dimanche 23 avril 2006
Apologie du "comic book" et défense implicite d’autres petits plaisirs solitaires…
(A propos de mon goût prétendument frivole pour les comic books, les mangas et certaines séries télévisées.)
Le plaisir de la lecture désintéressée est un plaisir d’enfant sans aucun doute. Aussi loin que je me souvienne, je parcourais les allées de mon premier âge avec un livre et un morceau de fromage de chèvre dans chaque main. Les croûtes me servaient de marque-page. Longtemps manger et lire furent deux activités fondues en un unique esprit, celui du remplissage. La lettre de cet état se manifesta plus tard, lorsque je me mis à écrire des histoires, afin de peupler un univers désespérément vide.
Peut-on solidifier une bulle de savon pour en faire une bille ?
Le petit Chose de Daudet est mon frère jumeau.
Je pleure avec Blaise et suce dans ma bouche le pain noir destiné aux chevaux que Sophie la gourmande avale. Je souffre avec l’âne de la Comtesse de Ségur. Je suis un émule d’Enid Blyton. Je me perds et me retrouve dans la rose, puis la verte, parfois les deux en même temps et je forge mon « Ideal-Bibliothèque ». Je fus lectrice avant d’apprendre à vivre de l’autre côté de la couverture. Je ne suis pas sûre d’avoir réellement réalisé ce prodige.
Seuls les enfants croient. Vraiment. Rien n’est supérieur à la croyance du bambin. Pas même celle du plus fanatique des crédules, pas même celle du plus borné des hiérophantes. Et cette croyance primaire et primordiale n’a pas d’équivalent dans l’âge adulte. Hormis, peut-être, dans le silence spatio-temporel de la lecture, dans cette faille ou pause que l’on creuse au sein des choses urgentes pour le seul plaisir de disparaître dans une jouissance éphémère mais essentielle.
Pendant le festin de l’imagination, nul autre bruit que la mastication des fictions. Absorber une histoire, c’est revenir à la source originelle. On peut manquer de père et de mère mais pas de fiction. Les siennes et celles des autres. Les unes nourrissent les autres et réciproquement.
Entre mon livre préféré et une enfance reconstituée, mon choix est instantané. Ma famille est littéraire ou, pour le moins, fictionnelle. Je donne la main à tous les orphelins de la littérature. Qui voudrait avoir des parents quand on peut avoir à la place la mère universelle, la littérature ?
Sans que la raison ne les détourne ou ne leur donne des scrupules, les lecteurs (ou les spectateurs) entrent en fiction en déposant les armes de la raison. Si tel n’est pas le cas, le conte est mal fagoté ; le plat est brûlé.
Les histoires ont besoin d’une foi absolue pour œuvrer en nous (travail de compensation, de consolation, de catharsis). C’est une mise en parenthèse de la réalité pure et dure. En tout cas, celles qui suscitent un plaisir qui fait appel à l’imagination tout entière, exclusivement, et à l’oubli de soi et du monde extérieur.
Le comic book est plutôt dépouillé : c’est l’histoire à l’état brut, l’histoire pour l’histoire, l’os dénudé, qui vise essentiellement un plaisir immédiat. Et solitaire. Bien sûr.
L’amour que l’on porte à un personnage de fiction est excessif, et surtout parfait en lui-même, car il ne répond à aucun autre critère (extérieur) ou finalité que ceux (intimes) inventé par le lecteur, mais dont il n’est pas toujours conscient. Amour muet, fini, et parfait, par conséquent, qui renvoie à l’amour premier, plus tard déçu, celui éprouvé à l’égard (« à l’encontre », pourrait-on dire sans exagération) de la mère, qui racontait des histoires au petit enfant … L’amour des histoires est une forme de l’amour du monde intérieur, souterrain, le sien. Le plaisir de la lecture est un plaisir animal, déraisonnable, utérin. Pénétrer dans l’histoire, c’est se retrouver dans le ventre de la mère, dans le silence, l’entendement anesthésié et les sens reposés. On retient sa réflexion pour croire, le temps infini de la lecture.
Les super-héros encapés rassurent, car ils sont, par leur fonction et leur valeur de modèles, déjà morts. Un modèle ne peut évoluer car il se doit, afin d’être imité, d’être immobile et identique. Or, dans le monde non-fictionnel, l’identité n’existe pas, pas plus que l’âme, sinon par convention ou abus de langage. Spiderman ou Batman ont une identité, eux ; or, ce qui vit n’a pas d’identité, car l’existence est l’apprentissage de la contradiction, avec soi, avec le réel. Vivre, c’est se mouvoir. Les contradictions des héros de comics font partie de leur identité, elles ne se surajoutent pas de l’extérieur.
Il n’y a donc pas de risque avec les personnages de fiction d’être chagrinés, pas comme avec sa propre mère ; on peut aimer sans arrière-pensées, sans souci d’être grondés ou déçus. Toutes les variations que peuvent leur faire subir les contingents, sans cesse renouvelés, de scénaristes et de dessinateurs, ne peuvent changer cette réalité immuable, qui doit l’être afin de servir de repère à un monde toujours supposé chaotique. Tous les héros de comics ont, par conséquent, ce point commun : ils sont morts avant même de vivre par intermittences, dans les clignements d’œil du lecteur, et ils nous invitent dans leur cimetière intérieur, qui est aussi pour le lecteur un univers de substitution, confortable et aseptisé. Ils sont figés, puisqu’ils sont le modèle d’eux-mêmes ; ils ne se nourrissent pas du monde extérieur, pas plus qu’ils ne le subissent, puisqu’ils sont le monde dans lequel on pénètre, un monde qui emprunte des traits au monde ou à la société des « êtres-non-lecteurs », mais qui est maîtrisé par la puissance ou la raison des superhéros.
Daredevil, l’homme sans peur, est l’image la plus honnête (et caricaturale – cette dénomination n’est pas critique) de l’univers sécurisant qu’il incarne. Aucun des super-héros ne connaît réellement la peur – point commun le plus flagrant- car ils sont immortels (ils peuvent faire semblant de croire le contraire) et le risque qui les menace est toujours un risque de surface, de forme, qui n’altérera pas leur identité, y compris dans leurs échecs ou mutilations physiques ou psychiques éventuels. Or, ce dont a peur l’homme de la « vraie vie », c’est de la perte de son identité – quand bien même elle ne serait qu’un leurre auquel il se raccroche, ce que je crois – dont la mort n’est qu’une espèce. L’univers du soap, à l’instar de celui du comic, est un monde où la notion de tragique n’a , à première vue, pas de place ou de sens (à moins d'en réformer la signification immédiate, celle que le sens commun lance à la cantonade), à peine subsiste-t-il un espace pour l’absurde. L’humour, lui-même, ou précisément le comique (puisque le genre tire son nom de là) vient de la répétition. Ce sont des mondes où le doute et la peur de la perte qu’il engendre n’existe pas. Version moderne de l’enfer ? Peut-être… Ou illustration glacée et probablement un peu biaisée de l’éternel retour nietzschéen ? Le retour du même, librement consenti par le sujet, est la plus haute affirmation de la volonté de puissance. Ce « oui » donné à l’éternel retour et qui efface les vaines discriminations entre le bien et le mal, Nietzsche le célèbre sous le nom d’amor fati. La liberté s’épanouit dans l’adhésion à une nécessité irrationnelle dont la volonté assume joyeusement la charge : « Je suis moi-même le fatum, et depuis des éternités c’est moi qui détermine l’existence »…
Le plaisir de la lecture, en général et en particulier (ici, dans le comic), est celui de la confiance que l’on accorde aveuglément. Succédané de la confiance première, celle de la mère. Le personnage de fiction est le gardien (1) d’un univers intact, il ne trahira pas le lecteur (personne n’en connaît sûrement d’aussi vicieux…), surtout pas s’il est un archétype comme l’est le héros de comic. Il est donc un utérus artificiel et fantasmatique dans lequel on se repose et on se berce…
Le super-héros ne meurt pas. Le lecteur se restitue, se raccommode, dans son être et dans son antre.
(1) Watchmen est, à cet égard, un très bon titre… Le gardien est celui qui sait regarder et le lecteur, lit dans son regard…
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