vendredi 2 novembre 2007
D'abord une image, qui vous prend le ventre, qui vous torture et vous apaise, celle du vent dans la végétation. Des plans d'une simplicité et d'une beauté irréelles.
Puis, une forêt s'ouvre, ou peut-être laisse-t-elle entrevoir un passage pour mieux prendre entre ses branches ceux qu'elle appelle.
Il n’est probablement pas sans raison si la forêt est tellement présente dans notre imaginaire collectif, eu égard aux contes et autres histoires d’enfance, douces ou abominables, souvent les deux à la fois. La forêt est notre mère à tous, l’une de nos deux matrices en tout cas, l’autre rivale, prétendante à cette genèse de l’humanité, étant la mer. Tandis que les airs, eux, sont faits pour la mort, pour l’envol de tout ce qui est trop léger en nous pour être uni à la matérialité pesante de l’humain. Et c’est ainsi que Peter Pan, parce que sa mère avait oublié de le peser put s’envoler, et c’est ainsi que Shelley qui, par ce qui semblerait presque défi, nomma le bateau auquel il dut sa mort par noyade, Ariel.
Etc.
La forêt est à la fois un lieu nourricier, un endroit vital, et un espace de perdition et de mort, mais aussi le moment spatialisé du passage, le symbole du rite initiatique. Traverser la forêt pour savoir ce que l’on est, véritablement, pour cela de quoi on est digne après avoir affronté le noir et l'inconnu. Et l’on songe aux dessins de William Degouve de Nuncques (mais pas exclusivement) qui ont inspiré la forêt anthropomorphique dans laquelle se perd Blanche-Neige. Mille images de forêt se superposent en nous, sur la rétine, sur la grosse lentille de l'imaginaire.
La forêt, c'est le lieu par excellence où les contraires se rencontrent et s’annihilent ; se frictionnent ici les contes issus de la tradition et nos propres angoisses, les peurs primaires qui germent dans les cauchemars d’enfance et laisseront en nous une trainée de terreur, le terreau de notre vie d’adulte où germeront des enfants et des histoires, que la mort moissonnera. La forêt est ainsi la plus belle image qui soit de l’inconscient humain. Elle contient toutes les images de mon existence.
La forêt, ne serait-ce que par son étymologie (foris), suggère une extériorité. Elle n’est pas en nous ; nous sommes en elle ou à sa lisière ; elle nous absorbe ou nous attire. C’est le lieu du conte, l’endroit où l’on taille une fenêtre à travers la broussaille, qui, une fois enjambée, permet de se retrouver dans le monde des histoires, dans la mémoire de l’enfance éternelle. On y abandonne les enfants et on les trouve sur la souche d’un arbre ou pris par les mousses. Il est des terriers et des nids dans les arbres, du latent (les racines, qui parfois émergent au bord de la conscience terrestre) et du manifeste (les arbres, la verdure, le ciel). La forêt est un être complexe et ambigu, vénéneuse et protectrice. La forêt est une femme qui a tous les âges et tous les visages. Nulle commune mesure, par exemple, entre la forêt d’Ashdown,
[Merci à ma Fauna, pour l'image.]
par exemple, et celle au fond de laquelle niche la sorcière de Hänsel und Gretel.
Il faut imaginer la forêt vivante, objet de tous les fantasmes et réceptacle de nos peurs les plus fondatrices. La forêt est peut-être plus sauvage et plus littéraire que le bois. Ici, l’imaginaire foisonne et l’on imagine les frères Grimm s’y promener.
Il faut lire l’œuvre monumentale de Robert Holdstock
pour se pénétrer de cette vérité de bois et de sève. Jamais de ma vie je n’ai lu des pages consacrées à la forêt, à la naissance des mythes, aussi poétiques et aussi dangereuses pour l’esprit. L’auteur accomplit un prodige. Tout à coup, au coeur de la lecture, les fils de votre âme se retrouvent tissés au lin d’une forêt devenue araignée et industrieuse. La forêt de Holdstock accouche des mythes qui perdurent dans les arrière-consciences des êtres qui la pénètrent.
Probablement cette impression de la forêt naturante est-elle partagée par les diverses cultures. C’est ainsi que je n’ai pas le sentiment de faire un contresens en considérant le très beau film de Naomi Kawase, La forêt de Mogari, sous cet angle à peine plus large que celui ouvert par le film lui-même.
Les films japonais sont souvent connus pour leur lenteur et celui-ci donne à la fois une impression de mouvements suspendus dans le vide et un sentiment de fuite à l’intérieur même de cette immobilité. Songez à Wagner, aux premiers instants de sa Walkyrie (dans la version dirigée par Furtwängler ou celle de Karayan, même si celle-ci est moins "mystique" que celle-là), lorsque bourdonne et s’avance un quelque chose tenu par une ligne de fuite, qui, elle, demeure stable. Le film se déploie tant formellement que du point de vue du contenu selon ce double mouvement paradoxal.
Un homme, dans une maison de retraite, qui crève la bulle d’un deuil qui dure depuis trente-trois ans (le moment où son aimée disparue va définitivement quitter la terre, dans cette conception japonaise de la mort) et qui se retrouve projeté hors de la poche amniotique du souvenir entretenu. Une jeune femme, qui a lâché la main de son fils, mort par ce défaut d’attention de quelques instants. Deux personnages qui vont se heurter sans pouvoir d’abord se rencontrer, sinon par le jeu de cache-cache,
qui est aussi celui qui s’organise entre les protagonistes et la nature. Mais c’est la forêt qui va les unir dans cette douleur de la perte et les réconcilier avec eux-mêmes, avec la mort qui devient vie, et la terre nourricière, qui donne au sommeil éternel sa protection.
Ce film n’est pas fait pour les discours et les analyses. C’est un appel, un cri en sol, qui vous traverse de part en part.
Mogari : le temps du deuil et le lieu du deuil. Mais aussi la fin du deuil. Précision étymologique, offerte à la fin du film.
Le site du film de Naomi Kawase.
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