samedi 29 septembre 2012
Petites précisions quant à la vidéo du jour (révélant à la fois ma maladresse légendaire et mes incapacités à l'oral – défauts que je n'essaie ni de masquer ni de corriger) : l'histoire intitulée Farewell Miss Julie Logan a été publiée, sous forme de livre, en 1932, soit cinq ans avant la mort de Barrie ; mais il l'a écrite au cours des années 1930 / 1931, et publiée pour la première fois, dans une version un peu différente, dans le supplément du Times, le 24 décembre 1931.
Cette histoire en forme de testament littéraire a, en vérité, mûri pendant des décennies dans l'esprit de Barrie...
La traduction française sera en librairie aux alentours du 3 octobre.
Je vous renvoie à la page de mon site Barrie consacrée à ce très beau texte.
Avant de me rendre à la Beinecke, j'avais déjà eu la chance (et la volonté) de pouvoir étudier et comparer la version du Times et l'édition originale de Hodder and Stoughton. Cela a considérablement enrichi et éclairé ma traduction. Mon idéal aurait été de proposer les deux versions au public français. Un jour, peut-être...
À la Beinecke, j'ai pu admirer et étudier plusieurs des manuscrits et tapuscrits originaux de ce court roman. Il subsistait dans mon esprit un doute sur un mot du texte et j'ai trouvé la solution, que seul Barrie détenait, dans l'un des manuscrits. Mais le bon à tirer était déjà parti... Peu importe, cela ne change pas grand-chose, même si j'aime (extrêmement) la précision .
Que mon mari (qui est, et il a bien d'autres qualités, un latiniste et un génie du mot juste) soit loué ici pour son aide ; il sait tout ce que je lui dois, tout ce que cette traduction lui doit.
J'ai déposé sur mon site Barrie une postface que j'ai écrite pour ce texte... Suivra un fichier avec diverses notes de bas de page qui ne sont pas présentes dans l'édition d'Actes Sud, mais me paraissent tout de même intéressantes pour le lecteur français... Voir le billet précédent pour découvrir un aperçu de cette postface.
***
Je remercie du fond du coeur mon éditrice chez Actes Sud pour sa confiance et ses encouragements. J'espère que nous publierons ensemble bien d'autres romans et surprises barriens.
J'espère que ce texte vous rendra heureux autant que moi.
À très bientôt, ici et, surtout dans les pages d'une nouvelle publication barrienne...
***
Exemple typique d'une "critique" vaine et stupide, superficielle et inutile,
qui n'a rien compris à la profondeur et à la subtilité du texte.
{Cliquez sur les images pour les agrandir.}
Le pays d’hiver
de James Matthew Barrie
***
« Je trouve très
raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus
sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose
inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient
jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de
l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt
que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous,
elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre
passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de
notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa
portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet
matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous
le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann)
***
« La mémoire est ce
qui en nous est sommeil, elle est notre eau dormante.»
« Mais je crois que
son mal d’un pays natal a une autre source. Ce n’est pas le passé qu’il
idéalise, ce n’est pas au présent qu’il tourne le dos, c’est à ce qui meurt.
Son souhait : que partout – qu’il change de continent, de ville, de
métier, d’amours – il puisse trouver son pays natal, celui où la vie naît, renaît. Le désir que porte la
nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours
nouvelles.
Avec
le temps qui passe et détruit cherche à prendre la figure idéale d’un lieu qui
demeure. Le pays natal est une des métaphores de la vie. »
(J.-B. Pontalis, Les Fenêtres)
***
Ailleurs est toujours un songe. L’enfance n’existe pas. Pas
plus que la jeunesse. Non, il ne faut pas croire en cette enfance ou en cette
jeunesse ordinaires que l’on prend toujours à témoin pour mettre en défaut ce
que l’on est devenu, bon gré mal gré, plus tard, trop tard. On naît déjà mort et tari, mais sans le savoir d’abord, et
c’est parce que l’on naît mort et tari que nous ne mourrons jamais de
nostalgie.
Bien au contraire : la nostalgie fortifie certaines
peaux d’âme, les moins épaisses. La nostalgie est l’appel vers cet Ailleurs
auquel personne ne répond. Nous sommes comme le Voyageur[1] de Walter de
la Mare, qui revient sur ses pas, peut-être pour tenir une ancienne promesse,
et qui se retrouve face à une horde de fantômes silencieux. Les fantômes du
poème sont les nôtres, les peaux mortes de notre passé, laissées sur le chemin
comme autant de serments oubliés. Adam Yestreen a beaucoup à voir avec le
Voyageur de Walter de la Mare. La nostalgie, contrairement à la tristesse,
n’est pas une maladie mortelle ; mais c’est un mal très contagieux, bien
qu’il ne s’attaque qu’aux âmes des poètes. Il ne les corrode d’ailleurs que
pour leur bien, il faut le dire. Être nostalgique, malade d’une utopie, d’une uchronie, c’est le seul état qui vaille
pour celui qui se noie dans l’écrit, dans ce Léthé épais où il aimerait se
fondre, fragment de temps dans un bain de fusion.
Commençons par la fin, puisqu’il n’est question que de
cela : de la fin d’une chanson, de la fin d’un homme et du silence ultime
d’un grand écrivain. Précisément, la fin de cette histoire est légèrement
différente dans les deux versions que Barrie écrivit de ce conte – car cette
Julie Logan qui se présente devant vous, aujourd’hui, est une Julie rediviva, ainsi que nous nous en
expliquerons plus avant –, celle pour le Times
et celle du livre enfin traduit ici. La fin écrite pour les lecteurs du Times est plus ambiguë, davantage portée
vers la raison et la négation du rêve, celle du livre résolument acquise à la
cause de l’imagination, au monde secret et clos – mais poreux – de
l’intériorité. Le pauvre Adam de la première version concluait ainsi : « Je n’ai pas besoin de me répéter
qu’elle n’existait pas, car je le sais parfaitement, mais c’est à lui, à ce
pauvre fou, à ce jeune self [2] que je charrie derrière moi, que je dois le dire », tandis que
celui de la seconde version attend la mort afin de rejoindre cet être rêvé, ce
simulacre, cet être atomique dont il
a croisé la trajectoire, à moins que ce ne fût l’inverse. Ces deux versions
d’un même texte révèlent assez bien le mode de fonctionnement de la pensée
barrienne et la dualité de l’écrivain, tout autant que celle de l’homme. Ce petit
roman de Barrie manifeste au plus haut point son art et le trésor que
l’écrivain laissa en dépôt à la postérité.
Les écrits les plus simples de Barrie sont les plus
complexes. On pourrait presque toujours vérifier cet axiome : plus Barrie
s’exprime avec limpidité, plus l’histoire semble suivre une ligne droite (mais
il s’agit toujours d’une illusion, car Barrie avance selon « une ligne de
sorcière »[3]), plus le
texte dissimule et couve le feu de sa psyché, à savoir ce qu’il se refuse à
dire – à moins que le lecteur ne mérite cet aveu, en se dessaisissant un peu de
lui-même. Barrie accepte que l’on ouvre toutes les portes de son âme, mais il faut
d’abord trouver seul la clef – en soi.
Si le vécu se mesure à l’intensité
d’une émotion, nous ne vivons peut-être vraiment que dans le regret et
l’inachevé. Sûrement faudrait-il regretter moins ce qui ne fut pas et aimer davantage
ce qui est, mais nous ne serions plus alors qu’une âme sans musique, sourde à
toute poésie. La « vraie vie » se recroqueville dans nos songes, nuit
après nuit, dévorée par nos regards d’ogre, rapetissant tant et si bien qu’à la
fin il ne reste plus qu’une poussière, un fragment doré, un conditionnel passé,
un « si jamais », dissimulé sous les ruines de nos ambitions et de
nos désirs – les vestiges de la jeunesse ardente. Tout le reste n’est rien. La
vieillesse n’est qu’un long processus d’aveuglement. Comme le Docteur John qui oblitère
sa vision avec ses poings ou le jeune David qui réfléchit fort en serrant ses
tempes entre ses mains dans The Little
White Bird, il faut opacifier notre vision extérieure afin d’entrevoir notre
intériorité. Le marchand de sable est passé entre la fin de l’enfance et le
début de l’adolescence et nous entrons dans la nuit, peu à peu, lorsque la
jeunesse, si brève et décevante, s’enfuit, emportant avec elle toutes les
promesses. Nous avançons dans le noir pour entrevoir, encore une fois, à chaque
fois, l’éclat du royaume perdu, qui n’a jamais existé ; nous passons notre
vie à reprendre une ritournelle trouvée dans le ventre de notre mère, afin de
nous endormir tout à fait, afin de vivre vraiment, hors de portée du réel
décevant, pour enfin devenir ce chant que nous portons en nous, et n’être plus
que le dernier écho d’une chanson à la gloire des héros que nous aurions pu
être.
L’hiver est l’avers de la
nuit ; c’est le manteau du printemps endormi ; c’est de notre
printemps qu’il s’agit, tombé dans le sommeil de l’éternité ; et, du
domaine d’éternité, nous n’avons que les regrets pour seule preuve de l’existence
de cet Ailleurs. Pip, personnage de Great
Expectations, est l’un des rares héros de la littérature à se voir accordé le
privilège de revenir sur ses pas et de réintégrer ce Pays Natal, le domaine
d’éternité, l’Ailleurs, qui n’existe pour aucun d’entre nous autrement que sous
la forme du songe. Mais Dickens eut tort, là où Barrie eut raison, car Sir
James savait bien que personne ne revient d’un voyage au Pays de l’Hiver. Pas
même les héros[4].
Hiver est autant le nom d’une
couleur que celui d’une saison, la nostalgie. La nostalgie est cette
temporalité que l’on porte en nous, qui s’effrite, s’égrène et voltige dans un
rayon de soleil volé aux dieux. Et ce grain rugueux qui, soudain, va irriter la
paupière du lecteur est une poussière de jeunesse, tombée d’un pan de ce
manteau de printemps. Dès que l’on ouvre le livre, ce grain se loge en nous,
sur le rebord de l’œil et la vision devient trouble. On peut maintenant lire le
conte. L’eau des paupières tombe sur la page et aquarelle les personnages ; ils se diluent à notre contact : l’œil
qui lit et celui qui pleure, côte à côte, faux jumeaux, font vivre cette
ancienne ballade. Les couleurs des personnages sont estompées, nous dit Barrie. Peut-être parce qu’ils ont longtemps
séjournés au fond de la mémoire. La mémoire de Barrie est blanche comme ce glen
enclavé, barré, par la neige ; et blanc est notre cœur gelé par l’émotion
– brisée dans son déploiement.
Barrie nous fait pénétrer dans
un univers clos, scellé, dans un moment blanc, qui est comme l’année zéro de cette
mémoire, qui est celle des écrivains et des rêveurs – si une telle chose
pouvait être figurée. Là est le génie de l’écrivain écossais : nous donner
à vivre la naissance de la nostalgie, la naissance de nos fantômes, et surtout la
naissance de celui qui va usurper notre rôle au sein de notre propre existence :
un être monté en graine, enté sur l’oubli de la jeunesse, sur l’oubli des
promesses que nous nous étions faites, avant de prendre au sérieux les menaces du
réel et ses affirmations qui congédient le rêve et crucifient l’âme des poètes,
puis éteignent ce feu qui était en chacun de nous au premier jour. Nous sommes
tous des Adam Yestreen, mais Adam, lui, sait qu’il s’est trahi. Il a construit
une vie calme et honnête sur un mensonge.
Nous vivons deux vies : une vie prosaïque et une vie
secrète, intérieure et inavouable. C’est cette vie presque honteuse – parce que parée tandis
que l’autre est toujours désemparée – que le narrateur nous donne à vivre en
écrivant ce journal que nous lisons ; et, en le lisant, nous devenons peu
à peu voyeurs et non plus simple lecteurs. De même que Barrie double toujours
le regard de ses personnages, par le biais d’une longue-vue, d’une vitre, ou de
toute autre surface réfléchissante, il nous convie à pénétrer dans les pensées
de son héros, lui-même voyeur… Nous sommes donc doublement voyeurs. Barrie –
qui avait étudié les philosophes pendant ses années de formation – se montre
très platonicien dans la mise en scène de ce conte d’hiver. L’avant-dernier
chapitre, à cet égard, est une merveilleuse rémanence ou réminiscence de
l’allégorie de la Caverne développée dans la République de Platon, au livre VII[5]. Au clair de
lune, Adam observe des reflets dans l’eau, mais eux-mêmes ne sont que les
reflets de personnages que les vitres de la fenêtre laissent entrevoir. De même
ces reflets ne sont que des reflets de personnages appartenant au passé… Barrie
met en scène divers degrés de réalité, qui ne manquent pas de rappeler Platon
et ses eidôla (des images, des
fantômes, des simulacres).
Nous avions déjà remarqué[6] que Barrie
construisait toujours ses histoires au moyen d’un verre au travers duquel il
regarde le monde et ses personnages[7]. Ce verre
est à la fois dépoli et a valeur de loupe. Il est aussi une sorte de peau
protectrice, une cloison poreuse qui sépare le voyeur et le monde extérieur.
Imaginons un instant que ce conte se tienne dans une boule à neige et que
l’auteur, Barrie, secoue cette boule à neige devant nous, lecteurs. Le conte a
la forme de ce globe de verre et, à l’intérieur de ce globe imaginaire,
métaphore du conte d’hiver, il y a un glen, à l’intérieur duquel le narrateur
est piégé, de même que nous sommes piégés dans une certaine conception du temps
que Barrie construit pour nous : un temps à la fois subjectif (un temps
subverti par le génie et la malice[8] de Barrie)
et objectif (le temps littéral, celui de l’écrit présenté à un tiers, le
lecteur possible, et qui répond à la logique de la langue ; le temps du
livre que nous lisons, qui se trouve être, en outre, le Journal du narrateur). À
la fin du chapitre X, un étrange télescopage temporel se produit, lorsque le
narrateur vieillissant retourne sur les lieux de sa rencontre avec Julie Logan,
près du ruisseau. Trois « strates » de temps passés sont mises en
perspective. D’abord, un passé récent (« Je ne suis
revenu qu’une seule fois sur les lieux de ma première charge, il y a un mois ») ; puis
un passé à la saveur du présent – mais un présent éternel –, qui est celui du
journal intime que nous lisons et dont Adam donne l’illusion d’avoir écrit, il
y a un instant, les dernières pages ; et, enfin, un passé, parfois plus-que-parfait,
qui nous ramène (de manière très ambiguë) tout autant au début du Journal qu’à
une réalité inscrite dans un passé, désormais inaccessible, même en remontant
le cours du livre, en tournant les pages. En effet, le passé du narrateur, relaté
dans les chapitres précédents du Journal, est comme aboli par la révélation à
laquelle consent Adam au dernier chapitre. Un mensonge, une omission a
contaminé le Journal et ce qui y est relaté. Dans ce paragraphe, Barrie ouvre
une faille temporelle de manière fort subtile. Le passé s’empare littéralement
du présent (qui est déjà un passé au moment où nous le lisons et même au moment
où le narrateur l’écrit) ; le Jeune Adam – éternellement jeune, vierge de
toute altération, puisque simple possible jamais réalisé de l’autre Adam, celui
qui vit au premier plan – fait vivre à cet
Adam-ci (le narrateur que nous accompagnons en lisant le livre, depuis la
première ligne) ce qu’il a vécu, lorsque Julie Logan l’a (ou ne l’a pas ?)
mordu. Les deux Adam possibles fusionnent un court moment : « L’instant d’après il cria, car il avait l’impression
que son sang s’écoulait et j’éprouvai moi-même une angoisse affreuse qui ne
s’estompa qu’après avoir passé un mouchoir sur mon cou. Quelle que fût la chose
qui avait été là, elle était partie, et je m’enfuis bien vite, car j’avais été
aussi frappé que s’il s’était agi du Spectre. » Nous sommes
donc en présence de deux narrateurs, de deux versions du même Adam, qui ne s’unissent
qu’en cette occasion.
Julie, une succube ? Julie, avatar de Lilith ? Julie,
spectre de la nuit ? Première femme avant Ève ? Julie, un
vampire ? Quoi qu’il en soit, elle vide littéralement Adam de son self, de
sa jeunesse, sinon de son sang, et emporte avec elle le meilleur de lui-même,
peut-être… Elle a permis le dédoublement du ministre. Et Adam, l’auteur des
dernières pages du Journal, retient prisonnier un fragment du Jeune Adam qui
vit encore en lui, par le souvenir de ce qui aurait pu être. Ce qui a été ne compte pas autant.
Un autre exemple de ce télescopage temporel, d’une nature
différente pourtant, se produit lorsque Julie Logan, en provenance du passé,
perd peu à peu, par degrés, son irréalité, pour entrer dans la temporalité du
narrateur, le dernier jour de l’année : Adam la regarde dans l’eau, par la
fenêtre reflétée dans l’eau, puis directement à la fenêtre ; et, lorsqu’elle
sort de la maison, elle devient réelle, présente dans ce passé que le narrateur
nous relate avec un léger décalage, jusqu’à ce qu’elle se fonde de nouveau avec
son reflet, au moment même où il la laisse choir dans l’eau. Le temps est anéanti
lorsque le glen est barré : demeure une sorte de présent éternel où aucune
ligne de démarcation ne peut être tracée. Chaque être et chaque événement sont placés
au même niveau, sur une même ligne, sans décrochage possible, ni spatial ni
temporel. C’est un fondu au blanc. La mémoire ne peut désormais être que
blanche, car aucun souvenir ne peut la noircir, y laisser son empreinte. Il
faut qu’Adam quitte le glen pour que sa mémoire (re)naisse au temps véritable.
Mais, lorsqu’il revient une dernière fois au glen, il revient au temps immobile,
bien que ce temps soit latent (et dans l’attente que le glen soit barré pour
produire les mêmes effets sur des êtres à peine différents) : même si ces
habitants vieillissent et meurent, rien ne change véritablement et les rôles
seront vraisemblablement repris par les descendants des habitants du glen. Le
glen, lorsqu’il est barré, est une espèce de Brigadoon[9].
Et Adam sait bien qu’il appartient à ce lieu auquel il reviendra après sa mort.
Il n’est pas assez courageux pour faire vivre son âme celtique au présent. « Au sein de cette monotone débauche de
neige qui recouvre le monde, le moment le plus maussade point lorsque,
machinalement, vous remontez votre montre. Si ce n’était le sabbat, je ne
saurais jamais quel jour nous sommes. » Tout est indistinct et il
n’est pas anodin que le partenaire de jeu, aux cartes, de la Vieille Dame, soit
un marchand ambulant de montres. Le
temps ne peut être marqué que de manière mécanique, par une machine,
artificiellement, car il ne passe pas, n’existe pas réellement. Il est porté et
créé par des êtres vivants.
Monochrome, monotone, le glen est un puits de silence,
une tombe ; les êtres demeurent enfermés dans le glen autant qu’en
eux-mêmes. Le statut de la musique est ambigu dans cette atmosphère. Les
vibrations produites par la cornemuse de Posty, puis par le violon d’Adam, semblent
réveiller Julie Logan et les autres Étrangers. Julie est décrite comme « l’écho mourant d’une chanson » qui
traverse les siècles pour prendre dans son halo le pauvre ministre
presbytérien. « Peut-être son écho
était-il de retour dans le glen et, par quelque malchance, avez-vous été pris
dans cet écho » déclare le Docteur à Adam. D’un point de vue
littéraire, métaphorique, c’est exact : Adam porte en lui l’écho de l’Écosse,
de ses ballades, chansons et légendes, mais l’on peut aussi prendre au premier
degré cette déclaration et décider que rien ne meurt jamais et que tout renaît,
par transmission, si une âme est prête à accueillir ces revenants… Les vibrations du violon se propagent dans le silence,
comme l’écriture qui court le long de la page, échouant à pouvoir imprimer quoi
que ce soit à cette blancheur, de même que la musique se fond dans le silence,
comme si, étrangement, le silence l’absorbait et se nourrissait d’elle. Et le Docteur
John de conclure : « Puisque
tout était plus silencieux qu’eux, cela les a réveillés… » Ce silence
du glen est également le silence du lecteur, écrin du Journal d’Adam – il faut
donc toujours prendre garde aux revenants
et ne pas se croire en sûreté dans le rôle de lecteur. Le revenant revient pour
nous ! Et Barrie est l’un de ces revenants…
Ce silence, c’est finalement celui de ce que nous avons nommé « la mémoire
blanche », souvenir qui ne laisse pas d’empreinte en elle du Pays Natal, ce
Never Never Never Land qui n’existe
pas concrètement, mais que l’on recherche toute sa vie, et dont l’absence
réelle est une présence qui fonde toute entreprise amoureuse, et donc poétique.
Personne mieux que J.-B. Pontalis, dans ce petit livre nommé Fenêtres, n’a exprimé « cette mémoire silencieuse (…), cette
étoffe dont nous sommes faits. (…) »[10]
et qui renvoie peut-être au « temps
de l’infans ou [au] silence des commencements. »[11] C’est sur cette mémoire non souillée de
souvenirs, cire molle où le réel n’a pas apposé son sceau, que l’on construit
une conscience de rêveur et un esprit romanesque. C’est sur cette mémoire
blanche que Barrie a écrit ses plus beaux textes, une mémoire héritée de
l’enfance, de l’oubli que la mère eut de lui, de sa naissance jusqu’à l’âge de
six ans[12].
[1] Cf. son merveilleux poème, The Listeners.
[2] Sans le savoir, Barrie, très étrangement,
anticipe les développements de Winnicott et sa théorie du self et du faux self.
L’idée qu’il existe un être véritable, dont la place a été usurpée par un
autre, la notion de double, est répétitive chez Barrie. Il s’est même inventé
un autre « Self » auquel il a donné le nom de
« M’Connachie »…
[3] Si Deleuze nous permet cet emprunt…
[4] Dickens écrivit deux fins à son roman et la
première était loin d’être aussi optimiste que la seconde.
[5] « D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera
le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se
reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra,
affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement
pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le
soleil et sa lumière. » (Platon, La
République, VII, 515 e, traduction de Robert Baccou, Garnier-Flammarion,
Paris, 1992)
[6] Cf. notre contribution in Barrie 2010, A Celebration of Imagination, Souvenir Brochure,
Kirriemuir, tirage privé.
[7] À bien des égards, on pourrait appliquer à Barrie
ce que Proust (qui aimait Barrie) écrit dans Le Temps retrouvé : « Même ceux qui furent favorables à
ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me
félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope” quand je m’étais, au
contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en
effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui
étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait
fouilleur de détails. »
[8] Il fait commencer son Journal en 186…, omettant
le dernier chiffre, pour laisser entendre au lecteur, avec humour, qu’il s’agit
de sa date de naissance, 1860.
[9] Le film de Vincente Minnelli emprunte certains
éléments barriens, communs à Mary Rose
et à Farewell Miss Julie Logan. Alan
Jay Lerner a expliqué comment Brigadoon
est né de son admiration pour Barrie et de son amour pour ses histoires
écossaises.
[10] Folio, Paris, 2007, p. 106.
[11] Ibidem,
p. 29, souligné par l’auteur.
[12] Cf. Portrait
de Margaret Ogilvy par son fils, Actes Sud, 2010, chapitre I.
SUITE DE LA POSTFACE ICI.
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- Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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