris de tout, exprimé par cet être étrange, pétri de contradictions, qui loue en même temps qu'il improuve cette femme, l'origine de son monde, et, malgré lui, peut-être, son inspiratrice – sa mère –, vacille peu à peu, et ce petit livre n'est que le récit d'une chute dans le sentiment. Le passage d'une fausse indifférence à une douloureuse épiphanie. Un combat de la réflexion contre le soupir. Un arrachement au silence. 
Caraco, comme Barrie avec sa mère, devient le père de sa mère. Il porte sa mère en lui. Ils se sont "hantés l'un l'autre", comme il l'écrit si bien, et il ne la retrouve jamais si bien que dans l'absence que sa mort creuse. Il devient alors sa mère et s'abolit dans sa mort. 
Il la porte


Il est notamment ce passage :






que l'on ne peut que rapprocher de celui-ci, extrait de Margaret Ogilvy :


Je ne lui ai jamais rien lu de ce dernier livre. Quand il fut terminé, elle était trop accablée par le poids des ans pour suivre une histoire. Pour moi, c’était comme si mon livre devait s'en aller, tout seul et nu, de par le monde (ainsi que tous ceux auxquels je donnerai vie désormais) et ma sœur, dont le dévouement n’a trouvé d’égal chez aucun autre être que j'aie jamais connu, comprit cela et, par des moyens qui demeureront mystérieux à tout homme, persuada tendrement ma mère de redevenir un instant la femme qu’elle avait été. Un jour, à peine trois semaines avant sa mort, mon père et moi fûmes doucement appelés là-haut. Ma mère était assise, droite comme un I, dans son vieux fauteuil, près de la fenêtre, là où elle adorait se tenir, un manuscrit dans les mains. Mais elle regardait autour d’elle sans vraiment comprendre. « Simplement pour lui faire plaisir… », chuchota ma sœur et, alors, d’une voix basse et tremblante, ma mère commença à lire. Je regardai ma sœur. Des larmes de chagrin glissaient sur son visage. Bientôt, la lecture ralentit, puis cessa. Après une pause. «Il y avait quelque chose que vous vouliez lui dire… », lui rappela ma sœur. « Chance…», murmura une voix qui semblait d'outre-tombe. « Chance...» Et le vieux sourire vint éclairer son visage, comme si un allumeur de réverbères était passé par là, et elle me dit : « Je suis déjà partie trop loin pour être capable de lire, mais il me semble que je suis encore dans le livre ! » 





Les mères sont toujours dans nos livres, surtout celui que l'on ne peut jamais écrire parce qu'il nous tuerait en la détruisant...


***


Cf. ce site qui lui est entièrement consacré.


Combien différent, sur le même thème, est le Journal de deuil de Roland Barthes. Différent dans l'exposition et l'expression, dans cette chute inversée à celle de Caraco qu'il donne à percevoir, mais si semblable, pour peu que l'on gratte au sang les pages.


De l'un à l'autre, s'entend la même intonation funèbre et coupable. 


Culpabilité du survivant ! 

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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