samedi 5 novembre 2005
C'est pourquoi par le mot "chute" nous entendons déjà le premier mouvement de l'être qui est fléchi par la tentation, le pied du funambule qui dérape dans le vide. Comment l'être en vient-il à chuter véritablement dans l'altérité (à aimer), à laisser s'effriter son identité, à ne pas réagir devant cette menace qui pèse sur son intégrité ? La chute est l'effet d'une tentation à laquelle on ne peut résister: tentation de vivre ou de mourir, tentation d'aimer ou de haïr, tentation de l'infidélité et du mensonge ou de l'aveu, tentation du pardon ou de la rancune, tentation de la parole qui brise le silence, tentation du délire... Si l'étude de l'amour conçu comme une tentation nous donne le moyen de saisir l'essence de l'amour (et non de ses seules propriétés, comme Spinoza le reprochait à Descartes) et de son cortège de plaisirs et de maux, parfois, il faut considérer la "tentation" dans un sens à la fois positif et négatif, et non dans la seule inclination au mal qu'on lui prête la plupart du temps. La vie de l'homme n'est qu'une succession de chutes, à moins que tout ne soit qu'une chute sans fin : de la chute dans la vie (celle du nouveau-né hors du ventre maternel) à la chute dans la mort, volontaire ou non, en passant par la chute dans l'amour (la chute première) et par toutes les chutes que ce sentiment implique. L'amour n'est pas un état stable, il est, lui aussi, à l'instar de l'être tenté dans l'entre-deux : entre poros et pénia, bienheureux ou malheureux et perdu, concupiscent ou bienveillant... Action ou passion, si l'on considère qu'il y a une différence entre "aimer" et "être amoureux" : celle de l'acte et de l'état.Naître (et vivre), aimer et mourir sont à leur manière autant de chutes, passages divers d'un état à un autre, d'une identité à une forme d'altérité.Chutes plus ou moins conscientes plus ou moins volontaires. Or, s'il apparaît aisé (peut-être à tort) de comprendre l'avant et l'après de la chute, parce qu'ils donnent l'impression d'être des états stables, la chute en elle-même est peu facile à saisir dans son essence. Quand débute-t-elle, quand s'achève-t-elle ? Entre la tentation et l'intention ? après ? Les médiations de la chute nous échappent, comme d'ailleurs le moment précis où la tentation se mue imperceptiblement en chute. Le temps ou la durée de la tentation (et par conséquent de la chute éventuelle) ne sont pas clairement définis. La chute se présente peut-être comme un événement (là encore il conviendrait de définir ce terme) qui relève de l'infinitésimal, entre le non-encore et le déjà-plus jankélévitchiens. Si la chute s'exerce dans le temps, peut-être conviendrait-il de distinguer les trois temps susceptibles de concerner l'être humain : l'éternité à laquelle il aspire et dont l'idée même limite sa propre durée d'existence, la temporalité qui serait le temps empreint de subjectivité dans lequel il évolue (le temps que l'on ne voit pas passer, le temps qui semble long ou court...) et le temps-mesure, étalon objectif qui égrenne les heures, lesminutes… Quel est le temps de la chute ? La chute est-elle situable dans le temps et que nous apprend sa durée sur la tentation d'aimer ?La tentation qui, dans son premier sens, désigne un mouvement intérieur qui incite au mal a aussi le sens, si l'on se réfère à son étymologique latine (temptare) d' "attaque de maladie" et d' "essai", d' "expérience". La tentation incite au mal puisqu'elle indique un mouvement vers ce qui est susceptible de nous corrompre. Or, dans une certaine mesure, on retrouvera aussi ce sens dans la tentation d'aimer, qui se révélera une incitation à se perdre… Par extension, le mot se dit alors de tout ce qui incite à une action en éveillant le désir, et, jusqu'au XVIIe siècle il a été employé au sens d'essai en concurrence avec tentative (source : Robert historique de la langue française). C'est dans son sens étymologique que nous prendrons le mot "tentation" pour décrire ce que nous pensons être la seule existence réelle de l'amour véritable. Le nerf de la tentation est le désir : le désir peut être défini d'un point de vue philosophique comme l'envie d'assimiler une chose ou un être ou de s'incarner en cet être, ou encore de se projeter dans une situation. En ce sens, le désir est manifestation d'existence (ex-sistere : sortir de soi), alors que l'on peut vivre (d'une vie organique simplement ou d'une vie humaine, mais machinale) sans se compromettre dans l'existence, au sens où Cioran parlait de La tentation d'exister, c'est-à-dire négliger notre nature organique, destinée à périr, pour s'inventer une nature idéale en quête de pérennité. Aimer est la tentation d'existence par excellence, puisqu'elle en vient à négliger (à oublier presque) sa propre vie pour s'incarner dans quelque chose de plus haut, de plus noble que le corps, un sentiment, une exigence morale, un rêve ou une volonté d'absolu ; mieux, on oublie parfois sa propre existence pour tenter de se fondre dans l'existence d'un autre. Si l'on envisage la tentation par le biais du désir ou de la tendance, elle apparaît alors comme une sorte de tropisme, d'attraction vers ce qui constitue, peut-être, pour nous, un centre de gravitation.Aimer revient alors à se satelliser, à tourner dans l'orbite de l'aimé."[1] Les mots "acrobatie", "pointe" et "tangence" sont parmi les mots les plus utilisés dans l'œuvre de Jankélévitch. Ils semblent à eux seuls évoquer la démarche hésitante du funambule, qui se déplace sur la pointe des pieds, et essaie de se tenir droit, en tangence avec la corde qui supporte ses petits pas, et parfois ses faux pas. Comment ne pas voir dans ce spectacle une suggestion de la démarche claudicante de l'être moral, écartelé entre son pouvoir fini et son devoir infini ? L'homme n'est qu'un être imparfait et qui pourtant est tiré hors de cette imperfection, hors de lui-même, par une exigence morale qui s'impose à lui. Cet impératif est la corde raide sur laquelle se déplace l'acrobate, une corde qui relie les deux mondes auxquels il a des comptes à rendre : celui de la sensibilité, où il se vautre dans un égoïsme et un narcissisme fortifiant le moi et celui de la morale qui a la splendeur du "ciel étoilé" et l'incline vers autrui.[2] Expression de Béatrice Berlowitz dans son entretien avec Jankélévtitch in Quelque part dans l'inachevé, éd. Gallimard, 1978, p.29.[3] Quelque part dans l'inachevé, p.20.[4] L'innocence et la méchanceté,éd. Champs-Flammarion, p. 159.[5] V. Jankélévitch, Traité des vertus II, Les vertus et l'amour, éd. Champs-Flammarion, 1986, p. 105-119.[6] Cf. Descartes, Les passions de l'âme, article 83, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p .733-734 : "On peut, ce me semble, avec la meilleure raison, distinguer l'amour par l'estime qu'on fait de ce qu'on aime, à comparaison de soi-même ; car lorsqu'on estime l'objet de son amour moins que soi, on n'a pour lui qu'une simple affection ; lorsqu'on l'estime à l'égal de soi, cela se nomme amitié ; et lorsqu'on l'estime davantage, la passion qu'on a peut être nommée dévotion."[7] Cet ébranlement manifeste l'inquiétude, lieu où se loge le souci moral de l'amant, dont nos parlerons bientôt."
Le prince des philosophes.
Celui qui m'a offert l''amour de la philosophie.
Entendre sa voix, lire et relire ses livres, voilà ce qui me donne encore aujourd'hui la même ardeur que celle qui m'échauffait, lorsque j'avais 18 ans.
Jankélévitch traque le presque-rien et le je-ne-sais-quoi. Il est le penseur de l'infinitésimal, l'artiste de l'instant, l'orfèvre de la morale.

J'avais, il y a quelques années, rédigé mon mémoire de D.E.A. sous l'auspice de ses livres. "La tentation d'aimer" était le titre de ce travail.

S'il y a une seule image et un seul mot à retenir de la philosophie de Vladimir Jankélévitch, ce sont sans aucun doute "funambule", pour se souvenir du voltigeur qu'il était à sa manière, toujours à se blesser aux arêtes des mots et des concepts, et "acrobatie"[1], terme qu'il ne cesse d'évoquer au travers de son œuvre.
Jankélévitch était un acrobate, mimant les actes de l'être moral qu'il regardait afin de le comprendre, parce qu'il avait compris que l'homme moral et pur est insaisissable : on l'approche mais on ne le touche jamais, car le temps de se rendre compte que l'on est sincère ou d'en avoir le désir, on ne l'est déjà plus. Tel est le Paradoxe de la morale. L'acte moral est une acrobatie et celui qui le traque ne peut qu'adopter ses déhanchements et ses grimaces : entre Le pur et l'impur, entre l'instant et l'intervalle, entre la sincérité et la mauvaise foi, entre la tentation d'un don véritable et l'attente du merci, il y a à peine la place pour un amour véritable. La philosophie de Jankélévitch est une quête et il trace son chemin à l'aide d'un style musical, pour ne pas dire poétique, plus à même de suggérer des intuitions et des émotions que le concept, trop étriqué sans doute, a du mal à contenir.
Jankélévitch aimait parler des statues baroques — souvenir de sa jeunesse à Prague — des statues qui sont sur le bord, prêtes à tomber dans le vide, qui esquissent un mouvement vers quelque chose et qui sont figées dans leur élan. Ces statues symbolisent le mouvement même de la tentation, l'hésitation qui précède la chute ou le ressaisissement. C'est cette hésitation qui inspire, intrigue et fascine à la fois le philosophe. Jankélévitch est le penseur du je-ne-sais-quoi et du presque-rien, c'est-à-dire le philosophe de ce qui a à peine une existence et qui n'est visible qu'aux yeux de ceux qui savent lire entre les lignes, une réalité qui n'est perceptible que pour des sens exacerbés par l'inquiétude. L'amour véritable appartient à ce genre de réalité.
L'inquiétude et la fièvre caractérisent cette pensée qui se plie et se replie sur elle-même plus qu'elle n'avance vraiment vers un but. Le problème de Jankélévitch est celui d'une recherche de la pureté dans l'acte moral et dans l'amour. Sa possibilité et son impossibilité, son absence et son désir. Sa manière de concevoir la morale est "une manière pénélopéenne"[2]. Jankélévitch est le philosophe de l'instant ou plutôt de "l'instant infinitésimal", lieu où est susceptible d'apparaître (de "clignoter", comme il l'écrirait volontiers) le grain de pureté au sein de l'acte moral plus ou moins perverti, au cœur de "la vie, cette acrobatie de chaque minute, cet équilibre qui est un déséquilibre sans cesse ajourné"[3], puisque l'on n'arrête pas de sombrer dans le mal, l'égoïsme et, malgré tout, de se ressaisir : la majorité des hommes ne sont ni tout à fait bons ni tout à fait mauvais. Le saint - s'il existe - et le pur salaud, à l'échelle du genre humain, sont des exceptions. "Toute mauvaise intention, quand on creuse, se révèle bonne ; toute bonne intention, si on approfondit encore, se révèle mauvaise."[4] Or, si l'acte moral existe réellement, il ne peut exister que dans une durée ajustée à la faiblesse de l'homme, celle même du funambule qui ne peut demeurer longtemps sur sa corde sans tomber et se briser le cou. Cette durée, c'est celle de l'instant. Le temps de la tentation et de l'intention, peut-être… La tentation n'est pas toujours négative ; on peut même la penser positivement, quoiqu'en subvertissant un peu son sens premier, lorsqu'on contemple l'œuvre de Jankélévitch. En effet, l'acte moralement pur, qui apparaît là, ressemble à une tentation bonne, altruiste, qui échoue, parce que le sujet et l'acte s'embourbent dans la durée garante de l'identité du moi qui craint de se perdre en accueillant en lui l'altérité. De la morale à l'amour il n'y a quelquefois qu'un petit pas, étroit et fin comme le passage du "vous du respect au tu de l'amour"[5]. L'amour n'est au fond qu'une morale sublime, excessive.
L'amour dépasse les exigences de la morale, il demande encore plus ; il n'obtient pas nécessairement plus mais, lorsqu'il réussit mieux que la morale, lorsqu'il surmonte certains de ses échecs, il n'en demeure pas moins limité (par l'égoïsme). L'amour échoue toujours parce qu'il ne satisfait jamais tout à fait les exigences qui président à sa destinée. L'amour comme la morale n'est qu'une tension vers un absolu que, peut-être, personne n'atteint jamais et qui n'existe peut-être qu'à l'état d'idéal. Mais c'est ce mouvement asymptotique, celui du funambule qui n'en finit pas de glisser sur sa corde, d'une rive vers l'autre, qui a de l'importance. De même que dans l'acte moral qui échoue, c'est l'intention bonne qui a de la valeur, c'est la démarche (l'intention) de l'amour qui court après un amour absolu qui a de la valeur, pas ses arrêts en cours de route, ses retours en arrière et ses faux pas. L'intention bonne serait ce que Kant appellerait une maxime digne d'être universalisée, une maxime qui prendrait le bien d'autrui comme principe. Si l'intention a autant de valeur c'est peut-être parce que l'on considère que l'homme est originellement faible (égoïste) — comme un défaut de fabrication qui créerait en lui un dysfonctionnement — et que son échec final ne lui est pas imputable.
Si l'homme n'est entièrement responsable que de ses intentions, si l'amour absolu, à savoir un amour parfait, achevé, qui ne courrait pas après ce qui lui manque, n'existe qu'en droit, alors ce qui compte c'est de savoir si l'homme succombe ou non à la tentation d'aimer, à la tentation de l'altérité (ce qui se présente tel pour son identité), et, si tel est le cas, quelles sont ses intentions envers l'être aimé. Ce qui manque toujours à l'amour, c'est l'entière gratuité du don, la capacité de s'oublier, en un mot la dévotion[6]. En effet, l'intention succède à la tentation comme la chute, d'une certaine manière, succède à la perte d'équilibre : la tentation implique en elle même une altération dans le sujet qui l'éprouve et une forme de menace pour l'identité de celui qui est ébranlé[7] par cette tentation, qu'il y succombe ou non. L'intention est le premier mouvement de l'acte qui s'accomplit, qui va s'accomplir, mais qui finalement est déjà commencé dans les premiers frémissements de la tentation.

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