jeudi 22 novembre 2007
[Les captures d'écran qui illustraient ce billet ont disparu, suite à la fausse manœuvre qui m'a fait perdre une grande partie des images de ce JIACO, fin 2011.]
Encore une fois, les choix des distributeurs de films en matière de titres me sont toujours impénétrables et, si le titre retenu pour l'exposition de ce film en France n'est pas complètement mauvais, je ne comprends pas pourquoi infléchir à ce point l'histoire avec une énonciation un peu à contresens, pour un film qui dit davantage la lumière que l'ombre. De plus, l'énonciation originale est cardinale, réaliste, et non pas métaphorique.
Les promesses en question ne sont pas celles contenues dans la situation qu'il nous est donnée d'observer (puisqu'il y a une forme de fatalisme qui laisse songer que tout est déjà terminé pour chacun des protagonistes, à l'image de blessure infligée, en guise de vengeance, au cou d'un gamin un peu débile qui tue pour le compte d'un parent lâche et vil, de laquelle le sang ne jaillit pas immédiatement), mais dans une genèse qui nous est plus ou moins tue, qui se situe en Russie. Le mirage de l'Occident, où des filles innocentes, qui se frottent contre cette aube mensongère, sont prostituées malgré elles.
Beaucoup de symboles christiques entaillent le film, de part en part. La nuit de Noël, un enfant naît et sa mère paie de sa vie cette autre vie. Les corps tatoués qui sont le palimpseste de vies antérieures et qui sont autant des signes de crucifixions pour certains que des signes claniques. Tout est symbole et rien n'est métaphore. Le tatouage est le souvenir qui doit être lisible par tous. Cette mutilation volontaire ou involontaire a plus d'importance qu'un état civil.
Contrairement aux films sur la "Famille", la mafia italienne, dont la meilleure représentation tient dans les films de Coppola, mais aussi dans la série des Sopranos (dont je hais le dernier épisode), l'une n'est pas la métaphore de l'autre. Au contraire, le clan ici remplace la famille, qui doit être détruite, du moins symboliquement. Voir la scène d'intronisation du chauffeur qui accède aux "étoiles" et qui, de ce fait, renie père et mère. C'est aussi la raison pour laquelle, finalement, le lien du sang est dangereux (l'enfant né le jour de Noël, qui va causer la perte du chef de clan) et c'est pourquoi on lui refuse tout sens. Dans ce prolongement, l'héroïne sage-femme va adopter un enfant, qui va compenser la perte de son enfant naturel, qui n'a pas vécu. Le lien n'est pas donné, il se construit, il est le fruit d'un choix, d'un désir de maîtrise. C'est le refus de la tragédie, qui passe par la transmission d'un état, de gènes, etc. Mais peut-on refuser l'hérédité ?
Ce film navigue entre le visible et l'invisible, entre le dit et le non dit, sans jamais s'écraser sur l'écueil du trop ou du pas assez. Dans cette chorégraphie de l'humaine horreur, certaines scènes relèvent de la plastique ou de l'esthétique exacerbée d'un opéra, paradoxalement presque muet. A ce qui se tapit dans l'obscurité des choses défuntes, au cri de la genèse, nous sommes reliés par la voix de l'héroïne morte et dont le terrible journal est lu par la morte (une gamine de quatorze ans, engrossée par le vieux chef du clan russe) et par celle de ceux qui le découvrent, dont l'héroïne -remarquable Naomi Watts, qui trouve un rôle aussi puissant que celui qu'elle avait épousé dans 21 grammes le film de Alejandro González Iñárritu.
Précédemment, j'écrivais que ce film était l'un de ceux dont je me souviendrai plus tard pour illustrer mon année 2007. Il possède toutes les qualités que je recherche au cinéma : l'amplitude, la narration parfaite, un souffle romanesque, des personnages charismatiques, la vie et la mort siamoises, une qualité d'image somptueuse et une force qui vous ravit et vous brutalise. Oui, ce film est violent, mais moins pour les trois ou quatre scènes véritablement abominables, que je n'ai pas pu regarder en face - y compris celle de la naissance -, que pour le propos même du film. Si beaucoup de gorges sont tranchées net et si les corps se vident de leur sang, c'est peut-être pour expurger le film d'une violence plus grande et plus viscérale, qui ne peut être montrée, parce qu'ancrée dans l'âme des individus et dans les liens qu'ils entretiennent les uns avec les autres.
De David Cronenberg, je ne connais que peu de films, mais je chéris tous ceux que j'ai eu la chance de découvrir. Il y a ici un érotisme magnifique, diffus, qui traverse le film sans même que les personnages principaux ne se touchent, ceux qui dans d'autres circonstances seraient appelés à s'aimer. Voici qui bouleverse le spectateur tant dans sa sensualité que dans son intellect. Ce degré d'inachevé, dans chacun des personnages, est plus important que tout ce qu'ils peuvent faire ou dire. La bonté - une sorte de soleil liquide qui vous réchauffe quand on entend sa voix et que ses yeux croisent les nôtres - de ce gangster qui a infiltré le clan semble presque incongrue ou accidentelle dans cet univers qu'il doit gangrener et, pour ce faire, accepter d'être plus ou moins perverti. Agit-il dans un souci de rédemption, vivant à contre-courant des autres ? La possible histoire d'amour se réduit à un baiser très chaste, douloureux et salvateur, qui advient à l'extrême fin du film.
Et, dans cet inachèvement, réside la grande force du film et sa séduction persistante.*************
Extraits :
Le fossoyeur... Viggo Mortensen, qui était déjà le héros du précédent film de Cronenberg, A History of Violence, est le personnage central du film. Le visage de cet acteur est modifiable à volonté, dirait-on. Il fait réellement partie de son jeu et manifeste une capacité étonnante d'adaptation au désir des réalisateurs, de rôle en rôle. Son charme sexuel, parfois vénéneux, est atténué par son regard, tout droit inspiré d'une contemplation que l'on dirait divine. Il est d'abord un sous-fifre, qui débarrasse des cadavres, en les découpant pour les rendre non identifiables. Il transmet aussi parfois ses rapports à ses supérieurs de la police par cadavre interposé... Faussement désinvolte, on ne sait rien de son passé, que l'on devine impossible à dire.
"Je ne suis qu'un chauffeur..." Cette scène de séduction et de contact des personnages est tout à fait exemplaire de cette capacité qu'ont le réalisateur et les acteurs à maintenir à distance le sentiment pour mieux le faire imploser.
Le père, le patron, qui menace très gentiment la vie de ce bébé, fruit du viol qu'il a commis sur une adolescente de quatorze ans. Sous ce physique paisible se dissimule un monstre.
Deux mondes... Celui des "honnêtes gens" et celui dont la seule loi est le mal absurde. L'impossibilité d'une pénétration de l'un par l'autre est incarnée par diverses scènes, qui jouent sur les limites de l'espace. Seul le "fossoyeur" vit cet entre-deux, en lui-même.
Personnage profondément désespéré et déglingué, le mauvais fils, peut-être meilleur que le père, apprend que son ami va hériter des "étoiles", ces tatouages qui symbolisent l'appartenance au clan ; tandis que lui les possède de naissance (elles ne valent donc rien), puisque fils du Père, celles-ci sont pour les autres acquises au mérite. Il y voit, sans doute, une trahison de son père et fait mine d'avoir été mis au courant. Or, le père veut sacrifier le fossoyeur à la place de son fils et lui donne les étoiles, dans le but de faire passer l'un pour l'autre aux yeux de ceux qui veulent faire la peau à son rejeton. Détournement ironique de certains passages bibliques ?
Vincent Cassel (je suis une amoureuse de son défunt père) est un acteur qui possède une "gueule" étrange, qui me rappelle certains tableaux de Bosch et la séduction qu'il opère sur moi puise dans une manière de dégoût que m'inspire ce physique que je qualifierais d'animal et de déroutant - non sans beautés d'ailleurs. Dans ce film, la réalisation et le scénario s'appuient, me semble-t-il, sur ce physique particulier, qui est un don en soi. Le personnage qu'il joue est un homme éprouvé, qui projette sur son ami le "fossoyeur" et même y décharge les violences que lui inflige un père cruel. Ce dernier pressent certainement la nature homosexuelle de ce fils qui n'est pas conforme à ses attentes de patriarche, en mal de descendance. Le personnage de Viggo Mortensen donne le sentiment d'éprouver une forme de compassion pour cet être, avec qui il entretient des relations presque maternelles à certains égards. Il reçoit avec indulgence l'amour non-dit de cet être qui a hérité de la cruauté de son père, mais à laquelle une part de lui-même ne peut se résoudre. Refus, là encore, de l'atavisme et liberté dans le déterminisme. Son sadisme est trop outré pour qu'il y adhère. Il dit son emprisonnement. Belle scène, lorsqu'il est chargé de tuer le bébé, qui est une preuve vivante contre son père, et qu'il défaille face à ce devoir.
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