lundi 13 février 2006

Le sage est celui qui sait donner une mesure à son chagrin (métriopathie, c’est-à-dire l’équilibre des passions », qui équivaut à la « thérapeutique des passions » de Chrysippe). Le sage est celui qui donne la voix à la raison, à ce qu’il y a de meilleur en son âme, tandis que celui qui s’adonne au « chant de déploration » laisse le champ ouvert à ce qu’il y a en nous « d’irraisonné, de paresseux, d’enclin à la lâcheté ». Si l’on se réfère aux Lois, on voit l’homme tiraillé par des fils qui vont dans des directions opposées : il doit se laisser aller à l’une d’elle (la direction qui est donnée par la traction du fil d’or) et résister aux deux autres (induite par la traction des fils de fer). Or, dans le cas de celui qui est manié par son chagrin, il ne fait aucun effort pour résister à ces mauvaises tractions, c’est en ce sens que l’on peut dire de lui qu’il est paresseux. Le paresseux ne déploie pas d’efforts et est entraîné vers ce qui lui cause le moins de peine morale ou physique. La tragédie flatte et exacerbe ces derniers penchants ou ces parties de l’âme, ce « tempérament bigarré ». En effet, celui qui suit sa raison est toujours un, « il ne s’écarte jamais de lui-même », tandis que celui qui écoute ses passions fait enter la « dissension » dans ses actes et dans ses opinions, car ses passions l’entrent dans des sens différents, alors que la raison le conduit toujours sur une route droite, elle n’a qu’un sens. Le poète « réveille et il nourrit cet élément inférieur de notre âme et, en lui donnant de la force, il ruine l’élément capable de raisonner ; pareil à celui qui livre à des méchants l’Etat en leur y donnant le pouvoir, tandis qu’il fait périr les plus gens de bien ; de même, dirions-nous, le poète imitatif installe une mauvaise constitution dans la propre âme de chacun de nous, par sa complaisance envers ce que celle-ci à de déraisonnable et qui ne sait reconnaître, ni ce qui est plus grand, ni ce qui est plus petit, mais tient les mêmes choses tantôt pour grandes, tantôt pour petites : faisant des simulacres avec des simulacres et éloigné du vrai à une distance énorme ! – Hé oui ! absolument. – » Platon fait référence, dans ce passage, à un autre moment de la discussion, là où il a distingué les trois parties de l’âme (livre IV 436 sq.). Ici, il semble plus simplement opposer au λογισκόν aux deux éléments inférieurs (θυμοειδές - θυμος et έπιθυμητικόν - έπιθυμία ) réunis sous le seul terme générique d’αλόγιστον. L’âme est composée des mêmes parties que la cité et il existe les mêmes vertus dans l’une et dans l’autre : la justice gouverne dans l’Etat si chaque classe remplit sa fonction, de même l’ordre règne dans l’âme si les parties irrationnelles obéissent à la partie rationnelle. La partie rationnelle mesure et donne une juste taille aux choses et aux événements, tandis que la partie irrationnelle n’est pas capable de leur restituer leur dimension exacte. Par mesure, il faut entendre non seulement le sens premier, mathématique, la taille des choses (aspect rationnel, cognitif), mais aussi un sens plus moral (aspect raisonnable, comportemental), que les stoïciens vont reprendre : donner aux événements la mesure, l’importance, la valeur, qui leur convient (ex. le chagrin d’un père qui perd son enfant). Les deux principes en l’homme ne mesurent pas identiquement : l’un porte à la passion (à la démesure), l’autre au juste calcul (au raisonnable). La poésie en général, et la tragédie en particulier, influe sur le premier principe, et donc incite à la déraison (1). L’analogue de la raison dans l’âme est la loi dans la cité, ainsi l’analogue de la partie irrationnelle dans l’âme (qui soumet l’être au joug des passions) est le tyran dans la cité. Nous comprenons mieux alors pourquoi Platon dit des poètes tragiques en 568 a-b qu’ils sont « les panégyristes de la tyrannie ! ». Juger avec raison revient à peser les choses avec justesse, à étudier les événements de façon circonspecte. Seules les choses réellement sérieuses méritent notre attention et notre intérêt. Mais « (…) aucune des choses humaines ne mérite d’être prise avec grand sérieux (…) » (Lois, VII) « Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée par les Dieux : soit que la composition en ait été pour ceux-ci un objet d’amusement, ou qu’ils y aient mis un certain sérieux ; car c’est une chose en vérité dont nous ne connaissons rien ! » « Bien plus, quoique les affaires humaines ne méritent certes pas une attention très sérieuse, il est cependant nécessaire, à la vérité, d’y montrer du sérieux ; et voilà qui n’est pas un bonheur ! (…) Ma réponse est qu’on doit traiter sérieusement ce qui est sérieux, mais non point ce qui n’est pas sérieux ; que seule la Divinité est par nature digne d’un attachement dont le sérieux fasse notre bonheur ; que, de son côté, l’homme, ainsi justement que je l’ai dit à un moment antérieur de notre entretien, a été fabriqué comme objet d’amusement pour la Divinité, et il est de fait qu’être cela constitue réellement ce qu’il y a de meilleur en lui : que c’est donc en accord avec cette idée, c’est-à-dire en s’amusant aux amusements les plus beaux possible, que tout homme et toute femme doivent passer leur vie : de cette façon-là oui, mais non pas de la façon dont ils comprennent aujourd’hui leurs amusements ! (…) Chacun doit donc parcourir dans un état de paix la plus grande partie de son existence, aussi bien que la meilleure. (…) ils vivront toute leur vie selon ce que comporte leur nature : marionnettes le plus souvent, mais qui, en certaines petites choses, ont cependant part à la réalité ! » La tragédie se propose, de par son style et son sujet, de mettre en avant la grandeur de l’homme face à un sort qui s’acharne contre lui. Elle traite avec sérieux un sujet qu’elle estime sérieux. Par sérieux, il faut entendre dans la bouche de Platon ce qui a trait à la réalité la plus réelle (plus on s’éloigne des Idées, plus on s’éloigne de cette réalité ; la réalité sensible, dont nous faisons partie, n’est pas très sérieuse car elle n’est pas très réelle !). Platon se moque des hommes qui s’imaginent avoir une quelconque importance au regard de l’univers - de même nous nous moquerions des insectes, s’ils s’imaginaient en proie au tragique de l’existence, lorsqu’un des leurs se retrouve écrasé sous notre chaussure. Perspectivisme étonnant de la part du philosophe ? Pas tant que cela si l’on considère que seule l’âme de l’homme intéresse Platon, et si l’on fait attention à la marge d’indétermination que son discours dessine (peut-être y a-t-il malgré tout un certain sérieux dans notre existence, peut-être ne sommes-nous pas simplement les jouets des Dieux, sinon Platon ne se donnerait pas tant de mal pour guider les hommes vers le meilleur d’eux-mêmes…). La tragédie est risible, ridicule et dérisoire parce qu’elle met en scène des êtres qui n’ont aucun intérêt. En outre, la tragédie véhicule des mensonges au sujet des Dieux, elle est impie et pleine de « menteries » (381 d). Elle est donc doublement irrespectueuse à l’égard des Dieux. Malgré ces remarques, il ne faut pas s’imaginer que Platon n’accorde pas de valeur aux hommes qui essaient de se surpasser, toute son œuvre dit le contraire : l’homme peut (et doit) faire vivre la meilleure partie de son âme, « afin d’assurer en nous au fil d’or la victoire sur les autres. De la sorte serait donc sauvegardée la signification morale de cette histoire, qui nous représente comme des marionnettes ; en outre, ce que veut dire l’expression « être supérieur » ou « être inférieur à soi-même » deviendrait en quelque façon plus clair (…) » La tragédie ne nous rend pas supérieurs à nous-mêmes puisqu’elle tire sur les mauvais fils. Le « tempérament bigarré » qu’échauffe la tragédie est celui qui mêle les déterminations de l’έπιθυμία et du θυμος. La partie irrationnelle est double, tandis que la partie rationnelle est une.

(1) « Or, ce qui lui commande de se raidir, n’est-ce pas la raison et la loi, et ce qui le porte à s’affliger, n’est-ce pas la souffrance même ? » (Rép., Ed. G.-F., trad.Robert Baccou, Paris, 1992, p. 369)

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