vendredi 20 janvier 2006
Petite histoire, sans queue ni tête, qui a des allures de private joke. Comprenne qui pourra...
Qui a tué Maisie ?
Ce fut le dernier Noël que tout le monde passa avec Maisie. Une fois encore, elle ne facilita rien. Ensuite, personne ne la revit, et la plupart de ceux qui l’avaient connue s’attardèrent quelques mois dans un demi-deuil, partagés sans doute entre plusieurs sentiments également inavouables, mais nullement contradictoires. Puis, en un rien de temps, son souvenir se tanna et se lustra comme une peau de daim dans la mémoire. Chez certains, elle rapetissa suffisamment pour loger dans leur tête, durcit et prit la forme d’une sorte de kyste ou de petit pois en métal. Chez les autres, il ne resta d’elle qu’une image figée, dure, et étroite qui ne lui rendait pas complètement hommage. Je ne la plaindrai pas ; elle ne méritait pas mieux que d’être réduite à l’état de croûte psychique. On ne la gratterait pas, surtout pas, et elle finirait bien par s’estomper. Il était néanmoins trop tard pour effacer ses traces : tout le monde avait eu à souffrir d’elle et personne n’est enclin à pardonner au point d’oublier. Combien d’hommes ou de femmes peuvent, à la fin de leur existence, se vanter d’avoir autant compté pour les autres ? La postérité n’appartient qu’aux tyrans. En vérité, pas un ne l’avoua, pourtant bien peu s’était habitué à elle, et son départ fut un soulagement pour tous. Je ne dis pas qu’elle n’était pas aimée – ce qui serait sans compter sur la volonté solide et têtue de la communauté protestante à laquelle elle appartenait. Seulement, j’ignore qui aurait eu le courage et l’envie de voir dans ces quarante-trois kilogrammes autre chose qu’un monstre. On s’accordait sur cette définition qui n’avait pas besoin d’être soufflée pour être implicitement partagée par tous. Ce pompeux « tous » désignant la famille et les autres, la petite ville. Certains prétendirent qu’elle avait été enlevée par la même personne qui s’en était pris aux « enfants de Dickens ».
En effet, l’an passé, un détraqué avait enlevé cinq gosses qu’il avait dégustés à la petite cuillère, après avoir ramolli leur corps faisandés dans un bain composé de jus de citron, de gingembre en poudre et d’un autre aromate dont je tairai le nom, et digérés. Il prétendait que les événements de l’hiver dernier s’étaient produits ainsi. Tous les enfants avait en commun de porter un prénom qui avait eu la faveur du romancier anglais, dans l’un ou l’autre de ses romans. On avait su le fin mot de l’histoire, parce que quelqu’un l’avait racontée aux journaux. A ce jour, l’ogre n’était toujours pas arrêté et son goût pour Dickens semblait s’être affadi : il restait une Estella et un David dans les environs que rien n’était venu inquiéter, sinon dans leurs cauchemars. Rien ne prouvait les dires de l’homme qui avaient envoyé sa confession, ni ne les infirmaient. Qui sait, peut-être un journaliste avait-il inventé la lettre et le reste ? Quoi qu’il en fût, les parents concernés s’étaient fait rapidement à l’idée. Il est toujours plus facile d’adopter une conclusion de ce genre que de patauger dans le doute. Vivre est une entreprise qui exige un nombre minimum de certitudes. Moi, je n’ai jamais tout à fait cru à ces conclusions hâtives. Il y a des tas de gens qui disparaissent volontairement chaque année. Ils ont leurs raisons. Mais, bizarrement, lorsqu’il s’agit d’une enfant, les gens s’attendent toujours au pire. Comme si une fille de douze ans, justement, n’était pas capable du pire. Ceux-là ne connaissaient pas Maisie autant que moi. Elle ne se volatilisa pas à cause de son prénom. Le responsable ne fut, cette fois-ci, ni un lecteur attentif de Henry James ni un maniaque. A moins que vous ne me caractérisiez d’après ces attributs restrictifs. Maisie, elle, n’aurait pas hésité : elle allait vite en besogne.
La première nuit, elle refusa de se laisser faire. Elle ne m’imaginait pas capable des cruautés dont je lui fis la promesse à l’oreille, alors qu’elle était allongée, prise en sandwich entre le sommeil et le matelas, la tête pantelante, les narines dépassant jusque ce qu’il faut du lit. Malgré l’inconfort de sa position, son visage était froid et son air triomphant – je le lus dans ses yeux de fauve. Maisie n’était pas une enfant comme les autres, je le répète, sinon je n’aurais pas eu besoin d’égorger un chat devant elle et de l’obliger à téter quelques cuillères à soupe de son sang. C’était d’ailleurs son chat préféré. Un enfant sensible croit aux histoires qu’on lui raconte mais celle-ci avait toujours besoin de beaucoup de preuves et de détails précis. Elle savait pourtant mon tempérament laconique. Elle aimait forcer les réserves des gens, par vice, et plus encore par bravade. Maisie n’avait pas de cœur et, après quelques semaines passées en sa compagnie, je pus constater également qu’elle était capable de souffrir très longtemps. Sa peau était aussi dure que ses yeux étaient secs. Elle triompherait une nouvelle fois si je n’y prenais pas garde. Maisie était née pour vaincre et elle avait deviné que je faisais partie de la catégorie des gens qu’on dit faibles, alors qu’ils ne sont que gentils ou à moitié éveillés aux subtilités des êtres faits. La cruauté n’était pas chez elle quelque chose de décidé et d’élaboré, mais une manière d’être qui lui était aussi naturelle que le fait de respirer. Je suppose que ce fait était acquis pour la majorité et que la détestation sourde qu’elle provoquait autour d’elle ne s’affirmait pas à cause de cette lacune de son caractère.
J’ai détesté cet enfant, le jour où elle est venue au monde. Je crois même que je haïssais déjà avant qu’elle ne fût conçue. Vous pourriez penser que ma haine était impersonnelle et arbitraire. Je m’insurge contre une affirmation forgée par des ignorants. Maisie était une sale créature. Si personne ne le disait – il n’est pas convenable de dire du mal des enfants, et encore moins de leur porter des sentiments excessifs -, le village entier le pensait et il ne se trouva pas une âme pour la pleurer, même quand on su ce qu’elle avait dû endurer pendant trois ans, même lorsque la communauté se rendit à son enterrement. Dès que l’idée de cet enfant avait envahi le cerveau de ses parents, la rupture entre leurs rêves feutrés et la réalité était consommée. Ils n’apprivoisèrent plus aucun de leurs désirs communs. Le jour de sa naissance, sa mère tenta de se suicider, et son père prit la première cuite de son existence.
Maisie était belle. Elle paierait pour ça également. Je me doute qu’il se trouvera quelqu’un pour la plaindre et juger mon châtiment avec sévérité. Mais qui n’a pas connu Maisie ne sait rien et ne peut rien. Elle n’avait que dix ans lorsque je pressentis que mon destin était de tuer Maisie. J’avais 30 ans : l’âge des doutes, et pas encore celui des regrets ; j’étais mûre pour mes premiers égarements. Je n’avais jamais été très en avance sur les autres et c’est pourquoi j’avais mis tant d’ardeur et d’empressement à épouser Melville Wilson, le jour même de mes dix-huit ans. Une dévergondée aurait pu faire mieux, mais j’avais une bonne réputation. Le garçon avait des lèvres pleines, des yeux dorés et un corps robuste. J’aimais les frissons que son image mentale produisait sur mon corps curieux de drôles de frissons. C’était tout. A l’époque, cela me paraissait suffisant.
Lorsque le deuxième homme – je devrais dire le premier, car n’était qu’un garçon malfait - vint s’installer dans la région, j’oubliai tout ce que je n’étais pas, et je redevins plus jeune de dix ans. Je n’avais jamais approché de personne célèbre. Il est incontestable que j’aimais autant ceux qu’il avait incarnés sur les écrans de cinéma pendant quarante ans que sa silhouette d’homme désormais solitaire. Maisie lui tournait autour et l’homme souriait sans s’en rendre compte, à la manière dont on sourit involontairement devant une scène qui ne nous plaît pas vraiment.
Les moyennes sont trompeuses. Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elles n’ont pas leur utilité, mais elles taisaient trop de choses : mes grands espoirs et mes joies subreptices. Je me résous malgré tout à un constat général : la plupart du temps, huit centimètres nous séparaient. Parfois, il y avait des jours fastes où j’étais à moins de trois centimètres de lui, de sa main ou de son épaule, par exemple. Les mauvais jours, je me contentais d’apercevoir un fragment de sa peau à travers la texture déchirée et bigarrée de la foule du marché. Bien sûr que la situation ne m’agréait pas. Mais j’étais d’une nature raisonnable. Nos relations auraient pu être pire. S’il n’était pas venu j’aurais été réduite à l’imaginer. Or, je savais que ce que j’inventerais sur ses habitudes et ses comportements n’aurait quasiment aucune chance de tomber juste. Et puis il n’y aurait eu aucun moyen de vérifier par la suite. Je refusais de l’aimer dans le vide, de fonder mon admiration sur des erreurs. J’avais besoin de le contempler à mon aise. Je compulsais les moindres détails qu’il laissait traîner dans les conversations ou les regards attentifs du public. Je l'estimais certainement, sinon je ne l’aurais pas suivi tous ses déplacements. L’aimer, je n’étais pas absolument sûre. Peut-être était-ce le seul remède que j’avais trouvé à l’absence d’émotions que dix ans d’une vie conjugale, non pas malheureuse, mais déraisonnablement et résolument ennuyeuse, m’avait octroyée. En outre, je n’arrivais pas à me débarrasser de l’odeur du sang.
Oui, mon époux était boucher. J’avais oublié ce détail.
Rien au monde n’aurait pu détacher l’envie que j’avais de ses pensées et de son être tout entier. Les mains qu’il posa sur les manches de mon pull de laine décati furent la plus précieuse sensation que m’offrit un être. Je me doutais qu’il n’éprouverait rien de noble ni de profond pour une fille avec une tête aiguë de souris, je ne l’espérais pas, je le ne regrettais pas. J’aimais cette aube de solitude que son silence d’homme blessé ouvrit, pour moi, ce jour-là, sous la grande table de son bureau. Je compris qu’il affectionnait l’ambiguïté de notre relation, et qu’il mesurait avec plaisir et gravité le pouvoir qu’il avait sur moi.
Il n’y eut jamais de paroles échangées entre nous. Pour quoi faire ? Il n’y avait aucune explication raisonnable à nos rendez-vous dans le souterrain improvisé.
Les plinthes sont aux maisons ce que le post-scriptum est aux lettres, ou les notes de bas de pages aux livres : le refuge de tous les secrets et de toutes les malpropretés qui nous échappent.
Maisie me contempla et coula son regard en direction de la plinthe. Devant le désarroi que mon visage exprimait, elle éclata de rire et s’enfuit joyeusement. Je ne revins plus au Manoir et j’appris que l’homme avait regagné son ancienne vie qu’il n’avait quittée que dans mon imagination indocile. Le lendemain, personne ne revit Maisie. On crut qu’il s’était enfui avec elle ou qu’elle l’avait suivie. Les faits démentirent la rumeur.
J’ai tué Maisie. J’en avais le droit, non pas au regard de la loi, mais en vertu de mon rôle : elle était mon enfant, ma fille aînée, mon unique enfant.
Quelques chapitres...
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- Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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