mercredi 1 février 2006
Suite de ceci. Autre perspective.
Je suis venu à la mort par la vieillesse. Détour commode. Apprivoisement progressif mais difficulté décroissante : pas besoin de s’excuser d’être bel et bien vivant devant un mort. La vieillesse, puis la mort, et ensuite l’oubli. C’était une suite logique. Si tant est que la logique entre en ligne de compte dans nos choix. Mais, enfin, l’homme n’est pas très raisonnable, n’est-ce pas ? Ai-je choisi la vieillesse ? La mort ? L’une plutôt que l’autre comme fonds de commerce ? Non, je me suis trouvé là, par hasard. Je n’ai jamais eu beaucoup de résistance face aux événements. Ça ne date pas d’hier. On a toujours dit que j’étais un indifférent. Je ne pose pas de questions ; je n’ai pas le temps. J’aimerais de temps en temps avoir moins de mémoire. C’est la raison pour laquelle j’ai une passion pour le sommeil.
Qu’est-ce que j’ai réellement voulu dans ma vie ? Que le hasard soit une forme de nécessité ou rien de plus que ce qu’il exprime, je suis la dernière main qui caresse les vieux et les morts. Je ne cherche pas à m’en excuser. J’aime mon travail et j’éprouve des états d’âme féroces pour mes clients. Le mot « patients » me gêne, car je suis payé et je ne supporte pas l’hypocrisie. Je sais que cela peut paraître emphatique de parler de sentiments, mais pourtant je suis un homme de cœur. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’agis par bonté, car ce serait présomptueux et sûrement faux, mais je marche à l’émotion, bien que je ne sache pas très bien ce que ça veut dire. Je me méfie toujours des gens qui se disent généreux. Je ne m’estime pas meilleur que les autres ; je suis peut-être simplement un peu moins solide que les autres devant le désespoir. Je suis une petite nature, une proie facile pour la culpabilité.
La mort ne me fait rien, lorsqu’elle est nécessaire, ou plutôt lorsque je suis trop fatigué pour m’imaginer qu’elle pourrait ne pas l’être. Est-il des circonstances où elle ne l’est pas ? La mort des autres l’est presque toujours –on ne peut se substituer aux décrets du destin des gens, qu’ils le suivent docilement ou qu’ils l’écrivent - mais la sienne propre ? Mis à part les accidents, volontaires ou involontaires, la mort peut-elle être évitée ? Apparemment non. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ne finisse pas. Un fou pourrait sûrement démontrer que ça ne veut rien dire et qu’il est peut-être possible de ne pas mourir. On est habitué à la mort, mais cela signifie-t-il pour autant qu’elle doive se produire ? Il nous manque peut-être un ingrédient pour l’abolir. Et si la mort n’était pas ce qu’on imagine ? Difficile de me faire avaler ça tout de même. Bizarrement, le seul truc non nécessaire dans cette histoire est le moment où elle se produit. Mais, là encore, il peut s’agir d’une illusion. Et puis quelle importance de mourir in utero ou dans son caca ? La vie, cet intervalle qui s’allonge entre deux catastrophes, est-elle si plaisante qu’on ne puisse court-circuiter cet intermédiaire ? Je ne sais pas, il me semble juste que je n’aimerais pas être vieux. Pourtant, j’aime les vieux. Je fais pour eux ce que j’aimerais qu’on fasse pour moi si j’étais à leur place. Je n’aimerais pas être dans leur peau. Pourtant, j’y suis condamné, à moins que je ne donne le change au moment venu. Mais comment savoir qu’on est vieux ? N’est-il pas déjà trop tard quand on se pose la question ?
Je suis venu à la mort par la vieillesse. Aux morts par les vieux. Je suis médecin généraliste. Mon emploi du temps est soigneusement partagé entre la maison de retraites et les gens de l’Extérieur. Je vis dans une ville de province, de taille moyenne, sans bruit mais non sans rumeurs, où les meurtres et les assassinats sont des exceptions. Je n’ai donc que peu d’occasions d’exercer mes talents de légiste. J’ai passé le diplôme il y a cinq ans, quand on a retrouvé une fille éventrée, puis trois mois plus tard un couple assassiné dans leur lit. C’est moins coûteux et plus rapide d’employer un médecin sur place plutôt que d’envoyer les corps dans la plus proche grande ville, qui a son propre médecin légiste, qui, lui, ne fait rien d’autre de la journée que fourrager dans les corps. On a dû penser que la mode était à l’assassinat et qu’il valait mieux avoir sous le coude un fouille-morts.
Je ne sais pas si les patients de la maison de retraite savent que j’emploie mes talents ailleurs. Seraient-ils jaloux de cette infidélité ? Choqués ? Il est possible qu’ils n’aimeraient pas que je les touche, sachant que je touche aussi des chairs froides, comme les femmes qui n’aiment pas que leur amant se partage entre deux corps. Comme si l’exclusivité de ce petit bout de chair ou de ce petit trou avait vraiment de l’importance. Je n’ai pas de femme. Je n’en ai jamais eu. Cela ne me serait pas venu à l’idée. A quoi pourrait-elle me servir ? Quand j’en caresse une, j’aime lui chuchoter ce que mes mains ont l’habitude de faire. En général, je leur coupe tous leurs effets.
J’aurais pu refuser d’être légiste. Nous sommes cinquante médecins en ville. On me l’a proposé et, sans réfléchir, j’ai accepté. Je n’ai pas pensé que c’était pire que de s’occuper des vieux. J’ai même eu le sentiment que ce serait une sorte de récréation, quelque chose de facile. La première fois que j’ai disséqué un corps, c’était dans les années soixante-dix, alors que je n’étais qu’un étudiant de première année. C’est la grande épreuve qui permet de faire le tri entre ceux qui ont le truc et ceux qui ne l’ont pas. En somme, on garde les plus résistants, ceux qui ont le moins de tripes, mais peut-être le plus de cœur. Pourtant, un cadavre est plus reposant pour l’âme qu’un grabataire. Si, vraiment, on voulait conserver les étudiants qui feront les médecins les plus solides, on devrait les obliger à passer une année entière dans une maison de retraite ou un service de gériatrie sans possibilité d’en sortir. Je crois que peu d’entre eux supporterait l’épreuve jusqu’au bout.
Et moi, pourquoi est-ce que je tiens debout ?
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