jeudi 9 mars 2006

"Ce délire est semblable à la larme batavique, qui s'évanouit si vous cassez seulement sa pointe." (1)

L'amour fou peut être pris en deux sens : au sens strict comme l'évocation d'un amour anormal, à caractère pathologique, relevant de la psychiatrie ou de la psychologie et, d'autre part, dans le sens courant qu'on lui donne ordinairement, à savoir un amour d'un caractère assez exceptionnel, qui semble n'avoir pas de limites et atteindre une certaine perfection(2). Dans ce dernier sens, on dit que l'on aime à la folie, en effeuillant la marguerite. Nous voudrions ici jouer sur ces deux sens en étudiant la notion de délire. En effet, nous nous appuyons sur la pétition de principe selon laquelle la pathologie et ses excès peuvent servir de loupe à l'ordinaire et en permettre ainsi une meilleure compréhension. D'ailleurs, il ne nous paraît pas exclu qu'il y ait quelque anormalité, quelque part de folie - au sens psychiatrique - dans l'amour humain.

Lorsque Clérambault prononce ces mots qui servent d'exergue à ce propos miniature, il parle d'un postulat - "C'est l'Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul." - sur lequel se fondent toutes les déductions du malade atteint de délire érotomane, et qui aboutissent à la conviction qu'il est aimé. La pointe du délire d'érotomanie, comparé à une larme batavique(3), est le postulat. Ce postulat est une "idée-mère" qui donne lieu à toutes sortes d'interprétations de la part du délirant. Chaque acte commis par l'Objet, même les plus anodins, sont interprétées par le délirant comme des marques, des preuves d'amour à son égard. "Le délire érotomaniaque se développe en trois stades : stade d'espoir, stade de dépit, stade de rancune."(4) Lorsqu'on lit l'analyse de Clérambault, on se surprend, parfois, à penser qu'il aurait pu écrire la même chose s'il avait dit décrit l'amour non pathologique. Or, ce que nous apprend véritablement cette analyse, c'est la nature délirante de tout amour, plus ou moins sain. Cioran dit de l'amour, avec ironie, qu'il est "une intoxication métaphysique" ; on pourrait même se demander si l'amour n'est pas une atteinte à notre santé mentale. Délirer, c'est à proprement parler "sortir du sillon", s'égarer. "Délirer, c’est sortir du réel, sans savoir qu’on en est sorti, et sans pouvoir s’en rendre compte, puisque le réel est le délire. (…) L’idée n’est point délirante en soi, seul le sujet délire."(5) Le délirant transforme le réel en un autre réel, conforme à son délire. Un réel imaginé se substitue à un autre ; c'est pourquoi l'on ne peut dire du délirant qu'il perd pied dans le réel, il s'incruste dans son réel. Ses idées ne sont pas illogiques, délirantes, son propos même peut être fort bien raisonné et raisonnable, seulement, voilà, ses idées et ses raisonnements s'appliquent à un monde qui n'existe pas. "Une passion morbide, proche de la passion normale, anime le jaloux, le revendiquant, l’érotomane, à partir d’un thème bien défini qui polarise toute l’activité du malade et confère à sa conduite un style particulier et une qualité de moins en moins adaptée à la situation."(6) Dans la passion "normale" comme dans la passion maladive, il y a un point vers lequel converge toute la folie du délirant ou de l'amoureux, ou d'où part toute cette frénésie amoureuse. Si l'on détruit ce point, comme si l'on casse la pointe de la larme batavique, le délire, la folie cessent. Pour schématiser grossièrement, disons que la pointe du délire (du fou, au sens strict du terme) est une obsession et la pointe de la passion amoureuse est une émotion. Ceci explique d'ailleurs le fait que la perte d'émotion dans l'amour, ou l'incapacité de la convoquer, de la ressusciter, conduisent à la mort de cet amour, alors que sa recherche excite cet amour. Une émotion s'use peut-être plus vite qu'une obsession ; le problème de la grande majorité des amants est qu'ils ne sont peut-être pas assez atteints par la maladie d'amour, pas assez fous. L'émotion inspire et échappe, sans que l'on ne puisse rien faire. C'est en ce sens que l'amour est inspiration et produit des inspirés

(1)Gaëtan Gatian de Clérambault, L'érotomanie, éd. Synthélabo, Coll. "Les empêcheurs de penser en rond", Paris, 1993, p.74.

(2)Cf. le beau livre de Jacques de Bourbon-Busset, Laurence ou la sagesse de l'amour fou.

(3)Littré, article "larme" : "Larmes-de-verre, ou larmes bataviques, petites masses de verre en fusion qu'on a laissées tomber dans l'eau froide et qui, par suite d'un refroidissement inégal, dû à la mauvaise conductibilité du verre pour le calorique, deviennent telles que, si l'on vient à casser la queue, la tête se met en poussière ; c'est là le phénomène qui excitait l'admiration des physiciens au XVIIe siècle."

(4)L'érotomanie, éd. Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1993, p. 66.

(5)Encyclopédie Universalis, article "délire" par Gabriel Deshaies.

(6) Ibidem.

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