mardi 27 avril 2010
[The Umbrella - Heinrich Kühn]
La sensation ressemble à l’effet produit par ces images de personnes disparues, longtemps évanouies, avec lesquelles l’esprit et les sens ne peuvent plus susciter la rencontre, mais auxquelles le cœur et les sens, ou bien notre sale petite histoire, ne peuvent renoncer. De loin, en fermant les yeux, elles s’avancent vers nous, les traits dilués par la distance ; toujours trop floues, ces silhouettes provoquent une illusion : nous pouvons nous approcher assez près pour les voir et nous essayons de nous en saisir en fermant très fort les yeux, comme pour les contraindre à l’immobilité et les faire prisonnières de nos paupières, au prix d’un trop grand effort, insistant pour découvrir l’image derrière le voile brumeux qui les tient hors de notre claire vision et de notre portée. Mais il faut tricher et regarder l’image de biais pour avoir la chance, une fois sur cent, de la voir entière, une fraction de seconde, et parfois de l’épingler pour un jour ou deux. Mais, toujours, elle finit par se détacher pour nous laisser seuls. Et, lorsque nous retrouvons l’image perdue de l’être dont nous sommes séparés, nous entrevoyons à travers elle une assez réelle image de ce que sont l’oubli et la mort – celle des êtres et des choses...
Les métaphores sont le seul moyen que nous possédons pour extérioriser et, peut-être, dans une certaine mesure, pour communiquer et partager avec autrui notre intimité, le for intérieur, le sens privé que l'on donne aux êtres et aux choses. Nommer et imaginer, c’est avoir le pouvoir de faire exister.
À la différence des vérités du sens commun ou de la science qui s'expriment dans une langue morte, plus ou moins objective et dépourvue de métaphores ambiguës, car le propre d'une belle métaphore est de n'avoir le même sens intérieur que pour ceux qui parlent la même langue (vivante celle-ci), et d'autres sens possibles pour ceux qui ne maîtrisent pas vraiment cet idiome. Comprendre la langue du for intérieur, sa logique, sa nécessité, suppose entre ceux qui partagent un dialecte commun une forme de communion d'émotions, une intuition du sens intime des mots. Un intérieur et un extérieur de la langue. Le partage d'une même émotion vécue en creux réconcilie l'intérieur et l'extérieur. Dans l'esprit de tout artiste, et donc de tout littéraire, se produit une sorte de big bang, souvent à l'insu du créateur. L'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors sont collés, indifférenciés, il faut une séparation qui ne peut naître que de l'opposition de l'altérité. Le langage de la métaphore, comme celui du rêve, nous dit ce que nous sommes en-deçà ou au-delà de ce que le concept met en forme.
C'est à la fois trop simple et trop complexe pour être dit : tous les hommes ont besoin d'un monde hors ou derrière le monde censé être non ambigu. Tous les hommes ont besoin d'un autre réel, d'un double, d'un inexprimable censé dire ou contenir ce que l'exprimé échoue à dire. Cet inexprimable, cet au-delà du ressenti et du pensé, cet endroit ou ce je-ne-sais-quoi flou, vaporeux, insaisissable n'existe que par la présence de ce qui existe déjà mais ne suffit pas, par opposition à lui, dans ses plis et ses interstices. Nous ne tirons le sens de notre existence que là où nous ne sommes pas, où ne nous pouvons pas être. C'est toute l'étrangeté de l'homme qui semble ne pouvoir se contenter d'être simplement.
L'impuissance de la forme discursive n'est ressentie que par une certaine catégorie d'êtres humains, ceux qui ne peuvent se satisfaire d'un ordre qui ne prend pas en compte leur réalité singulière ni celle des choses abîmées. A contrario, «La fiction consiste donc non pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible. » (1) La fiction est également, à sa manière, discursive, mais seulement de biais…
C'est ainsi que - D. H. Lawrence, avec certains accents nietzschéens, décrit (2) superbement ce phénomène - les hommes ne cessent de fabriquer une ombrelle qui les abrite du chaos extérieur. Ils vivent dessous. À l'abri de tout ce qui peut les blesser et les tuer. Sur ce dessous ou cette voûte de l'ombrelle, ils peignent un firmament et gravent opinions, conventions et sentiments, etc. Ils sécrètent des eidola. L'artiste, le poète, eux fendent l'ombrelle. Un coup de lame dans le tissu et un rai de lumière venant de l'extérieur pénètre sous l'ombrelle. Le poète déchire un fragment de firmament pour laisser entrer un peu de chaos. Puis, il crée (un fragment, une pièce pour réparer la fente ?) à partir de cette vision violente entrevue par la fente. Les imitateurs, eux, vont raccommoder la fente avec une copie de la vision de l'artiste. Cette vision faisant écho à celle de Deleuze qui s'en inspire : « L'art lutte contre le chaos, mais pour le rendre sensible, même à travers le personnage le plus charmant, le paysage le plus enchanté (Watteau) » (3)
L’art apprivoise davantage le chaos qu’il ne lutte contre lui. Sa ruse se nomme beau ou sublime, ou la laideur rendue extraordinairement fascinante à contempler (les peintures de Francis Bacon, par exemple, sublimes, dans leur dépassement de ce qui serait laid dans l’ailleurs de ses toiles). Il faut apprivoiser le chaos et le rendre aimable à nos sens. Il le rend acceptable d’abord par la sensibilité, qui serait un intermédiaire pour plaider en sa faveur auprès de l’entendement ou de la raison. «La qualité essentielle de la poésie est qu’elle produit un nouvel effort d’attention et “découvre” un nouveau monde dans le monde connu. (...) Le chaos auquel nous sommes habitués, nous l’appelons chaos. L’inexprimable chaos intérieur dont nous sommes composés nous l’appelons conscience, esprit et même civilisation. Mais c’est, en fin de compte, le chaos, éclairé par des visions. Exactement comme l’arc-en-ciel peut éclairer la tempête. Et, comme l’arc-en-ciel, la vision périra.» (4) Ces visions sont celles de la poésie, de l’art en général, car « L’homme doit s’envelopper dans une vision, faire une demeure qui ait une structure et une stabilité apparentes, une permanence » (5) : la notion d’enveloppement est terriblement juste.
Mais l’art ne peut venir apporter son pouvoir de cautérisation – et parfois de cautérisation du mal par le mal – qu’après le « décillement ». Tel Shakespeare et son Hamlet. L’art agit comme ces greffes de peau que l’on pratique sur les grands brûlés, après arrachement ou destruction de la peau originelle, qui est l’ignorance, volontaire ou non. Mais cette peau dans laquelle on s’enveloppe ou cette ombrelle sous laquelle on se promène vaut surtout pour les premiers hommes, ceux qui créent ces protections. Mais, lorsqu’elles se transmettent, elles perdent heureusement un peu de leur pouvoir lorsque l’artiste ou celui qui pense autrement les déchire. Elles en sont réduites à devenir un héritage inconscient, une première peau, qui méritait bien d’être arrachée, raccommodée, puis lacérée à nouveau. Mais les lacérations de la voûte et les pièces collées par les poètes forment, au fur et à mesure, une nouvelle ombrelle intacte ; à la longue, la peau se régénère entièrement, et tout est à recommencer. Mais, parfois, la peau est si dure que l’on ne peut plus atteindre son hypoderme. Et c’est ainsi que certains hommes en viennent à éprouver ce que Lawrence appelle « la nostalgie du chaos ». Dans ces périodes, l’humanité en est réduite à dessiner des tatouages sur cette peau morte, qui est sa prison.
Le poète, dit Lawrence, ou le littéraire, dirions-nous, est le seul homme parmi les hommes qui montre en même temps l’ambivalent « désir du chaos et la peur du chaos ». Le chaos est la vie réelle, mais la vie réelle est sauvage. « Cruelle » dit l’homme du commun frappé par le malheur ordinaire.
Et l’on tend à réduire la vie (le chaos) à un ordre. Rationnel, par exemple. Ou artistique, quand l’art se soumet à des règles qui le brisent, quand il crée pour servir un but non artistique et non le jeu de l’art pur. L’art ni le chaos ne s’apprivoisent. Sinon ils ne sont qu’évitements. « (...) la poésie d’un cosmos ordonné n’est rien d’autre qu’une cage à oiseaux en fil de fer. » (6) L’art véritable fait vivre le chaos en lui sans le soumettre à ce qu’il n’est pas, à un ordre que seule la raison reconnaît comme tel. Bien sûr, le poète échoue souvent, mais son échec participe du chaos : cette réalité qui n’est pas faite pour lui et, en cet effort vain, il est encore poète.
Il vaut encore davantage, dans son échec même, que l’homme qui prend conscience de lui-même, nous dit encore Lawrence, dans ce texte sublime et pénétrant. Cet homme, qui, prenant peur, s’invente un Dieu à son image, pour le protéger. De même que certains hommes (je songe à Henry Darger) portent en eux un dieu auquel ils s’offrent au moyen de rituels, parce que ce dieu est le gardien de leur ordre universel et singulier, double légèrement déformé de l'ordre de l'homme « sain » ou du philosophe, peut-être.
Il semble que la conscience de soi, ou la connaissance qui advient à l’homme, telle que la décrit Milton dans son Paradis perdu, engendre l’évitement-ombrelle ou, inexplicablement, presque par une grâce refusée à l'homme depuis la Chute, une œuvre d'art. Un poème, une image, un cri qui fendent le ciel de pacotille de notre univers…
(1) Foucault (Michel), La pensée du dehors, Paris, Fata Morgana, 2003, p. 24.
(2) Lawrence (D.H.), « Introduction to Harry Crosby's Chariot of the Sun ».
(3) Deleuze (Gilles), Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 192.
(4) Lawrence (D. H.), op. cit.
(5) Ibidem.
(6) Ibidem.
[Come - Malgorzata Maj ]
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