jeudi 31 août 2006
Je dois, à nouveau, cette découverte à une lectrice. Je suis sa très grande débitrice, car cette oeuvre est forte et ne vous laissera pas en paix, même après avoir refermé définitivement le livre.
Je lui demande, par avance, pardon de si mal parler de cette oeuvre envoûtante et brillante.
Passionnée par l'époque victorienne, je suis toujours prompte à me saisir des romans qui exploitent cette période bénie du Roman avec un regard contemporain ou faussement d'époque. Sarah Waters a parfaitement réussi à faire siennes les moeurs victoriennes, par exemple, et à nous entraîner dans l'illusion d'un roman écrit dans la verve de cette ère révolue, où raconter des histoires n'était pas une exception bénie.
Ce gros roman de presque 1150 pages ne vous rassasiera pas le moins du monde. Ne vous hâtez point. Prolongez le plaisir de l'abriter dans votre esprit, car sa présence massive vous fera bientôt défaut.
Les bons livres se désignent par les stigmates qu'ils laissent en nous. Ils nous hèlent, quelquefois, du passé qui les a vus naître et mourir le temps de la lecture, de leur existence éphémère, dont il ne reste que la trace vivace mais malgré tout bientôt estompée dans la mémoire du lecteur.
Michel Faber prend d'emblée une décision courageuse mais risquée : il transforme résolument son lecteur en voyeur, sans lui demander son avis. Nous sommes donc des spectateurs invisibles, transportés aussi aisément que des poupées en papier au coeur d'une histoire, celle qui lie quatre personnages principaux. Je vous les présente en coup de vent : Sugar, une prostituée à l'intellect exacerbé, William, un balourd cultivé et ambitieux, à la tête d'une entreprise florissante, qui va acheter Sugar, Sophie, la fille délaissée de William et Agnes, la femme de William, qui est presque un fantôme.
Il y a en Michel Faber quelque chose qui n'est pas étranger au livre de Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur... Toutefois, aucune perplexité ou complexité ne viendra rider la surface de la lecture. Le procédé d'injonction, qui était déjà celui de mon cher Tristram Shandy, est presque ici une politesse ironique à l'endroit du lecteur. L'abrupte fin du roman confirmera mon impression... Nous sommes d'abord aspirés par le livre et rejetés aussi vivement sur la grève de notre solitude, dépossédés tout à coup de cet univers où nous nous sentions en position de force et d'admiration.
Nous rencontrons ce livre et il nous congédie comme le fait le Maître des histoires, le vieux barbu, là-haut, ailleurs, nulle part...
Nous n'avons rien d'autre à faire qu'à ressentir et ce n'est pas peu !
Je lisais la critique d'un lecteur sur amazon.fr, qui se plaignait d'avoir été plongé dans la fange (la merde, le sperme, la pisse et la misère) et d'avoir souffert de ces réalités visqueuses et odoriférantes, d'avoir été malmené en quelque sorte. Si je suis pleinement d'accord avec sa description, je n'accepte pas cette conclusion car j'ai le sentiment d'avoir été privilégiée, d'avoir pu me glisser dans les pensées et la réalité concrète des divers personnages. Ce roman est charnu et palpable et, bien que sa fonction ne soit pas d'être réaliste, il y a moyen d'éprouver violemment nos sens au cours de ce voyage.
Ce roman, qui donne le beau rôle à la fiction, est tenaillé par un certain nombre d'images, qui ne laissent comprendre leur signification que peu à peu.
La maladie de peau de Sugar, l'ichtyose (la peau de poisson si vous préférez), est très symbolique. Cette permanente desquamation de son corps dit au moins deux choses : la mue progressive de Sugar, qui, de prostituée ne pensant légitimement qu'à sa sauvegarde personnelle, va se transformer, peu à peu, en mère pour une enfant qui n'est pas la sienne. Quelle belle surprise pour le lecteur que cet éveil d'un amour gratuit !
D'autre part, cette peau qui ne cesse de s'effriter, cette sécheresse qui l'habille de haut en bas, appelle quelque chose qui la nourrisse, l'irrigue, et la sauvegarde : l'amour, peut-être. Elle l'attend de la part de son bienfaiteur tout en ayant la lucidité de ne pas l'espérer, car elle sait la nature des hommes. Sa propension à se fondre dans les bains chauds, où elle trouve un apaisement provisoire, où sa peau se détend dans cet autre élément, rappelle probablement inconsciemment le liquide amiotique.
Sugar est devenue prostituée à cause de sa mère qui l'a vendue sans remords aux plus offrants et l'on ne peut ignorer à quel point elle n'a pas été aimée par sa propre mère. On est outrés par ce viol de l'enfance ; mais l'auteur ne nous laisse pas le temps de verser une larme, il nous presse d'avancer.
Lorsque Sugar rencontre la fille de William, Sophie, petite souris effrayée et confinée dans ses appartements, elle va se prendre, malgré elle, d'amour. Mais cette affection ne versera pas, là encore, dans la sentimentalité. On sent toutes les résistances inconscientes de Sugar, ses tentatives bouleversantes pour ne pas ressembler à sa propre mère, en lisant leur histoire.
Un des plus beaux personnages de ce livre est celui d'Agnes, la femme trompée de William. C'est un ange ridicule et émouvant. Réputée folle, alors que l'auteur nous précise, en passant, qu'une tumeur est logée dans son crâne. Petite bombe à retardement. Lorsque l'auteur nous offre spontanément cette information, dont il ne sera jamais fait usage dans le cours de l'histoire et qu'aucun personnage ne découvrira, il nous place un instant dans le secret des dieux pour, ensuite, nous renvoyer à notre position de spectateur / voyeur.
J'emploie à dessein ce mot et non celui de "lecteur" car le livre se déroule comme un film. Bien sûr, le train de la lecture s'arrête, ici ou là, quand il bute sur une formule élégante, mais la lecture se glisse en nous et nous dépossède de tout sens critique. Nous lisons et nous aimons beaucoup cela.
Pauvre âme tourmentée que cette Agnes, trop pure pour ce monde qui n'est pas le sien, prisonnière d'une société qui l'a rendue ignorante des choses les plus élémentaires, imbue de religion, qui rêve d'un autre corps, tandis que Sugar se régénère elle-même, mue après mue, plus forte car dotée d'un savoir puissant. Ces deux portraits de femmes sont construits parallèlement et ne se comprennent complètement que l'un par rapport à l'autre. Je gage que le titre original, The crimson petal and the white (Le pétal pourpre et le blanc) désigne au moins autant Sugar (aux cheveux roux) et William que Sugar et Agnes !
L'un des grands mérites de l'auteur est de n'avoir sacrifié aucun personnage au profit des principaux acteurs de ce drame. Il donne consistance, ne serait-ce que par quelques lignes ou souvenirs épinglés, à chacun d'entre eux. Qui peut oublier Caroline ? Il a su créer un univers cohérent et riches en odeurs et en couleurs, poussant le raffinement jusqu'à nous accorder une place de choix pour contempler tout ceci. Certains auteurs, très mesquins de n'offrir à leur lecteur qu'un misérable petit strapotin sur le côté, pourraient en prendre de la graine !
Michel Faber est l'enfant improbable de Dickens et de Zola, un conteur engagé, qui défend par son travail une idée du Roman qui n'a presque plus cours en France.
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