vendredi 9 juin 2006
Il pourrait constituer le dernier bouton de ce bouquet de roses hivernales. Si je devais, pour une raison ou une autre, mettre un terme à ce JIACO, un billet de cette nature ferait l'affaire en guise d'adieu.
Nous n'en sommes pas là.
Scorsese est un de mes cinéastes fétiches. Il ne s'est jamais limité à une forme d'expression, à un genre cinématographique défini. Il n'a pas de genre, à vrai dire. Il est au-delà de ce qui peut apparaître soit comme une mesquinerie soit comme une impossibilité ou un aveu d'impuissance. Mais il possède mieux que ça : un style, qu'il s'exprime dans des oeuvres de vaste envergure cinématographique, pleines de bruit et de fureur, tel Gangs of New York ou encore Aviator, ou dans des oeuvres plus dures et intimistes, avec un esthétisme moins affirmé mais tout aussi prégnant, tel ce film-ci. Le fil conducteur, s'il faut le tirer, serait peut-être une forme de violence sourde à l'égard de soi et des autres, une tristesse existentielle et une solitude (urbaine dans ce film).
Scorsese est un passeur. Il suffit pour s'en convaincre de regarder son magnifique voyage à travers le cinéma américain et italien.
J'ai découvert Taxi driver, après mon voyage à New York, qui fut la grande Aventure de ma vie jusqu'à ce jour, car je n'ai rien d'un globe-trotter. J'ai horreur de bouger ; cela tient quasiment de la pathologie. Mais ce ne sera pas la dernière plongée ou contre-plongée hors de mes frontières intimes. J'ai le sentiment qu'il faut se faire violence malgré ses faiblesses. Les miennes sont chroniques. Est-ce pour cette raison que je comprends si bien le héros auquel De Niro, ce génie acteur, donne vie et presque mort ?
L'empreinte de l'Etranger de Camus ou de la Nausée de Sartre dans ce film est flagrante. Absurdité du monde et des êtres qui sont sourds au mal-être "des gens". Paul Schrader avait lu ces deux livres, suite à une déception sentimentale, qui lui avait fait arpenter, de nuit, les rues de New York. Tout le monde sait que les chagrins d'amour sont de mauvais gardiens pour le sommeil ; le bonheur, lui, est un bouffeur d'insomnies.
Le héros de ce film n'existe pas. Il se contente de vivre, de se déplacer d'un lieu à l'autre, dans la solitude et la violence urbaines d'une ville glauque, qui attend le crépuscule pour révéler son visage le plus sinistre. Il se veut aussi sourd ou absurde que le monde qui l'engloutit sans mot dire. Mais il se met en tête d'être amoureux. Mais il est gauche avec la jeune femme, qui le repousse, quand il l'emmène sans conscience de sa maladresse - habitué à la brutalité du monde qui l'habite et qu'il habite tout autant - dans un cinéma porno.
Cette rupture va le faire vaciller.
Le personnage est impossible à cerner si on cherche ses raisons. Il n'en a pas. Il est absence mais refuse de toutes ses forces ce vide. Sa cohérence tient à sa folie, qui n'est qu'excès de lucidité et qui le conduit nulle part.
Glauque.
Pour une fois, cet adjectif sera employé à bon escient. Glauque ne signifie pas, en premier lieu, la noirceur misérable et angoissée des bas-fonds mais la couleur de la mer. Pourtant cette ville est glauque par la marée humaine qui vient heurter son taxi jaune. Toute cette pourriture humaine - telle que la qualifie le narrateur-, de prostituées, de dealers, de gangsters, etc. est verte.
Le préambule du film est magnifique et le discours intérieur du narrateur saisissant. On ne peut qu'être en état de choc. La voix de De Niro et la musique de Bernard Hermann (mort juste après avoir achevé cette partition) se mêlent pour former la plainte monotone du monde.
Ce film est un monologue même lorsqu'il est dialogue. C'est un long suicide qui ne prend pas fin. Les dernières images du film sont une illustration possible du Mythe de Sisyphe de Camus. Il faut imaginer Sisyphe [remplacer par le nom qui vous agrée] heureux."
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"En ce moment même - c'est affreux - si j'existe, c'est parce que j'ai horreur d'exister. C'est moi, c'est moi qui me tire du néant auquel j'aspire : la haine, le dégoût d'exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m'enfoncer dans l'existence. Les pensées naissent par derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête... si je cède, elles vont venir la devant, entre mes yeux - et je cède toujours, la pensée grossit, grossit, et la voilà, l'immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence. " (Sartre, La Nausée)
Quelques chapitres...
Les roses du Pays d'Hiver
Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.
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