lundi 5 juin 2006
Sofia Coppola a gagné depuis Lost in translation, qui m’émut peut-être encore davantage que son pourtant magnifique Virgin suicides, le paradoxal droit de me décevoir. Ce ne fut pas le cas. Brisons là le suspense ! J’ai adoré ce film sucré, haut en couleurs,
et en pyramides de petits fours (Ladurée, of course). Sofia Coppola est un excellent réalisateur– je crois qu’il me paraît difficile d’affirmer le contraire sans une sacrée dose de mauvaise foi, que l’on aime ou que l’on déteste son film. Car, j’ai le sentiment à lire les critiques, ici ou là, que l’on n’étreint guère son film que dans la passion amoureuse ou homicide. Pourquoi donc ? Tout d’abord parce que c’est un film psychologique, qui fait appel à nos seuls sentiments immédiats pour juges, à des émotions qui maîtrisent foncièrement notre intellect et ne le laissent se déployer qu’après coup.
Et quel coup de maître !
Ce long métrage est voué tout entier à l’exhibition d’une intimité, celle d’une très jeune personne de sexe féminin. Qu’il s’agisse d’une version possible d’un personnage historique n’a, finalement, aucune importance. Se focaliser sur l’idée que cette Marie-Antoinette n’est pas conforme aux pages pleines d’enluminures ou aux portraits lacérés des historiens serait une erreur, de même que crier scandale pour une basket ou s’offusquer des brillants anachronismes, qui ont le don de mettre en perspective. La musique en décalage (et pas tant que cela, étonnamment !), pour ne citer qu’elle, est terriblement judicieuse.
J’avais déjà remarqué dans ses deux précédents films une façon de montrer et de dire, qui est le style de Sofia Coppola ou une composante de ce dernier : le direct indirect et vice-versa. Nous regardons de front, mais derrière une vitre. L’image est donnée derrière une transparence trouble. Peut-être s’agit-il de nous placer à la périphérie de la conscience de la jeune fille en question. Nous sommes placés au bord de ses émois, de son ennui, de ses joies champêtres et rousseauistes, de son innocente frivolité, de sa fragilité immense. Elle n’est qu’une petite fille et c’est, pour son malheur, une reine. Mais n’est-ce pas, à un moment ou à un autre, le destin de toutes les femmes ?
Sauf que dans le cas présent, cette Marie-Antoinette n’est aimée que tardivement et furtivement. C’est une reine sans couronne.
Je me souviens de cette phrase qui initie le roman d’Andrew Sean Greer : « Nous sommes tous le grand amour de quelqu’un. » Et le grand amour d’un homme, c’est souvent une très jeune fille, une petite reine, quand la femme rêve peut-être plus aisément de chevaliers bien faits et un peu plus vieux, de futurs maîtres (je ne crois pas une seconde au féminisme, qui ne tient pas deux rounds contre le viscéral romantisme de notre sexe). Marie-Antoinette a-t-elle été le grand amour de quelqu’un ? En tout cas, elle connaîtra l’amour, mais celui qui se décline sous les auspices de la philia. L’évolution des sentiments du couple royal est fort bien éprouvée sur la pellicule. On est ému par cette main honnête qui se dépose sur un bras las, par cette fidélité aristocratique du devoir.
Le narrateur de Virgin suicides disait des jeunes filles qu’elles savaient tout des hommes mais qu’elles ne laissaient rien transparaître d’elles-mêmes.
« Nous savions que les jeunes filles étaient des femmes sous leur déguisement, qui pouvaient comprendre l’amour et même la mort. Notre travail consistait simplement à faire le bruit qui semblait les fasciner. »
Sofia Coppola nous offre la possibilité de nous glisser dans la peau d’une jeune fille. Cela en apprendra beaucoup aux hommes qui en savent si peu sur le beau sexe et rafraîchira la mémoire des plus vieilles d’entre nous, qui n’ont pourtant cessé d’être des jeunes filles… Il suffit de gratter un peu la peau de la mémoire. Et tout est là, frais, intact, inviolé. Offert !
Comme cette Marie-Antoinette trop frivole pour n’être pas un jour ou l’autre tragique.
On a reproché à Sofia de se soucier des pauvres petites filles riches (l’héroïne de Lost in translation est pourvue de tous les dons mais elle s’emmerde ferme et ne possède pas la flamme vitale) et on a voulu à tout crin politiser ce film, qui, à mon sens, n’a rien de politique ou d’historique (je connais des historiens qui s’étrangleraient s’il fallait juger le film à partir de ce critère). On la vilipende d’être à la mode, d’être « flashy »
(d’où le titre du présent billet), c’est encore une erreur selon moi. Sofia Coppola est de tous les temps et elle le prouve puisqu’elle ne parle que de l’éternel problème du bonheur. Et son absence doit être aveuglante ! D’où les feux d’artifices, les fringues, et les bals. Le chagrin est pantagruélique, sinon c’est la mort intime, chaque jour renouvelée.
Pour moi, dans la lignée des deux autres films, celui-ci est un portrait de jeune fille, plutôt subtile et ombragé. On ne pardonne jamais aux jeunes filles d’être douées par la nature : belle, riche, puissante. « Tu seras une salope, ma fille ! » dit la bonne fée marraine. Et si tel n’était pas le cas ?
Marie-Antoinette était jeune et peut-être frivole. Et alors ? N’était-ce pas son droit ? On ne choisit pas sa naissance. Il est plus aisé de défendre le peuple, les miséreux, quand on a poussé dans ce terreau malodorant, ou sur le bas-côté des réellements riches. Je sais de quoi je parle. A votre bon cœur, messieurs-dames.
Elle ne se souciait guère du peuple, dit-on, qui crevait sous son nez à quelques kilomètres ?
Mais que faisons de plus qu’elle, confortablement installés derrière notre royal écran d’ordinateur, reliés à une somptueuse connexion ADSL pour les mieux lotis d’entre nous, à discutailler de choses vaines au regard de l’urgence vitale, alors que le monde est partout à feu et à sang, alors que la petite vieille d’en bas est en train de crever, alors que l’on oublie régulièrement de téléphoner à sa propre grand-mère qui s’ennuie à cinq cents kilomètres ? Nous ne valons pas mieux qu’elle. Nous sommes tous, à notre échelle, des ordures.
La réalité est la suivante, s’il faut à tout prix rejuger Marie-Antoinette (celle-ci et l’autre tant qu’à faire) : nous vivons dans une circonférence assez peu étendue, assez peu large, dont le centre est notre moi, affamé de plaisirs, de caresses et de vertiges, d’éphémère. De bonheur ! Nous sommes tous bons et généreux, comme M. Jourdain, et tant que cela ne dérange pas notre ordre ; nous sommes tous à l’image d’Emmanuelle Béart (une brave fille, j’en suis convaincue), qui nous ferait chialer sur le sort des petits africains, et qui le lendemain se pavane à Cannes en robe Dior ou autre. Et alors ? Est-ce que cela l’empêche d’être authentiquement généreuse à ses (seize) heures ? Est-ce que le chagrin d’amour ou les petits problèmes existentiels d’une jeune et belle héritière pèsent moins lourd que celui d’une cul-terreuse ? Est-ce que l’on doit mesurer les peines des pauvres et des faibles sur des plateaux d’or et ceux des bien-nés sur des plateaux d’airain ?
Ne sommes-nous pas tous égaux face à la déréliction de ce monde qui ne nous entend pas ?
Nous ne voyons pas plus loin que notre ombre et ce n’est criminel que de très loin, car nous vivons dans un si petit trou qu’il est presque impossible de prendre de la hauteur. Lorsque nous soufflons une bonne révolte, c’est là que, peut-être, nous sommes le plus faux. Le sublime est involontaire, car la pureté n’existe pas.
Je ne crois ni aux saints ni aux salauds ; je crois aux circonstances.
Sofia est une fille à papa et on ne lui pardonnera jamais quand bien même elle serait une très grande artiste. Ce n’est guère plus juste que la Révolution, qui n’est qu’un crime de plus à ajouter à la longue liste de ceux de l’humanité.
Tout n’est que perspective. Il suffit de changer d’échelle pour atteindre tels ou tels cieux.
Ils sont toujours assez bleus ou noirs.
Quelques chapitres...
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