dimanche 23 décembre 2007
Qu’attendaient-ils ?
De manger.
Petit-déjeuner à 7 h.
Déjeuner à midi.
Goûter à 15 h 30.
Dîner à 18 h 30.
C’est fou ce que ça mange un vieux, avec ou sans dents.
Et puis ils attendent aussi le courrier le matin ; le plus valide d’entre eux va chercher les lettres, en bas. C’est à la fois un privilège et la tâche la plus ingrate. Quand il n’y a pas de courrier, et il n’y en a pas souvent permettez-moi de vous le dire, ils attendent les visites l’après-midi. Ils sont avides de vous dès que vous pénétrez dans l'endroit. Vous passez devant eux le regard serré, tandis que leurs yeux vous palpent avec convoitise. Vous êtes de l'extérieur. Vous avez du prestige. Vous portez l'espoir, le saint sacrement des vivants.
Ensuite, ils attendent le lendemain.
La nuit est le moment redouté parce que l’attente est la plus longue, avec ou sans réveil à aiguilles fluorescentes. La nuit est un voyage sans guide. Ni chaud ni froid. Ni faim ni satiété. Je sais à peine si j’existe quand il fait noir. Il m’arrive même de me demander si je ne suis pas moi-même une sorte de nuit qui n’existerait que pour nous, nous les vieux, qui ne dormons pas. Je me confonds avec le néant des choses qui n'ont plus de noms. Je suis la dormeuse de la chambre 454. Je suis la dépouille d'une autre, qui portait manteau d'astracan et hauts talons et faisait valser les têtes des hommes, d'un homme.
Je me suis foutue par la fenêtre du quatrième étage, quand il est mort. Je me suis jetée dans le four de l'éternité, dans ce que j'espérais être la dernière nuit du monde. Mais je ne suis pas morte. On m'a ranimée et puis j'ai atterri ici. Le purgatoire sur terre. J'attends la prochaine station.
C’est à cet instant qu’on comprend que la vieillesse est vraiment terrifiante : quand on est clouté dans un endroit.
Avec ou sans enfant. C’est peut-être même pire quand on en a : ils vous poussent vers la sortie. Comme si ça allait de soi ; ils n’imaginent pas qu’on puisse s’offusquer. On a l’impression qu’on doit accepter sans rechigner une date limite de péremption. Toute sa vie, on attend des tas de choses, parfois même on les redoute ; quand on est vieux - et ça vous prend sans prévenir d’être vieux -, vous attendez toujours, parce que vous êtes habitués à cette pose, mais vous vous rendez compte que vous n’attendez plus rien d’autre que l’attente elle-même. Parce que, quand on perd cette envie de savoir la suite, on est perdu. Pour de bon. Pour les médecins et pour les enfants, qui sont à ce moment les rois de la fête. On ne meurt jamais que de lassitude. Pas de tristesse ou de désespoir. Simplement de fatigue. Il en faut beaucoup, vous savez, pour fatiguer un vieux. Être vieux, c’est comme d’étrenner une seconde enfance, mais sans la foi, avec un trou à la place de la mémoire. Tout s’écoule. C’est un robinet qui fuit. On écosse ses souvenirs et on se rend compte, finalement, qu’il n’y en pas cinq ou six sur plusieurs dizaines d’années vécues pour lesquels on serait prêts à échanger une heure de sa vie actuelle, aussi triste et prévisible soit-elle… Ça rend modeste d’être vieux. Être vieux signifie perdre, vivre au milieu de spectres, s’élimer comme un vêtement usé, ou avoir l’air d’un écusson qui se détache progressivement d’une veste, fil par fil. On ballotte. Tous mes amis sont morts, par exemple. Être orphelin à quatre-vingts ans n’inspire aucun apitoiement de la part des gens, pourtant ce n’est pas moins triste ou grave de l’être à cet âge qu’enfant… Les gens ne pensent pas, je crois bien…

[Photographie prise cet après-midi dans un mouroir comme un autre. La mort est très longue, aussi longue que cette embouchure, que cette langue de l'enfer.]

Je vous prie de me pardonner. J'avais prévu quelque chose de plus enjoué. Du sucré à gogo, comme les bordures de mes pages guimauve que vous pouvez toujours lécher, si vous êtes en hypoglycémie. Vous savez bien, je suis un joyeux drille. Je suis une midinette. J'ai du sucre glace plein les doigts et mes baisers sentent l'enfance, à condition de ne pas trop me respirer, car je pue également l'enfer, la merde et la mort. Il y a quelques personnes qui savent à quel point je ne suis pas fréquentable. J'ai la peste et cette maladie se nomme la conscience.
Le germe se développe lorsque l'adolescence ivre déchire le voile de Maya de l'enfance et proclame sa malédiction commune.
L'enfant croit et espère. Il ressent, mais il ne comprend pas.
Vous êtes tous atteints, jusqu'à un certain point, lorsque le faire semblant se craquelle suffisamment pour que l'on voit à travers les volets du futur.
Je suis une dame plus noire que vous ne le pensez. Je suis une exquise petite nihiliste. Non, je suis réaliste. Cela ne m'empêche pas de me bâfrer de l'existence. Ce sont les autres qui sont aveugles et cette cécité les arrange. Je me crève donc les yeux pour jouir de mon égoïsme en paix.
Mais, voyez-vous, aujourd'hui, rien n'y fait et j'ai la mort à la gorge, qui me bouffe le coeur, comme un chien enragé. J'aimerais avoir le talent de Céline ou de Zola pour vous dire l'horreur de ce Tartare, pour vous parler des habitants de ces tombes vermoulues, où pas un rai de lumière naturelle ne filtre. Ils sont tous crevés pour l'extérieur.
A quoi ça rime toute cette mort en suspension ? A quoi ça sert de vivre ? Hein, vous le savez ?
J'aimerais savoir vous dire pour que vous compreniez. J'aimerais que vous ayez mal, de cette douleur qui me brise en éclats, pour avoir moins mal. Il faut que vous imaginiez. Un espace géométrique qui sent le désaveu et l'incontinence. Un vilain cimetière de province, où chaque pensionnaire suinte l'asticot et la tristesse.
De longs couloirs atteints de lèpre.
Ô terreur. Un long ver qui sort du plafond. Une guirlande de Noël qui pend, ici et là. Image ridicule et pitoyable d'un ailleurs. Incohérence. Faire semblant, c'est cela que l'on nous demande ? Faire semblant de croire que tout est en ordre et normal, quand des êtres humains vivent dans des conditions pareilles ? Mes chiens et mes chats ont droit à plus d'égards, de tendresse et de luxe.
Je crois que ce sont les guirlandes qui m'ont donné l'envie de me pendre. En finir tout de suite, parce que je n'ai pas les tripes. Je vais dégueuler mon bonheur.
Je pose un pied, l'un devant l'autre.
Un petit carrelage, brisé par endroits, pour tout chemin de croix. Tout pue ici. J'ai envie de me tirer.
Une vieille, avec son déambulateur, qui hurle. "J'veux pisser !" Et elle se laisse aller devant moi. Cela éclabousse mes godasses. Ce n'est pas répugnant. C'est juste normal. La normalité est théorique et rassurante. C'est du statistique que l'on vous donne à bouffer.
Dieu est mort depuis bien longtemps et, s'Il ne l'était pas, il ne mériterait pas de vivre. Je me proposerais même pour lui faire la peau à cette ordure. Dieu à la potence et la vie avec. Qu'on en finisse ! Qu'on crève de dégoût de soi-même. Nous sommes tous coupables, moi la première. On paiera. Nous prendrons leur place quand ils seront pourris sous terre.
Si j'avais un coeur, un véritable coeur je veux dire, pas cette chose que l'on m'a greffée de force à la naissance, j'enlèverais cette dame - celle que je suis venue visiter - et je prendrais soin d'elle. C'est à ma portée. J'ai les moyens matériels de le faire. J'ai une grande maison.
Mais je n'ai pas de coeur.
Et ce qui me console, c'est que pas un être humain sur terre n'a de coeur, de véritable coeur. Un tel mécanisme d'horlogerie a peut-être existé jadis. Ou ce n'est qu'un mythe de l'âge d'or. Mais on l'a remplacé par un moteur plus sophistiqué : l'indifférence et le mépris.
L'efficience.
Savez-vous la raison de l'étrange disparition de cet organe ?
Le coeur était fait de cristal et il se brisait quand une émotion réelle l'habitait. Alors, ce n'était pas pratique.
Mais nos coeurs actuels sont faits d'un autre matériau et c'est pour cela qu'ils sont si durs et impénétrables. Réjouissons-nous de ce progrès.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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