jeudi 6 avril 2006
Ancienne réflexion d'un petite fille. La mémé du troisième étage est probablement couchée. Son voisin de pallier, celui de gauche, rumine Kant ; il prépare l’agrégation de philosophie, un pauvre type qui a les moyens de ses ambitions. Je n’ai envie de rien. Celui de droite est avec sa fiancée, une de plus, et les sous-vêtements de la demoiselle pendent à la fenêtre – c’est un code entre nous, une sorte de plaisanterie aussi, afin que je sache qu’il est en bonne voie et que nos habituelles causeries sont remises à une autre heure. La voix de Brel fait vibrer les cloisons en feuille de papier à cigarette. Au loin, des enfants se disputent. Ils ne connaissent pas leur bonheur. Des odeurs de soupe de légumes, épaisse, et enrichie de vermicelles me chatouillent la mémoire. Si, en vérité, j’ai envie de quelque chose, quelque chose de simple, de banal. J’ai envie d’un foyer, d’être pendant ce week-end une petite fille choyée par des parents modèles. J’ai envie d’un arbre de Noël ventripotent et bariolé jusqu’à l’écoeurement. J’ai envie d’une bûche au grand-marnier, de marrons glacés et de cadeaux. J’ai envie d’être heureuse jusqu’à la nausée. J’ai envie de mourir. Rien ne la distrait de cette vilaine sensation qui gargouille dans son ventre. ELLE est là, qui la déguste goulûment. Une méchante bête, évadée de l’enfance, le pays d’où l’on ne revient pas, qui la dépossède de sa raison ; ELLE alourdit ses gestes, les drape dans du plomb. ELLE attend toujours le crépuscule pour la tourmenter. Oui, elle le sait : ELLE est là, dans le clair-obscur. Accoudée au creux de son estomac. ELLE s’éveille, se débat, s’infiltre dans le corps inerte, paralysé par son venin glacé, remonte le long de la gorge et l’étouffe délicatement, avec précision. L’ANGOISSE la tord à la manière dont parfois le plaisir la contraint, mais il n’y a pas dans cet état de brusque montée ou d’abrupte descente. L’Angoisse est un orgasme sans pallier, une gifle, un coup brusque et circonstancié. Brel s’éteint dans un cri, le sien. Il est six heures du soir. Le front appuyé contre la vitre, dans le silence qui est le lot de tous les exilés, elle surveille le spectacle de la ville qui disparaît. Des lumières s’allument ; des îlots de solitude desquels les êtres s’interpellent et se répondent par le va-et-vient des commutateurs. Elle a froid, Elle déroule le store de fer, comme elle enfilerait un gros pull côtelé, et se rencogne dans sa boîte de sardines. Elle entend cette vie intérieure qui grouille en elle, indépendamment d’elle-même, indifférente à cet inadmissible abandon. Le glouglou placide des boyaux, le mouvement lent de la vie à travers les veines et les artères qui charrient des litres de sang, ces à-coups des organes, des muscles et des nerfs m’abasourdissent. Je voudrais parler à un être humain. Je me sens indécente. Parfois, je sors faire des courses pour entendre la boulangère ou la caissière me parler, afin de me persuader que je suis encore vivante et pas seulement un demi-rêve pour moi-même. Cela m’apaise un instant, mais ce n’est pas suffisant. Sur son bureau s’amoncèlent des dizaines de livres, entamés, jamais achevés, à l’image de sa vie : un beau fruit mûr que l’on grignote sans faim. Le chat somnolant, la regarde d’un œil béat. Elle s’approche de lui, le caresse. Il joue l’indifférent, s’étire, se pelotonne, camoufle ses yeux alanguis derrière une patte agressive. Vaincue devant tant de désaffection, sa main retombe. Elle quitte la pièce, se dirige vers l’armoire à pharmacie, s’attarde dans la salle de bains, regagne le chambre, choisit un disque qui s’engouffre dans la chaîne, et finalement s’allonge sur la banquette. C’est un vendredi de décembre et demain commence le week-end, deux jours de diète sentimentale. Elle pense à la mort et cette idée la réconforte. Dimanche, c’est Noël. Elle repense à Sacha numéro un. Elle va se tuer, et de cette idée naît un sourire immobile, un sourire sans dents, un sourire sans appétit. Si les suppliques l’ont laissé indifférent, il ne sera pas insensible à la vue du corps froid, bleuté et dépenaillé. On a peur de la mort parce qu’on y pense. Mais, c’est comme tout, comme tout se qui se trame et se ligue contre nous, on ne sent rien quand ça arrive, les choses les plus importantes passent inaperçues et explosent, un beau matin ou un soir, sans que l’on sache pourquoi. La vieillesse est un grain que l’on porte en soi et qui accomplit son labeur clandestin de manière imperceptible et qui éclate au grand jour, déraisonnablement. Il a d’abord la vieillesse sereine des choses. La vieillesse évitable, la décrépitude due à l’usure qu’on leur inflige. Puis celle, sinistre, des lieux. La vieillesse causée par notre inattention, par notre défaut de savoir et de tendresse. La vieillesse de l’insouciance. Celle, plus triste encore, des bêtes. Une préfiguration de la nôtre. Vieillesse naturelle. Et enfin, celle, insoutenable, des hommes et des femmes. Cette vieillesse-là participe des trois premières à la fois. Ce matin, j’ai remarqué pour la première fois sur ma joue droite les débuts d’une fine toile d’araignée rouge, un lacis de vaisseaux minuscules qui se ramifie au coin de la bouche et qui remonte vers la tempe, une guipure rosée et patiente que le temps brode sur mon visage et mes cuisses. Ailleurs, sur mon corps et à l’intérieur, à l’abri de mes regards curieux, se préparent d’autres deuils, d’autres offenses, d’autres peines. A quoi bon mourir, sinon pour le cruel et exigu plaisir de blesser quelqu’un ?

Les roses du Pays d'Hiver

Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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