samedi 4 novembre 2006
« Lorsqu'on représentait une tragédie à Londres, la salle était tendue de noir, comme la nef d'une église pour un enterrement. Quant aux moyens d'illusion, Shakespeare les rappelle, en s'en moquant, dans Le Songe d'une nuit d'été : un homme enduit de plâtre figurait la muraille interposée entre Pyrame et Thisbé, et l'écartement des doigts de cet homme, la crevasse formée dans cette muraille. (…) Cette exactitude dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit de la littérature et des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame ; on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, à tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire, car le public, matérialisé lui-même, l'exige. A l'époque de Shakespeare les gentlemen se tenaient sur le théâtre, ayant pour siège les planches mêmes, ou un tabouret dont ils payaient le prix. Le parterre, debout et pressé, roulait dans un trou noir et poudreux : c'étaient deux camps hostiles en présence. Le parterre accueillait les gentlemen avec des huées, leur jetait de la boue et leur crachait au nez en criant : " A bas les sots ! " Les gentlemen ripostaient par les épithètes de stinkards et d'animaux. Les stinkards mangeaient des pommes et buvaient de la bière ; les gentlemen jouaient aux cartes, et fumaient le tabac, nouvellement introduit. Le bel air était de déchirer les cartes, comme si l'on avait fait quelque grande perte, d'en jeter avec colère les débris sur l'avant-scène, de rire, de parler haut, de tourner le dos aux acteurs. Ainsi furent accueillies et respectées, à leur apparition, les tragédies du grand maître : John Bull lançait des trognons de pomme à la divinité dont il encense aujourd'hui les images. L'insulte de la fortune fit de Shakespeare et de Molière deux comédiens, afin de donner, pour quelques oboles, au dernier des misérables le droit d'outrager à la fois des chefs-d’œuvre et deux grands hommes. Shakespeare a retrouvé l'art dramatique ; Molière l'a porté à sa perfection : semblables à deux philosophes anciens, ils s'étaient partagé l'empire des ris et des larmes, et tous les deux se consolaient peut-être des injustices du sort, l'un en peignant les travers, l'autre les douleurs des hommes. (…) Shakespeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte : il ne peint pas une classe particulière d'individus ; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l'esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l'homme illustre et l'homme ignoré ; il ne distingue pas les genres, il ne sépare pas le noble de l'ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gai, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu'il déroule en entier la vie d'un homme. Le poète semble persuadé que notre existence n'est pas renfermée dans un seul jour, qu'il y a unité du berceau à la tombe : quand il tient une jeune tête, s'il ne l'abat pas, il ne vous la rendra que blanchie ; le temps lui a remis ses pouvoirs. » Chateaubriand, Histoire de la littérature anglaise


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