samedi 5 novembre 2005
Le prince des philosophes.
Celui qui m'a offert l''amour de la philosophie.
Entendre sa voix, lire et relire ses livres, voilà ce qui me donne encore aujourd'hui la même ardeur que celle qui m'échauffait, lorsque j'avais 18 ans.
Jankélévitch traque le presque-rien et le je-ne-sais-quoi. Il est le penseur de l'infinitésimal, l'artiste de l'instant, l'orfèvre de la morale.

J'avais, il y a quelques années, rédigé mon mémoire de D.E.A. sous l'auspice de ses livres. "La tentation d'aimer" était le titre de ce travail.

S'il y a une seule image et un seul mot à retenir de la philosophie de Vladimir Jankélévitch, ce sont sans aucun doute "funambule", pour se souvenir du voltigeur qu'il était à sa manière, toujours à se blesser aux arêtes des mots et des concepts, et "acrobatie"[1], terme qu'il ne cesse d'évoquer au travers de son œuvre.
Jankélévitch était un acrobate, mimant les actes de l'être moral qu'il regardait afin de le comprendre, parce qu'il avait compris que l'homme moral et pur est insaisissable : on l'approche mais on ne le touche jamais, car le temps de se rendre compte que l'on est sincère ou d'en avoir le désir, on ne l'est déjà plus. Tel est le Paradoxe de la morale. L'acte moral est une acrobatie et celui qui le traque ne peut qu'adopter ses déhanchements et ses grimaces : entre Le pur et l'impur, entre l'instant et l'intervalle, entre la sincérité et la mauvaise foi, entre la tentation d'un don véritable et l'attente du merci, il y a à peine la place pour un amour véritable. La philosophie de Jankélévitch est une quête et il trace son chemin à l'aide d'un style musical, pour ne pas dire poétique, plus à même de suggérer des intuitions et des émotions que le concept, trop étriqué sans doute, a du mal à contenir.
Jankélévitch aimait parler des statues baroques — souvenir de sa jeunesse à Prague — des statues qui sont sur le bord, prêtes à tomber dans le vide, qui esquissent un mouvement vers quelque chose et qui sont figées dans leur élan. Ces statues symbolisent le mouvement même de la tentation, l'hésitation qui précède la chute ou le ressaisissement. C'est cette hésitation qui inspire, intrigue et fascine à la fois le philosophe. Jankélévitch est le penseur du je-ne-sais-quoi et du presque-rien, c'est-à-dire le philosophe de ce qui a à peine une existence et qui n'est visible qu'aux yeux de ceux qui savent lire entre les lignes, une réalité qui n'est perceptible que pour des sens exacerbés par l'inquiétude. L'amour véritable appartient à ce genre de réalité.
L'inquiétude et la fièvre caractérisent cette pensée qui se plie et se replie sur elle-même plus qu'elle n'avance vraiment vers un but. Le problème de Jankélévitch est celui d'une recherche de la pureté dans l'acte moral et dans l'amour. Sa possibilité et son impossibilité, son absence et son désir. Sa manière de concevoir la morale est "une manière pénélopéenne"[2]. Jankélévitch est le philosophe de l'instant ou plutôt de "l'instant infinitésimal", lieu où est susceptible d'apparaître (de "clignoter", comme il l'écrirait volontiers) le grain de pureté au sein de l'acte moral plus ou moins perverti, au cœur de "la vie, cette acrobatie de chaque minute, cet équilibre qui est un déséquilibre sans cesse ajourné"[3], puisque l'on n'arrête pas de sombrer dans le mal, l'égoïsme et, malgré tout, de se ressaisir : la majorité des hommes ne sont ni tout à fait bons ni tout à fait mauvais. Le saint - s'il existe - et le pur salaud, à l'échelle du genre humain, sont des exceptions. "Toute mauvaise intention, quand on creuse, se révèle bonne ; toute bonne intention, si on approfondit encore, se révèle mauvaise."[4] Or, si l'acte moral existe réellement, il ne peut exister que dans une durée ajustée à la faiblesse de l'homme, celle même du funambule qui ne peut demeurer longtemps sur sa corde sans tomber et se briser le cou. Cette durée, c'est celle de l'instant. Le temps de la tentation et de l'intention, peut-être… La tentation n'est pas toujours négative ; on peut même la penser positivement, quoiqu'en subvertissant un peu son sens premier, lorsqu'on contemple l'œuvre de Jankélévitch. En effet, l'acte moralement pur, qui apparaît là, ressemble à une tentation bonne, altruiste, qui échoue, parce que le sujet et l'acte s'embourbent dans la durée garante de l'identité du moi qui craint de se perdre en accueillant en lui l'altérité. De la morale à l'amour il n'y a quelquefois qu'un petit pas, étroit et fin comme le passage du "vous du respect au tu de l'amour"[5]. L'amour n'est au fond qu'une morale sublime, excessive.
L'amour dépasse les exigences de la morale, il demande encore plus ; il n'obtient pas nécessairement plus mais, lorsqu'il réussit mieux que la morale, lorsqu'il surmonte certains de ses échecs, il n'en demeure pas moins limité (par l'égoïsme). L'amour échoue toujours parce qu'il ne satisfait jamais tout à fait les exigences qui président à sa destinée. L'amour comme la morale n'est qu'une tension vers un absolu que, peut-être, personne n'atteint jamais et qui n'existe peut-être qu'à l'état d'idéal. Mais c'est ce mouvement asymptotique, celui du funambule qui n'en finit pas de glisser sur sa corde, d'une rive vers l'autre, qui a de l'importance. De même que dans l'acte moral qui échoue, c'est l'intention bonne qui a de la valeur, c'est la démarche (l'intention) de l'amour qui court après un amour absolu qui a de la valeur, pas ses arrêts en cours de route, ses retours en arrière et ses faux pas. L'intention bonne serait ce que Kant appellerait une maxime digne d'être universalisée, une maxime qui prendrait le bien d'autrui comme principe. Si l'intention a autant de valeur c'est peut-être parce que l'on considère que l'homme est originellement faible (égoïste) — comme un défaut de fabrication qui créerait en lui un dysfonctionnement — et que son échec final ne lui est pas imputable.
Si l'homme n'est entièrement responsable que de ses intentions, si l'amour absolu, à savoir un amour parfait, achevé, qui ne courrait pas après ce qui lui manque, n'existe qu'en droit, alors ce qui compte c'est de savoir si l'homme succombe ou non à la tentation d'aimer, à la tentation de l'altérité (ce qui se présente tel pour son identité), et, si tel est le cas, quelles sont ses intentions envers l'être aimé. Ce qui manque toujours à l'amour, c'est l'entière gratuité du don, la capacité de s'oublier, en un mot la dévotion[6]. En effet, l'intention succède à la tentation comme la chute, d'une certaine manière, succède à la perte d'équilibre : la tentation implique en elle même une altération dans le sujet qui l'éprouve et une forme de menace pour l'identité de celui qui est ébranlé[7] par cette tentation, qu'il y succombe ou non. L'intention est le premier mouvement de l'acte qui s'accomplit, qui va s'accomplir, mais qui finalement est déjà commencé dans les premiers frémissements de la tentation.

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