vendredi 3 février 2006
Sartre a écrit dans L’être et le néant des lignes d’une grande profondeur psychologique concernant la liberté et la facticité, nous retiendrons ce qui suit : «L’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec. Le cœfficient d’adversité des choses est tel qu’il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il "obéir à la nature pour la commander", c’est-à-dire insérer son action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu’il ne paraît "se faire", l’homme semble "être fait" (…) Le cœfficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin, que surgit ce coefficient d’adversité. (…) Ainsi, bien que les choses brutes (ce que Heidegger appelle les "existants bruts") puissent dès l’origine limiter notre liberté d’action, c’est notre liberté elle-même qui doit préalablement constituer le cadre, la technique et les fins par rapport auxquels elles se manifesteront comme des limites. Si le rocher, même, se révèle comme "trop difficile à gravir", et si nous devons renoncer à l’ascension, notons qu’il ne s’est révélé tel que pour avoir été originellement saisi comme "gravissable" ; c’est donc notre liberté qui constituera les limites qu’elle rencontrera par la suite. Certes, après ces remarques, il demeure un residuum innommable et impensable qui appartient à l’en-soi considéré et qui fait que, dans un monde éclairé par notre liberté, tel rocher sera plus propice à l’escalade et tel autre non. Mais loin que ce résidu soit originellement une limite de la liberté, c’est grâce à lui – c’est-à-dire à l’en-soi brut, en tant que tel – qu’elle surgit comme liberté. Le sens commun conviendra avec nous, en effet, que l’être dit libre est celui qui peut réaliser ses projets. Mais pour que l’acte puisse comporter une réalisation, il convient que la simple projection d’une fin possible se distingue a priori de la réalisation de cette fin. S’il suffit de concevoir pour réaliser, me voilà plongé dans un monde semblable à celui du livre, où le possible ne se distingue plus aucunement du réel. Je suis condamné dès lors à voir le monde se modifier au gré des changements de ma conscience, je ne peux pas pratiquer, par rapport à ma conception, la "mise entre parenthèses" et la suspension du jugement qui distingueront une simple fiction d’un choix réel. L’objet apparaissant dès qu’il est simplement conçu ne sera plus ni choisi ni seulement souhaité. La distinction entre le simple souhait, la représentation que je pourrais choisir et le choix étant abolie, la liberté disparaît avec elle. (…)»
Ce qui doit être retenu est l’idée que la liberté se crée ses propres obstacles par sa nature même. L’évitement, qui témoigne de notre volonté de ne pas affronter l’échec, possible ou nécessaire, d’une situation donnée ou imaginée est pourtant ce qui donne à cet échec possibilité d’exister. « En sorte que les résistances que la liberté dévoile dans l’existant, loin d’être un danger pour la liberté, ne font que lui permettre de surgir comme liberté. Il ne peut y avoir de pour-soi libre que comme engagé dans un monde résistant. En dehors de cet engagement, les notions de liberté, de déterminisme, de nécessité perdent jusqu’à leur sens. »
Sans négation de la liberté ou résistance des êtres et des choses, comment la liberté pourrait-elle s’affirmer ? L’homme sait qu’il est libre uniquement parce qu’il ne l’est pas toujours ou ne se sent pas comme tel toujours. Il ne peut se distinguer du monde qui l’entoure que par la force de résistance, par la force contraire qui est opposée à la sienne et qui la soumet ou se soumet à elle. Sartre relève un contre-argument possible à cette manière de concevoir qu’il s’empresse de détruire : « Montrer que le coefficient d’adversité de la chose et son caractère d’obstacle (joint à son caractère d’ustensile) est indispensable à l’existence d’une liberté, c’est se servir d’un argument à double tranchant car s’il permet d’établir que la liberté n’est pas dirimée par le donné, il indique d’autre part quelque chose comme un conditionnement ontologique de la liberté. Ne serait-on pas fondé à dire, comme certains philosophes contemporains : sans obstacle, pas de liberté ? Et comme nous ne pouvons admettre que la liberté se crée à elle-même son obstacle – ce qui est absurde pour quiconque a compris ce qu’est une spontanéité -, il semble y avoir ici comme une préséance ontologique de l’en-soi sur le pour-soi. (…) Nous avons établi que le pour-soi était libre. Mais cela ne signifie pas qu’il soit son propre fondement. Si être libre signifiait être son propre fondement, il faudrait que la liberté décidât de son être-libre, c’est-à-dire non seulement qu’elle fût choix d’une fin, mais qu’elle fût choix d’elle-même comme liberté. Cela supposerait donc que la possibilité d’être libre et la possibilité de n’être pas libre existent également avant le libre choix de l’une d’elles, c’est-à-dire avant le libre choix de la liberté. (…) Si l’on définit la liberté comme l’échappement au donné, au fait, il y a un fait de l’échappement au fait. C’est la facticité de la liberté. (…) C’est qu’en effet le fait de ne pas pouvoir ne pas être libre est la facticité de la liberté, et le fait de ne pas pouvoir ne pas exister est sa contingence. Contingence et facticité ne font qu’un : il y a un être que la liberté a à être sous la forme du n’être-pas (c’est-à-dire de la néantisation). Exister comme le fait de la liberté ou avoir à être un être au milieu du monde, c’est une seule et même chose et cela signifie que la liberté est originellement rapport au donné.»
L’obstacle qui est ustensile est ce que Jankélévitch nomme « l’organe-obstacle ». L’évitement procède de cette dualité contradictoire, ancrée au cœur de la liberté humaine. La liberté n’est pas libre d’être libre. Elle est une puissance qui ne se choisit pas comme telle ou telle. La liberté porte sur l’objet du choix, pas sur le fait de choisir qui est la nécessité si l’on veut ou la limite de cette liberté. Etre libre signifie être libre de l’objet du choix. Choisir et être libre revient au même, bien que l’objet du choix puisse être imposé, il n’en demeure pas moins qu’il est librement choisi. Ainsi, l’on comprend pourquoi Descartes dit de la liberté d’indifférence qu’elle le plus bas degré de la liberté : ne pas choisir revient à être mort du point de vue de la liberté, à se transformer en objet. Ce qui peut être contestable, de notre point de vue, dans la position cartésienne est que seuls le bon et le vrai déterminent la volonté libre. N’est-il pas possible d’aimer de son plein gré le mauvais et le faux ? A quoi rétorquerait Platon que ce que nous choisissons est ce qui nous paraît bon (et vrai). Pourtant, son argumentation nous semble critiquable au plus haut point : si l’on ne peut désirer les choses mauvaises qu’en ignorant qu’elles le sont, comment expliquer que certains êtres, tels les personnages mis en scène par Pasolini, d’après Sade, dans Salo, choisissent le mal pour le mal ? Certes, il faut bien comprendre que le « méchant » de l’expression « Nul n’est méchant volontairement » à laquelle nous nous référons à mi-mots ne traduit pas le mot grec qui signifie « mauvais » mais celui qui signifie « misérable ». Il ne s’agit pas du pervers (celui qui est dépourvu de sens moral, de sentiments, toujours pris dans un sens pathologique) mais de l’homme perdu, du damné. En outre, le mal voulu est le mal voulu pour autrui pas pour soi, mais faire du mal à autrui, dans la perspective platonicienne, c’est se faire du mal à soi. Ceci est conditionné par deux présupposés : que l’homme ne puisse pas vouloir le mal pour le mal sans que cela lui fasse un bien quelconque et la croyance en une nature de l’homme, qui soit rationnelle et raisonnable, c’est-à-dire morale. Ces deux présupposés étant ce que nous considérons comme des expressions de l’ordre que le philosophe s’évertue à donner à l’homme et à l’univers. La raison a remplacé Dieu ou est l’un de ses avatars. Prétendre qu’un mal n’est pas conçu par le sujet comme un mal parce qu’il le conçoit comme moyen d’un bien est une manière de se voiler la face. Thomas d’Aquin a le même raisonnement : « L’objet de la volonté étant (…) le bien qui est saisi par l’intelligence, la volonté ne peut se porter au mal à moins que ce mal ne lui soit proposé d’une certaine manière comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu’il y ait erreur. » Les stoïciens ont exactement le même type de raisonnement : on ne peut choisir le mal pour lui-même, car cela heurte la nature raisonnable de l’homme, ils qualifient cette attitude comme un errement de l’homme. Il s’agit donc pour tous ces philosophes d’une erreur du sujet qui choisit le mal, parce qu’il le considère comme un bien. La distinction aristotélicienne quant à la nature de notre méconnaissance, volontaire ou non, est plus proche d’une conception lucide de la perversité en l’homme. L’ignorance peut être cause ou effet de notre choix du mal ; or, il appert que nous puissions, par notre comportement, engendrer l’ignorance dans notre esprit et donc être responsable de notre choix du mal. Si cette pensée a le mérite de nous rendre responsables du choix du mal, elle repousse le problème, sans jamais l’affronter de plein fouet : pourquoi choisir le mal doit-il être absolument le fait de l’ignorant ? Pourquoi le mal ne pourrait-il pas seoir à notre complexion ?
Sans la possibilité du bien ou du mal, la liberté deviendrait caduque. En effet, sans la possibilité d’un objet à choisir, la liberté devient inutile. Pourrait-il s’agir du choix entre plusieurs biens ? Non, car il existe toujours un bien meilleur que les autres, qui les rend mauvais au regard de la relative perfection du meilleur. Celui-ci est déterminé par la raison qui calcule en quelque sorte le rapport qui existe entre une question et sa réponse, le meilleur étant déterminé par l’efficience de cette réponse et l’économie de moyens qu’elle permet.
Le mal est le corrélat de la liberté, car il permet que nous soyons responsables, du bien dispensé et du mal commis. Si nous n’agissions que bien ou que mal, nos actes ne pourraient plus être qualifiés de l’un ou de l’autre, ils seraient neutres. Aristote, dans le passage précité, a l’extrême finesse de présenter les choses ainsi : « La maxime selon laquelle "Nul n’est volontairement pervers, ni malgré soi bienheureux" est semble-t-il, partiellement vraie et particulièrement fausse. Si personne, en effet, n’est bienheureux à contrecœur, par contre la perversité est bien volontaire. » Platon n’a jamais voulu dessaisir la bonté de la volonté du sujet et s’est bien gardé de faire de la bonté le produit de la connaissance, de la science. En effet, si nul n’est misérable volontairement, il n’y aucune espèce de raison pour que nul ne soit vertueux volontairement. Or, si la vertu n’est pas la conséquence de la volonté bonne, mais le fait d’un intérêt bien compris, elle devient intéressée et, partant, impure, donc non vertueuse. La vertu est inséparable de la notion de gratuité.
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