lundi 1 mai 2006
Nous aimerions mettre ici en parallèle plusieurs textes de Freud : l’Avenir d’une illusion, ainsi que Actes obsédants et exercices religieux, Un événement dans la vie religieuse et le chapitre 12 de La psychopathologie de la vie quotidienne [mon livre préféré de Sigmund].
L’illusion est analysée du point de vue d’une de ses manifestations les plus caractéristiques : la religion.
Freud compare les rituels religieux (qui sont une manière de superstition) et les rituels des obsessionnels et met en évidence les ressemblances troublantes qui existent entre eux : ces similitudes elles-mêmes confirment l’idée de Freud selon laquelle cette structure de conjuration est propre aux sujets sains (de même que le paranoïaque confirme, paradoxalement, l’existence chez les êtres « normaux » d’actes à interpréter et qui, cependant, ne se présentent pas immédiatement comme tels ; d’ailleurs Freud a toujours affirmé qu’il était impossible « d’établir scientifiquement une ligne de démarcation entre les états normaux et anormaux »[1], ces derniers renversant les rapports de l’extérieur vers l’intérieur, ou vice-versa ; la différence entre un état normal et un état pathologique est effectivement comparable, souvent, chez Freud, au négatif et au tirage d’une photographie). En effet, « En vertu de ces concordances et de ces analogies, on pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions, et à qualifier la névrose obsessionnelle de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle individuelle. »[2] C’est ainsi que l’homme conjure « les maux que la nature indomptée - il l’appelle le destin - lui inflige » [3] et essaie de se « réconcilier avec les souffrances de la vie » ; ces quelques mots sont très importants pour la suite de notre travail, car ils introduisent la conception que l’homme se fait de son existence ; ils évoquent « l’énigme[4] douloureuse de la mort »[5], la nature « sublime, cruelle[6], inexorable »[7] et l’antidote trouvé par les hommes aux prises avec ce mystère de l’existence humaine, la religion.
Le but de la culture est double : protéger les hommes les uns des autres et surtout de les cuirasser contre la nature. La protection est de l’ordre de la conjuration, donc d’une certaine forme de superstition, et en l’occurrence il s’agit de la religion. La méthode pour affronter le « destin » procède en deux temps, qui ne sont pas en réalité complètement distincts, mais semblent plus ou moins confondus dans un même mécanisme :
1) L’homme commence par « « humaniser » la nature »[8], c’est-à-dire qu’il la personnifie et devient le jouet, ou plutôt la victime consentante, de ses tentations anthropomorphiques. Cette personnification lui permet à la fois d’avoir la possibilité de comprendre les motivations de la nature, ses raisons, et en même temps il peut établir une relation avec elle, comme il le ferait avec un être semblable à lui. L’homme s’approprie alors le « surnaturel » ; il « contamine » la nature de son humanité ; Cette relation signifie en vérité son désir de l’ « influencer », de la « conjurer », de l’ «apaiser », de la « corrompre »[9]. La mort devient compréhensible car elle est assimilée à un « acte de violence due à une volonté maligne »[10] et non plus à ce qui est insupportable, un acte « spontané »[11]. Ce qui est spontané est ce qui surgit sans contrainte, sans avoir été provoqué, et dans ce contexte on peut dire que ce qui est spontané est ce qui est sans raison. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’absurde qui effraie l’homme que l’irrationnel : en personnifiant la nature (en la rendant rationnelle en somme), en dévisageant le destin, l’homme ne comprendra et n’acceptera peut-être pas davantage la cruauté de l’existence, l’inéluctable mort, mais il aura au moins (virtuellement) une possibilité de deviner les motivations de la nature, et s’il ne devine pas encore, la possibilité du sens n’est pas détruite. En revanche, s’il admettait qu’il a rien à comprendre, pas de motivations déterminantes des événements, et pas même d’événements (Cf. la distinction de Clément Rosset dans La logique du pire entre la pensée tragique et l’absurde schopenhaueurien), il aurait le sentiment de n’être plus maître, non pas tant des accidents extérieurs, mais surtout de lui-même. En effet, si le destin ou la nature (de même que chez Spinoza il s’agit de Dieu ou [sive] la nature) me sont impersonnels, cela revient à dire que je suis un étranger pour moi-même. En effet, mes catégories de pensée (humaines, forcément humaines) sont inefficaces à penser l’univers dans lequel je suis vissé. Pire : elles ne me permettent même pas de me penser moi-même, qui suis un atome de cette nature ou destin ! Je ne perdrais donc pas seulement possession de mon existence, de mon passé, présent et avenir, mais aussi de mon être propre.
Evidemment, les hommes n’évitent pas au sens propre du terme la mort, mais ils parviennent, sinon à l’expliquer, du moins à la rendre familière : « on ne peut aborder des forces et un destin impersonnels, ils nous demeurent à jamais étrangers »[12]. Paradoxalement, en devenant l’œuvre d’une puissance surnaturelle, elle devient véritablement naturelle à l’homme. Freud manifeste ici sa volonté de « traduire la métaphysique en métapsychologie »[13] ; « nous élaborons psychiquement notre peur, à laquelle jusque là nous ne savions trouver de sens »[14] : ici se trouve le nœud de toute notre réflexion future, car en démontant le mécanisme de nos élaborations métaphysiques, Freud met à jour la concordance, le parallélisme, qui existe entre la structure de notre psychisme et celle de la métaphysique ; « Ce remplacement d’une science naturelle par une psychologie »[15] est une psychomythologie par l’invention de laquelle l’homme projette hors de lui sa propre structure psychologique. Ceci est l’objet de l’étude de la deuxième étape qui permet au sujet de se rendre « maître » de la nature.
La psychomythologie interprète les représentations religieuses comme des mises en scène de désirs interdits à l’homme. Toutefois, il n’y a pas dans ce processus de correspondance entre la représentation inconsciente et l’idée projetée. Par conséquent, Freud interprète les constructions intellectuelles (ici les idées religieuses) comme des illusions, c’est-à-dire comme des croyances investies d’un désir irrépressible, comme des symptômes d’un état psychique, dont le prototype se situe dans l’enfance. A l’instar du rêve, cette personnification de la nature, qui va donner naissance à la religion, permet à l’homme de réaliser ses désirs : ici, en l’occurrence, le désir de ne pas mourir, de trouver un sens à l’existence. C’est par cette hodologie que nous en venons à la deuxième phase de l’apprivoisement du destin.
2) L’homme reproduit, répète[16], reproduit, projette hors de lui, un schéma infantile (celui de la détresse, Hilflosigkeit). La personnification de la nature est telle que celle-ci prend les traits du père : autorité, sévérité et en même temps protection et réconfort, eux-mêmes sous les traits des dieux, maîtres de le l’univers. L’homme accepte donc la cruauté de son destin parce que celui-ci a l’apparence de la volonté paternelle qui s’est opposée, dans son enfance, à la satisfaction de certains désirs. Dieu est la transposition surnaturelle du père, avec lequel le sujet entretient des rapports complexes de désir, d’obéissance et de culpabilité. La religion a sa place au sein de l’économie des pulsions du sujet. L’individu est écrasé à la fois par la puissance de la nature (Ανάγκη) et par ses rapports irréconciliables avec la société ; c’est un atome écrasé entre deux touts. L’individu est frustré de tous côtés. L’homme a alors besoin de construire un monde au-delà de la réalité extérieure dans lequel il pourrait satisfaire ses désirs (pulsion de conservation, recherche du plaisir…) et obtenir une compensation des sacrifices consentis à la Kultur. La figure paternelle est bienveillante et dispensatrice de récompenses et de châtiments, même si elle représente aussi l’autorité qui s’oppose à certains désirs (complexe d’Œdipe). Mais, par cette opposition, le père détient, aux yeux de l’enfant, dans ses mains la toute-puissance de son désir narcissique. Le réel a toujours raison (la mort), et l’homme, qui n’accepte jamais cette limitation sublime en quelque sorte cet échec de son désir en construisant un Dieu, double nostalgique du père (Vatersehnsucht). Dans l’enfance, l’individu s’est identifié au père, il s’identifie donc plus tard à la figure divine. Le meurtre primitif a mis en place l’identification des fils meurtriers à la loi du Père (Totem et tabou). L’ « enfant père de l’homme »[17] fonde la civilisation. La religion vient au secours de la civilisation, dans la mesure où elle participe au refoulement des pulsions primaires (meurtre, inceste, cannibalisme) ; elle est l’un des facteurs des renoncements auxquels doit consentir l’homme. La civilisation s’appuie donc sur un refoulement collectif, qui donne lieu à la culpabilité : la religion s’élabore sur la trame d’un meurtre, celui du père primitif. Dieu est la reconnaissance transposée du père. Chaque type de civilisation est engendrée par un type défini de religion.
« Les dieux gardent leur triple tâche à accomplir : exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu’elle se manifeste en particulier dans la mort, et nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun des civilisés imposent à l’homme. » [18] Par un déplacement, les dieux passent de la première tâche à la dernière, puisqu’en réalité la conjuration du destin est un échec (les hommes ne cessent de mourir), et leur seul effet est d’encourager les hommes à se maintenir dans l’état de privation de leurs instincts néfastes à l’évolution de la société et même à sa pérennité, et à espérer un « dédommagement » futur de leur privation (c’est ainsi que l’homme devient à la fois un être moral, et parce que moral, un être social). La protection divine doit s’exercer à la fois dans ce monde-ci, dans la société, et dans la nature ; or, l’échec plus que relatif de l’action divine dans la nature, ou l’incompréhension de son action, est compensée par les bienfaits de la civilisation, qui ne pérennise que « l’origine divine attribuée aux prescriptions de la civilisation »[19]. En outre, la civilisation est censée servir un « dessein supérieur »[20] qui nous échappe pour l’instant ; les mêmes lois gouvernent la société et l’univers : l’homme ne renonce jamais à ses désirs, et partant, la vie après la mort devrait être ou une récompense ou un châtiment de cette vie-ci.
[1] Abrégé de Psychanalyse, P.U.F., Paris, 1975, p. 69. [2] Actes obsédants et exercices religieux, pp. 93-94. [3] Avenir d’une illusion, p.23. [4] Un mot employé très fréquemment par Freud dans l’Avenir d’une illusion. [5] Avenir d’une illusion, p.22 [6] Mot également très employé dans le texte cité. [7] Ibidem, p.23, les adjectifs caractérisent ordinairement le destin. [8] Ibidem. [9] Ibidem, p. 24. [10] Ibidem, p. 23. [11] Ibidem. [12] Ibidem. [13] Psychopathologie, p. 277. [14] Avenir d’une illusion, p. 24. [15] Ibidem. [16] Notion clef dans notre étude. [17]Cf. Trois essais sur la théorie sexuelle. [18] Avenir d’une illusion, p. 25. (morale) [19] Ibidem, p. 26 [20] Ibidem.
[1] Abrégé de Psychanalyse, P.U.F., Paris, 1975, p. 69. [2] Actes obsédants et exercices religieux, pp. 93-94. [3] Avenir d’une illusion, p.23. [4] Un mot employé très fréquemment par Freud dans l’Avenir d’une illusion. [5] Avenir d’une illusion, p.22 [6] Mot également très employé dans le texte cité. [7] Ibidem, p.23, les adjectifs caractérisent ordinairement le destin. [8] Ibidem. [9] Ibidem, p. 24. [10] Ibidem, p. 23. [11] Ibidem. [12] Ibidem. [13] Psychopathologie, p. 277. [14] Avenir d’une illusion, p. 24. [15] Ibidem. [16] Notion clef dans notre étude. [17]Cf. Trois essais sur la théorie sexuelle. [18] Avenir d’une illusion, p. 25. (morale) [19] Ibidem, p. 26 [20] Ibidem.
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