mardi 29 août 2006
[Excellent second rôle que celui porté à l'écran par Finlay Currie]
[Ce rire-là, capturé dans son expression la plus euphorique, me porte au plus près de Dieu, en qui pourtant je ne crois guère. Le rire et la joie sont ce qui nous rapproche le plus d'un état de communion avec le monde.]
Doctor Noah Praetorius aka Cary Grant :
I consider faith properly injected into a patient as effective in maintaining life as adrenaline, and a belief in miracles has been the difference between living and dying as often as any surgeon's scalpel.
Je crois que la confiance injectée dans un patient, comme il convient, est aussi efficace à le maintenir en vie que l'adrénaline. La croyance aux miracles fait aussi souvent que le scalpel du médecin la différence entre la vie et la mort.
Joseph Leo Mankiewicz est un de mes cinéastes préférés. Il est l'un des dix réalisateurs de mon panthéon personnel.
J'ai fait souvent état de cette admiration, ici même et ailleurs. Il a le don de pouvoir officier dans des genres très différents sans se perdre ou tordre son style (que ce soit dans le conte romantique à mi-chemin du rêve et de la réalité, qui ouvre une aube où se dessine la délicieuse Mrs Muir, dont serait tombée fou amoureux Barrie, la comédie de moeurs, Letter to three wives, la tentation du gothique, Dragonwyck, la fresque gigantesque, Cléopâtre, la chronique familiale, The late George Apley, le film policier, Somewhere in the night, le film d'espionnage, Five fingers, ou encore l'analyse psychiatrique, Suddenly last summer...).
A chaque fois, il donne le ton avec une imperturbable classe, une pureté d'âme qui lui permet de parler des sentiments humains les plus ténus sans jamais les briser entre les mâchoires d'un scénario imparfait ou les mouvements brutaux d'une caméra inquisitrice. Même lorsque la caméra est au plus près des acteurs, lorsqu'elle se fait regard appuyé sur le visage, elle ne les brutalise jamais, évitant d'être avide d'une l'émotion qui ne paraît jamais provoquée mais s'épanouir naturellement dans les expressions et les gestes.
Distance et présence au coeur de l'intimité des êtres sont les deux soucis primordiaux du cinéaste. Ce recul salvateur s'exerce souvent par l'humour, parfois assez mordant mais jamais cruel, mais aussi et surtout par une économie de paroles et d'effets. Il invite le spectateur autour du foyer intime des personnages, à nous frotter à leur lumière, à les coudoyer, à les comprendre intensément. Pour cela, il glisse quelques points de suspension au moment opportun. Nous participons au déroulement de l'histoire sans en être pleinement conscients sur l'instant. L'émotion ultérieure reviendra hanter le souvenir de la projection.
Il est des cinéastes curieusement absents de leur création. Tel n'est pas le cas des films de Mankiewicz, qui parlent de lui, d'une voix de basse. Il est pleinement audible, séparés que nous sommes de lui par des décennies. Prodige.
L'élégance du coeur et de l'esprit des plus grands, à savoir l'intelligence alliée à la modestie, confère à son oeuvre une chaleur commune à tous ses films.
Le cadre de ce film-ci est la jalousie d'un homme médiocre et la force de ce monstre aveugle que l'on appelle la rumeur, qui sera à peine évoquée. C'est aussi le portrait modeste et authentique d'une simple histoire d'amour qui tient sa place dans cet encadrement dramatique.
Ce film-ci est un de ceux que, dans sa filmographie, je prise le plus fort et pas seulement parce que Cary Grant y est plus que jamais l'homme parfait, c'est-à-dire celui de la situation. A l'instar des films de Capra, il y a dans ce film une générosité proprement dickensienne. Il faut distinguer ce trait sensible des vulgaires bons sentiments. Quelle différence entre l'indigeste compassion mielleuse et la bonté d'âme ? me sommerez-vous de répondre.
Avant de m'incliner devant votre légitime curiosité, j'aimerais extraire de ce film une scène, qui sanctifie à la fois l'immense talent de l'acteur Cary Grant et qui exprime l'intelligence du film
mentionné. Je crois qu'elle me permettra, in fine, de répondre un peu à cette interrogation.
Cary Grant interprète le rôle d'un docteur, comme il n'en existe plus guère, bien que j'aie la chance d'en connaître intimement un tout aussi merveilleux... Il officie dans une clinique qu'il a créée et donne des cours à la faculté. Il est jalousé par un ignoble personnage, tout droit sorti d'un roman de Dickens, plus filandreux que Uriah Heep* et à peine plus grand, du moins à l'échelle de l'âme, que Quilp. C'est ainsi que l'ami de Cary Grant, le condamné à mort et miraculé, qui l'accompagne dans son existence, tient ce discours, fort réjouissant pour le spectateur, à la petite vermine qui a tenté de faire basculer, à force de calomnies, le destin du noble docteur :
Professor Elwell, you're a little man. It's not that you're short. You're...little, in the mind and in the heart. Tonight, you tried to make a man little whose boots you couldn't touch if you stood on tiptoe on top of the highest mountain in the world. And as it turned out...you're even littler than you were before.
Professeur Elwell, vous êtes un petit homme. Je ne parle pas de votre taille. Vous êtes petit, dans votre esprit et dans votre coeur. Ce soir, vous avez essayé de rapetisser un homme. Vous ne pourriez vous isser à la hauteur de ses chevilles, même si vous vous teniez sur la pointe des pieds au sommet de la plus haute montagne en ce monde. Et la conséquence de tout ceci, c'est que vous êtes maintenant plus petit que vous ne l'avez jamais été de votre vie...
La médiocrité morale fait souvent état d'une médiocrité intellectuelle. Le personnage incarné par Cary Grant ne sombre pas dans l'autre piège, celui de la grandeur d'âme à tout prix - partant, la fausseté.
Une de ses patientes apprend de lui qu'elle est enceinte. Or, elle n'est pas mariée et refuse d'imposer à un père qu'elle adore la charge d'un enfant. Ils sont dépendants, l'un et l'autre, de son frère, un rustre fermier. L'avortement est même évoqué en filigrane lorsqu'elle dit au docteur qu'elle ne peut acheter sa tranquillité d'âme au prix de la sienne. Elle tente donc de se suicider. Le docteur la sauve et se félicite que peu de gens aient une réelle connaissance de l'anatomie ; en effet, elle s'est un peu trompé en visant le coeur avec son pistolet... Afin de la préserver de l'idée d'une récidive et de gagner du temps, il lui fait croire qu'il s'est trompé et qu'elle n'est pas enceinte. Mais il va tomber amoureux d'elle et l'épouser. Lorsqu'il lui avouera qu'elle est enceinte, mais pas de ses oeuvres, elle aura un mouvement de détresse, pensant qu'il ne l'a épousée que par charité. Or, tel n'est pas le cas. L'amour vaut mieux que la moralité. Cette dernière n'est utile que parce que nous manquons souvent d'aimer. Mais la moralité n'est réelle qu'irriguée par l'amour véritable. Les casuistes et religieux de tout poil l'oublient souvent.
Ici, Cary Grant expose devant ses élèves la différence entre un cadavre et le corps défunt d'un être humain, une très belle femme en l'occurrence. Il n'y a cependant aucun débordement lymphatique. Le pathos gluant de larmes est loin. La précaution avec laquelle Cary regarde ce corps inanimé, la douceur de son intervention, la douleur imperceptible de ce regard, disent le caractère de l'homme. [L'encodage de ma vidéo a connu un problème, car une scène est coupée, celle où Cary Grant enlève très lentement la serviette qui entoure les cheveux du cadavre ; ironie des choses, puisque ce sont les secondes que j'estime le plus !] Ce qu'il faut retenir de ceci est l'impartialité avec laquelle il considère le corps inanimé, sa capacité à le détacher de ce qu'il représentait vivant. On pourrait considérer cette saine réflexion comme une métaphore du travail de création cinématographique ou, plus largement, romanesque. Selon moi, il expose la conception cinématographique du réalisateur. Il me faut emprunter un travers pour m'expliquer. Pardonnez-moi.
L'autobiographie, à moins d'être le fruit d'une expérience de désensibilation au Moi et d'être abordée par quelqu'un de particulièrement talentueux, recèle bien des périls. La seule voie pour se frayer un chemin vers l'authenticité est celle que j'appelle "voie du classique", qui nous incline vers l'universel, par-delà la singularité du propos.
La chair est singulière, c'est sa nature, elle ne peut être autrement. La peau ne se prête pas. Le squelette ou la charpente supporteront d'autant mieux la chair du roman ou du film qu'ils seront solidifiés par une assise plus large et plus profonde que celle qui s'ancre dans le dérisoire Moi.
En ceci, mon billet du jour fait écho au précédent, qui évoquait la famille, Daudet et Fournier. Le bon sentiment (on pourrait dire de même du mauvais sentiment brandi par le souci de provocation, par l'outrance) est niais (fermé sur soi) s'il n'emprunte pas son essence à ce qui l'inclut tout en le dépassant : la charité, le sens moral de l'homme.
Notre sens moral mais non pas en tant qu'homme singulier, partie lambda de l'humanité, mais en tant que représentant anonyme de l'Humanité.
Lorsque Kant, par exemple, parle de la loi morale, lorsqu'il va défendre un non-droit de mentir jusqu'à ses conséquences les plus insoutenables contre Benjamin Constant, il ne parle jamais de vous ou de moi comme exemplaires uniques d'êtres humains. Il ne fait que s'adresser à ce qui, en nous tous, nous confère une appartenance métaphysique au genre humain et nous permet d'être moraux.
Hé bien la bonté de Mankiewicz, de Capra ou de Dickens est de cet ordre-là ! Elle oppose au pathétique opportuniste d'une oeuvre médiocre, aux mécanismes éprouvés du tire-larmes, un appel à la moralité. Il s'agit de rechercher la gratuité d'une émotion qui ne cajole pas simplement notre immédiateté sensible, mais qui exhorte notre nature supérieure d'être moral. La différence tranchée entre les deux est difficile à établir ici, car elle est du domaine de la philosophie et non pas celui d'une chronique légère. Pourtant, instinctivement, nous savons reconnaître ce qui nous incite à soulever l'état d'âme passager qui nous recouvre, devant une scène éminemment pathétique, et nous convie à un envol en direction d'un sentiment plus vaste et plus profond. C'est la différence, à mes yeux, entre le pathétique et le tristement pitoyable.
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Vidéo envoyée par misshollygolightly
* Est-il réellement possible qu'Andersen eût été le modèle de Dickens pour créer ce répugnant personnage ?
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